COMMENTAIRE

sur

LES  ACTES  DES  APÔTRES

par

Édouard  BARDE

Professeur à l'École de théologie de la Société Évangélique

à Genève

1898

Soleil d'Orient
-- 2006 --





  


Table des matières

  




ACCÈS PAR VERSETS

chapitre versets
  1 1 4 6 7 8 9 10 12 13 14 15 16 17 19 20 21 23 24 25 26
  2 1 2 3 4 5 6 8 9 10 12 13 14 15 16 18 19 20 21 22 24 25 26 28 29 32 33 34 36 37 38 40 41 42 43 44 45 46 47
  3 1 2 3 4 5 7 9 12 14 16 17 18 22 23 25
  4 1 2 3 5 7 8 10 11 13 15 16 18 21 23 24 25 29 31 32 33 34 36
  5 1 3 4 5 7 10 12 14 15 17 18 19 21 24 26 27 30 31 32 33 34 36 37 38 39 40 41
  6 1 2 3 4 5 7 8 9 10 11 13
  7 1 2 4 7 8 9 15 16 17 18 20 23 24 29 30 31 34 36 39 40 42 44 46 47 51 53 54 57 60
  8 1 2 3 4 5 6 8 9 12 14 15 18 22 24 25 26 27 29 31 32 34 38 40
  9 4 5 6 7 10 11 12 13 15 17 18 20 21 23 25 26 27 28 31 32 35 36 37 40 43
  10 1 2 3 5 6 9 12 14 17 21 23 25 30 34 36 40 42 43 44 45 47
  11 1 4 14 18 19 21 24 26 27 29 30
  12 1 2 3 5 6 12 13 16 18 20 24
  13 1 2 3 4 6 9 10 11 13 14 15 16 19 21 23 26 27 30 34 36 38 40 42 44 50
  14 1 2 6 8 10 11 12 15 19 21 24 28
  15 1 2 3 4 5 6 7 8 10 12 13 16 18 19 21 22 30 34 35 36 38 39 40
  16 1 3 6 7 8 9 11 13 14 16 18 19 22 23 25 26 27 29 31 34 35 36 38
  17 1 4 5 8 10 11 13 16 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 31 32 34
  18 1 2 3 4 6 7 9 10 12 13 14 16 17 18 19 21 23 24 26 27 28
  19 1 2 3 5 6 7 8 9 10 11 13 14 16 17 20 22 23 26 28 31 33 34 35 36 38 39
  20 1 2 4 9 11 13 17 18 22 24 25 26 28 29 32 33 36
  21 1 3 7 9 10 16 17 18 19 22 23 26 29 32 35 39
  22 1 6 13 17 19 21 22 30
  23 3 4 6 7 10 12 13 14 15 16 20 23 25 26 31
  24 1 2 5 9 11 12 14 15 17 19 20 23 24 27
  25 1 4 7 9 13 14 15 22 23
  26 1 2 4 6 8 10 12 13 15 18 19 23 24 28 29 30
  27 1 2 3 6 7 9 11 13 14 15 17 18 20 23 27 28 30 32 33 34 35 38 39 40 41 42 43
  28 1 2 4 7 8 11 12 14 16 17 18 21 23 24 26 29 30 31










A  la  mémoire  

de  mon  père  et  de  ma  mère.
© © ©

Leur exemple et leurs leçons
m'ont inspiré dès l'enfance l'amour de la Parole de Dieu.




Avant-Propos






Le Commentaire que je publie aujourd'hui est le produit de plusieurs années de travail. Il développe un cours fait à quatre reprises aux étudiants de l'Ecole libre de théologie, à Genève, et il a bien fallu toutes leurs amicales insistances pour me décider à affronter la publicité. Plus je relisais ces pages, m'efforçant de les corriger et de les compléter, plus j'en sentais les lacunes et les imperfections.

D'autre part, la théologie de langue française manquait -- et manque encore à ma connaissance -- d'un commentaire spécial et complet sur le livre des Actes1. Celui que j'essaie de lui offrir aujourd'hui ouvrira la voie, je l'espère, à nombre d'ouvrages beaucoup meilleurs. L'exégèse des évangiles et celle des épîtres de Paul ont dominé longtemps, au point de tout absorber, ou peu s'en faut. C'était naturel et nous ne le regrettons pas. Elles nous ont valu des livres admirables, au premier rang desquels je place, avec reconnaissance, ceux de M. Frédéric Godet. Et ce sont précisément ses commentaires qui ont contribué, pour une large part, à retenir ma plume. Quand je comparais les ouvrages du vénéré professeur de Neuchâtel à celui que j'élaborais, je sentais le mien trop indigne de voir le jour. L'érudition, la pénétration, l'autorité, il me semblait que tout cela me manquait.

Je me hasarde pourtant. Si je puis apporter une pierre utile, si petite soit-elle, à l'édifice de la théologie exégétique, je serai largement payé de mes peines. Commencé, achevé sous le regard de Dieu, ce volume contribuera peut-être à faire aimer sa Parole et à porter l'attention sur des pages dont l'époque actuelle a, je crois, le plus grand besoin. Ce résultat, déjà, serait un encouragement.






Les discussions relatives à l'authenticité des « Actes » et au texte qui nous en a été conservé seront renvoyées à la fin de cette étude. Il m'a paru préférable de savoir en tout premier lieu ce que le livre nous dit, d'examiner le document avec toute l'impartialité possible. Nous avons eu trop d'exemples de critiques portant en quelque sorte à froid sur des écrits mal connus ou lus avec prévention. Une marche inverse ne se recommande-t-elle pas d'elle-même ? Voici des récits antiques, dont l'Eglise a fait depuis des siècles sa nourriture. Que disent-ils, littéralement et scrupuleusement sondés avec les ressources de la grammaire et de la philologie ? C'est, me semble-t-il, le premier point à examiner. Ne commençons pas par discuter sur le nom ni sur la personne de l'auteur. Ecoutons-le plutôt, et nous tâcherons de le connaître par son œuvre.






Le lecteur me fera grâce, peut-être, d'une énumération préalable des sources consultées. Elles paraîtront plus d'une fois dans les pages du Commentaire. Je ne fais ici une exception que pour la belle et riche dissertation de Baumgarten : Die Apostelgeschichte, oder der Entwickelungsgang der Kirche von Jerusalem bis Rom ; ein historischer Versuch (2è édit., 1859). Ces deux volumes sont une réponse remarquable à Ed. Zeller, qui donnait, en 1854, les résultats avancés de l'école de Tubingue au sujet du livre des Actes : Die Apostelgeschichte nach ihrem Inhalt und Ursprung kritisch untersucht. (Stuttgart, 1854.)

Je ne me suis pas astreint -- le lecteur s'en apercevra tout de suite -- à donner toujours les variantes empruntées aux différents manuscrits2. Quand elles n'influaient pas notablement sur le sens, je les ai laissées de côté. J'ai, en outre, relégué le plus possible dans des notes soit ces discussions de textes, soit des questions de grammaire et de dictionnaire. La lecture du Commentaire me semblait devoir y gagner en facilité et en intérêt.

Lorsqu'une traduction s'imposait pour un passage obscur ou contesté, lorsqu'il fallait choisir entre un certain nombre de versions, j'ai indiqué la mienne en italiques et en la faisant, autant que possible, littérale. A plus d'une reprise j'ai dû m'interdire d'en citer beaucoup d'autres ; le présent volume en fût devenu trop lourd à tous les points de vue.






Enfin, je ne songe point à m'en cacher : si je me suis efforcé de faire œuvre d'exégète, je n'ai pas voulu perdre de vue les exigences pratiques de la tâche pastorale. Le livre des Actes les connaît avec une telle précision, y répond avec une si admirable sagesse, qu'il m'eût paru infidèle de les laisser de côté. Livre du Saint-Esprit et livre de la mission, il est par là même le livre type de l'histoire de l'Eglise. Le missionnaire et le pasteur ne sauraient manquer d'y revenir fréquemment et d'y puiser les plus utiles directions.






De nombreuses divisions des « Actes » ont été proposées. Une des plus logiques, une des plus simples aussi est à mon avis celle de Baumgarten. Ce savant voit dans notre écrit, après une introduction qui raconte en deux chapitres la préparation et la fondation de l'Eglise à Jérusalem, trois parties principales, savoir :

  1. Développement de l'Eglise de Jérusalem, chapitres 3 à 7
  2. Passage de l'Eglise d'Israël aux Gentils, par l'intermédiaire de la Samarie et d'Antioche, chapitre 8 à 15.33.
  3. L'Église au milieu des païens, 15.34 à la fin.
On l'observera sans peine : cette division n'est pas autre chose que l'exécution du programme laissé par Jésus aux apôtres : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, et dans la Judée, et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » (Actes 1.8.)

F. Grau propose une division intéressante, même séduisante, qui semble comme suggérée par trois refrains dans le texte, savoir 6.7 ; 12.24 ; 19.20. Par là sont bien marquées les quatre grandes stations du voyage évangélique : Jérusalem, Antioche, Ephèse, Rome. Mais si 19.20 indique certainement une étape importante dans le voyage, je ne suis pourtant pas assuré qu'une partie nouvelle commence ici. C'est bien toujours : l'Eglise au milieu des Gentils, c'est-à-dire notre troisième partie. (Entwickelnngsgeschichte des N. Test. Schriftthums, I, p. 303.)


1
Je n'oublie point le précieux volume de M. Bonnet dans son Nouveau Testament.
2
Je me borne habituellement aux suivants :

  • א Codex Sinaïticus, quatrième siècle ;
  • A. Codex alexandrinus, cinquième siècle ;
  • B. Codex vaticanus, quatrième ou cinquième siècle ;
  • C. Codex d'Ephrem, cinquième siècle ;
  • D. Codex Bezæ, ou cantabrigiensis, sixième siècle ;
  • E. Codex Laudianus, sixième siècle.
Parmi les versions : la Peschitto, la Philoxénienne, la Vetus Itala, la Vulgate.
Je désigne par Recepta le texte reçu.

Le  Titre

Dans quelques documents -- qui peuvent passer pour les plus anciens -- notre livre a ce simple titre : πράξεις, Actes. Des manuscrits notablement plus tardifs l'intitulent : πράξεις τῶν ἁγιῶν ἀποστόλων . Mais l'appellation la plus générale, celle qu'adoptent les éditions modernes du Nouveau Testament, est plus courte. Elle se borne aux termes πράξεις τῶν ἀποστόλων . Et, il faut bien l'observer, elle n'est pas rigoureusement exacte. Ce qui nous est raconté, dans les vingt-huit chapitres de notre livre, ce n'est pas directement l'histoire des apôtres, c'est bien plutôt celle de leur Maître, prolongée, continuée depuis le moment où il a quitté la terre. L'auteur nous renvoie à un premier écrit composé par lui et dans lequel, dit-il, « il a fait mention de toutes les choses que Jésus a commencé de faire et d'enseigner (ἤρξσατο ποιεῖν τε καὶ διδάσκειν) jusqu'au jour de son enlèvement. » Un commencement, lorsqu'il s'agit du Christ, suppose une suite ; et c'est cette continuation que l'écrivain entreprend de nous raconter1. Les paroles, les actes conservés par lui, il les considère comme actes et paroles de Jésus, accomplis et prononcés par Celui que Jean a nommé παράκλητον πρὸς τὸν πατέρα . (1 Jean 2.1.) Les vieux chroniqueurs intitulaient leurs récits des exploits des Francs : Gesta Dei per Francos (les actes de Dieu par l'intermédiaire des Francs). Le vrai titre du livre des Actes ne serait-il pas : Gesta Christi per apostolos (les actes du Christ par le moyen des apôtres) ? La suite de notre étude devra, croyons-nous, répondre affirmativement


1
J'ai été heureux de retrouver cette pensée dans la préface de M. le professeur Porret (p. xiii) au beau livre du Dr Pierson, Les nouveaux Actes des apôtres.

INTRODUCTION


Préparation  et  fondation
 
de  l'Église  Chrétienne  à
 
Jérusalem
 

1. L'ASCENSION

§ 1.
Préface générale du livre : 1.1 à 1.3
§ 2.
Ascension : 1.4 à 1.11
§ 3.
Élection d'un apôtre : 1.12 à 1.26

§ 1. Préface générale du livre

1.1   Tout lecteur attentif l'aura sans doute observé ; l'auteur débute par une construction qui ne s'achève pas. Son second mot est un μὲν solitarium, c'est-à-dire sans correspondant : ni δέ ni autre particule. En outre, le πρῶτος qui caractérise le λόγος n'est point suivi d'un δεύτερος, comme il était pourtant naturel de l'attendre. L'écrivain nous renvoie à un ouvrage précédent sorti de sa plume ; il rappelle en deux mots le contenu de ce traité ; mais il n'annonce pas celui qu'il commence maintenant ; il ne dit pas quelles matières il se propose d'aborder. Il y a plus, semble-t-il. En mentionnant son premier ouvrage comme un πρῶτος et non comme un πρότερος 1 (premier en parlant de deux), à peine a-t-il l'air d'envisager comme un second celui dont il veut maintenant faire cadeau à Théophile, son ami. Pour lui, c'est bien plutôt la continuation du premier. Ainsi se confirme la remarque notée plus haut à propos du titre. L'auteur a raconté d'abord ce que Jésus a commencé à faire. Il va raconter maintenant comment Jésus a continué d'agir. Ce n'est point une histoire absolument nouvelle, c'est une suite2. Et s'il choisit le terme de λόγος au lieu de βίβλιον, peut-être est-ce une allusion à la nature essentiellement orale de la tradition dont il se faisait l'écho.

Nous ne traduirons donc pas avec nos anciennes versions, conservées par Oltramare et Segond : « J'ai fait mon premier écrit, ô Théophile ! au sujet de tout ce que Jésus a fait et enseigné dès le commencement, » ce qui introduirait dans le texte une idée étrangère et assez vague, mais bien avec Rilliet : Au sujet de tout ce que Jésus, avait commencé de faire et d'enseigner. Sur quoi il est à peine besoin de noter que le πάντων ne peut pas être pris dans le sens absolu. L'auteur sait bien que les œuvres du Christ ont dépassé de beaucoup le cadre du troisième évangile. (Comp. Jean 20.30 ; 21.25) Il s'est limité tout d'abord à ce qu'il savait, puis même à ce qu'il lui convenait de raconter. Et la conclusion de son premier livre indiquait, non point la clôture de l'activité du Christ, mais seulement le terme auquel l'avait laissée le premier λόγος de l'auteur : Jusqu'au jour, où il fut enlevé, après avoir donné des instructions par le Saint-Esprit aux apôtres qu'il s'était choisis. Ces instructions, ces commandements ne sont pas spécifiés. On peut les trouver, pensons-nous, dans ceux qui terminent deux de nos évangiles synoptiques et qui ont trait à la fois au baptême et à l'évangélisation du monde. (Matthieu 28.19-20 ; Luc 24.48-49.) Or ils ont été prononcés au moment même où Jésus allait quitter la terre, et ce fait est rappelé par le verbe ἀνελήφθη, littéralement : « il fut ravi. » L'Eglise grecque a tiré de ce terme celui ἀνάληψις par lequel elle désigne quelquefois l'Ascension.

Ce dernier événement, présupposition indispensable du livre des Actes, n'avait pas été raconté, mais seulement mentionné dans le troisième évangile. On peut donc s'attendre à ce que l'auteur en présente maintenant une narration. Il va le faire, en effet. Auparavant, néanmoins, il intercalera une donnée importante relative au temps écoulé entre la Résurrection et l'Ascension. Ce fut le temps des derniers adieux et des dernières recommandations aux apôtres, auxquels, continue notre texte, après avoir souffert, il (Jésus) se présenta vivant en plusieurs preuves (se manifestant par plusieurs τεκμηρία, terme ἅπαξ, mais connu dans Platon et dans Aristote), se faisant voir à eux l'espace de quarante jours, et leur disant ce qui concerne le royaume de Dieu.

Quarante jours donc ; telle fut la durée de cette période. Acceptons ce chiffre purement et simplement, sans y chercher une valeur symbolique. A peine y aurait-il lieu de le rapprocher des quarante jours passés par Moïse sur le mont Sinaï : alors, préparation de l'alliance légale ; maintenant, conclusion de l'alliance de grâce ; le nombre des jours n'est pas l'essentiel. Ce qui nous intéresserait davantage, ce serait de connaître l'emploi détaillé de ce temps par notre Seigneur. Nous en savons très peu de chose par les évangiles. Notre verset n'ajoute guère de renseignements. Il dit bien plusieurs preuves ; il n'en indique pas une seule, et l'expression choisie confirme le caractère intermittent des apparitions du Ressuscité, tel qu'il ressort de Jean et des synoptiques. Où vivait-il, que faisait-il dans les intervalles ? L'auteur ne nous en dit rien ; peut-être l'ignorait-il. C'était le temps où Jésus passait peu à peu de son activité terrestre à son œuvre céleste. Au commerce journalier avec les disciples a succédé une autre relation, consistant en manifestations de plus en plus espacées. Un trait est précisé, cependant. Durant ce temps, à chacune sans doute de ses apparitions, le Sauveur entretenait les disciples des choses relatives au royaume de Dieu. Une de ces conversations -- la seule -- nous est rapportée dans le 21e chapitre de Jean. Alors Jésus a présenté à Pierre le royaume de Dieu sous l'image d'un troupeau, dont il faut paître l'ensemble aussi bien que chaque brebis en particulier. Il a ensuite donné à entendre que la souffrance pour son nom était une des conditions de la conduite de ce troupeau. Et il a fait dépendre de l'attachement à sa personne tous les devoirs des conducteurs spirituels : « Toi, suis-moi ! »

Ne quittons pas cette préface, si courte et si riche, sans relever deux indications relatives à l'auteur du livre. Il ne se nomme point, trait commun avec l'auteur du troisième évangile. Puis il se donne à connaître comme ayant composé un premier traité, adressé à un nommé Théophile, et dans lequel il rendait compte du ministère de Jésus-Christ. Forte présomption, convenons-en, en faveur de la tradition qui attribue à Luc la composition du livre des Actes. La même tradition fait de Théophile un riche habitant d'Antioche dont Luc aurait été l'esclave, puis l'affranchi et même l'ami. L'épithète κράτιστε, dont l'écrivain se sert en lui parlant (Luc 1.3), peut marquer une certaine dignité reconnue par un inférieur (comme Actes 23.26) ; elle peut aussi renfermer une note de reconnaissance et d'affection.

On retrouve facilement, en tout cas, dans notre préface, les traits propres à celle du troisième évangile : recherche de la précision dans la concision, besoin de bien délimiter le sujet, regard fixé sur les faits beaucoup plus que sur les théories.

§ 2. Ascension

1.4   Revenant sur les données brèves et incomplètes des synoptiques au sujet du retour de Jésus-Christ dans le ciel, notre auteur commence par rappeler la dernière réunion terrestre du Maître et des apôtres. Le verset 12 la place hors de Jérusalem, sur le mont des Oliviers ; Luc 24.50 désignait plus précisément Béthanie. En fait, il n'y a pas contradiction entre ces deux données, et il faut une idée préconçue d'incompatibilité pour soutenir avec Zeller que, d'après l'auteur du troisième évangile, l'Ascension eut lieu immédiatement après la Résurrection. D'où la conclusion forcée que le livre des Actes ne saurait provenir de la même plume, car il met quarante jours entre les deux événements. Le texte de Luc 24.50 n'indique aucune date et, par conséquent, n'oblige point à placer l'un immédiatement après l'autre.

La formation de cette petite réunion de Jésus avec les onze est désignée par le participe συναλιζόμενος . On pourrait le prendre au moyen, en sous-entendant un ἁυτούς  : « Jésus les ayant assemblés pour lui. » Il paraît plus simple, cependant, d'entendre le participe au passif, auquel cas le pronom αὐτοίς dépendrait à la fois de ce terme et de παρήγγειλεν . Jésus ayant été réuni à eux (par la volonté du Père, par la vertu de l'Esprit) leur donna l'ordre...

Nous sommes donc arrivés au terme des quarante jours et à la dernière des apparitions du Ressuscité, mentionnée par Paul, 1 Corinthiens 15.7. Deux ordres sont donnés aux apôtres. En premier lieu : ne pas s'éloigner de Jérusalem, au moins pas pour le moment. Leur impatience devait être grande de quitter une ville témoin, tout ensemble, des souffrances de leur Sauveur et de leur propre lâcheté. Ils ne doivent pas céder à ce mouvement. Ils ont besoin de recevoir le Saint-Esprit, et Dieu veut le leur donner dans la ville sainte. Là même où la rédemption a été scellée par le sang de la croix, elle sera couronnée par l'envoi de l'Esprit aux premiers croyants.

Le second ordre est tout simplement celui-ci : attendre3 ! Par un brusque passage au discours direct, nous avons ici les propres paroles de Jésus : Attendre la promesse du Père que vous avez entendue de moi. La promesse équivaut donc ici à l'accomplissement de la promesse. Ainsi, pas encore de ministère proprement dit ; pas de prédication, une attente seulement. Et ce n'était pas ce qu'il y avait de plus facile. Mais c'était bien ce qu'il y avait de plus salutaire. Se recueillir en priant valait mieux que disperser ses forces, avant de les avoir reçues tout à nouveau de l'Esprit-Saint.

La promesse à attendre est représentée comme faite par le Père et prononcée par Jésus. La prophétie de l'ancienne alliance, celle entre autres de Joël et de Zacharie, annonçait à Israël le don du Saint-Esprit pour la purification des péchés. Le baptême de Jean en avait été le symbole. Mais la prédiction n'avait pris toute sa puissance et toute sa clarté que dans les derniers entretiens de la chambre haute, auxquels le Christ semble maintenant renvoyer ses apôtres. (Jean 14 à 16) Là surtout, il la leur avait présentée comme la promesse par excellence de son Père à ses disciples. -- Le précurseur, en frayant la voie au Messie, en avait introduit en quelque sorte l'accomplissement. Et Jésus, maintenant, lui fait l'honneur de le rappeler. Jean avait baptisé d'eau avant que l'administration du baptême pût être confiée aux apôtres. Car ceux-ci, pour s'acquitter de ce mandat, avaient besoin d'abord d'être eux-mêmes baptisés « dans » le Saint-Esprit, plongés en lui en quelque sorte pour être régénérés par lui. Encore quelques jours seulement, et cette grâce leur sera conférée, parce que la nature humaine, sanctifiée par la foi au Fils de Dieu, sera devenue « capax Spiritus sancti... » Jean, il est vrai, a baptisé d'eau, mais vous, c'est dans l'Esprit-Saint que vous serez baptisés, non pas après ces jours-ci nombreux, c'est-à-dire : après ces jours peu nombreux (il n'y en eut que dix) qui vont s'écouler jusqu'à l'événement lui-même.

1.6   Les apôtres ont obéi ; ils se sont assemblés sur la montagne ; ils sont heureux, sans doute, de pouvoir attendre le Saint-Esprit. Mais une préoccupation les hante encore. Ils voudraient savoir, ils demandent quand le royaume d'Israël sera rétabli et, sans doute, ils supposent ce rétablissement coïncidant avec l'envoi du Saint-Esprit. C'est là, pensent-ils, l'enseignement de la prophétie. De plus, ils l'ont maintenant compris : ce rétablissement du royaume pour Israël (βασιλείαν τῷ Ἰσραήλ) Jésus seul peut le réaliser. De là leur question à la seconde personne : Rétabliras-tu ? Nous savons, nous, quels longs développements devaient amener à ce résultat, objet des plus ardents désirs d'un Juif pieux. Les apôtres ne savaient pas, et leur interrogation est absolument naturelle. Pour peu qu'ils eussent quelque connaissance des livres plus moins apocalyptiques goûtés par plusieurs de leurs compatriotes, -- le livre d'Enoch, le livre des Jubilés, les Psaumes de Salomon, -- leur patriotisme devait les pousser à entrevoir comme prochain un rétablissement du trône ruiné de David.

1.7   La réponse de Jésus ne les accuse pas de manquer, comme les disciples d'Emmaüs, d'intelligence et de foi (Luc 24.25). Mais elle les remet à leur place et les renvoie à cette patience dont il leur a déjà donné l'ordre. Ils voudraient pénétrer aujourd'hui des secrets dont Dieu n'a pas encore ôté le voile. C'est trop tôt. Certes, il y aura un rétablissement d'Israël ; le Seigneur ne le nie point. Il ne traite point d'erronées les pensées et les espérances des apôtres. Mais il veut les ramener à deux objets plus importants, d'une part à une absolue soumission aux décisions du Père, de l'autre à l'attente du Saint-Esprit. Non, ce n'est pas à eux de connaître les χρόνους, c'est-à-dire les cours du temps à travers l'histoire, ni les καίρους, les espaces limités et déterminés qui se succèdent dans cette marche ininterrompue4. Ces temps, ces moments, Dieu les a déposés et laissés dans le domaine de son pouvoir propre. Vouloir nous les approprier, ce serait faire acte d'usurpation. Les expériences modernes ont prouvé haut la sagesse de cet avertissement. Même un saint Paul paraît s'être momentanément trompé dans ses premiers calculs sur le retour du Christ. Ceux du pieux Bengel, du vénéré Gaussen, de Baxter, le rêveur chrétien, n'ont pas mieux réussi à fixer la date du « rétablissement. » On peut appliquer ici la parole du poète :

Mais tu ne prendras pas demain à l'Eternel !
1.8   En opposition, donc, à un pouvoir que Dieu s'est réservé à lui seul, il y a une puissance, une force à laquelle les apôtres peuvent et doivent prétendre. C'est celle du Saint-Esprit. Il va venir sur eux. Alors, mais pas avant, ils seront en mesure de répondre à leur vocation. Alors ils seront les témoins du Christ, et cela successivement dans trois cercles concentriques. D'abord Jérusalem et la Judée. Puis la Samarie, servant de transition entre la terre de la promesse et le pays des Gentils. Enfin la terre entière, jusqu'à ses plus lointaines limites. Nous l'avons dit plus haut : c'est là, en trois traits, le programme du livre des Actes.

1.9   Cet ordre est la dernière parole à nous connue de Jésus avant son départ de la terre. Et, déjà pendant qu'il la prononce, un mouvement étrange se produit : son corps cesse de reposer sur le sol. Il est enlevé. Non pas brusquement ; graduellement plutôt et lentement. Il n'y a ni chariot de feu ni tourbillon, comme à l'enlèvement d'Elie. Mais une nuée, soudain, soustrait le Seigneur (ὑπό λάμβανειν) aux regards des apôtres. Ce départ est même comparé à une marche à travers les airs : deux fois le participe πορευόμενος est employé pour le décrire (versets 10, 11). Ne dirait-on pas un passage invisible établi entre la terre et le ciel, et les rapprochant l'une de l'autre ? (1.10  ) Les spectateurs, néanmoins, ne sont pas admis à contempler l'entrée du Maître dans le ciel. A un moment donné, la nuée s'est glissée entre eux et lui ; ils ont continué à regarder, ils ont fixé leurs regards (ἀτενίζοντες ἦσαν) sur les cieux ; mais ils n'ont plus vu Jésus.

Se rappellent-ils à ce moment la prophétie prononcée par lui au jour de leur première rencontre : « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme ? » (Jean 1.52.) Il se pourrait ; nous ne savons rien de leurs sentiments à cette heure.... Ils regardaient, et voici5 deux hommes se présentèrent à eux en vêtements blancs et leur dirent... Ces vêtements blancs, symboles de sainteté et de vérité, caractérisaient déjà, au matin de Pâques, les anges venus près du tombeau. Ceux de l'Ascension ont aussi un message d'avertissement et de consolation. Ils ne blâment pas directement les apôtres : ils les questionnent et, sans doute, la seule réponse à faire à cette question c'est de renoncer à une contemplation devenue inutile. A regarder plus longtemps, que découvriraient-ils ? Le ciel, toujours le ciel, mais pas plus ; qu'y gagneraient-ils ? Toutefois, qu'ils ne s'abandonnent point à la tristesse. Le Christ n'est point perdu ; il vit ! Les yeux de la foi peuvent le contempler ; d'ailleurs, il reviendra. Le pouvoir politique appartiendra longtemps encore aux Romains. D'autres puissances se le partageront après eux. Il n'importe. Le royaume spirituel est fondé ; rien ne l'empêchera de grandir jusqu'au jugement final. Voilà la réponse indirecte à la question de tout à l'heure : « Sera-ce en ce temps que tu rétabliras ?... »

Il y a plus ; les anges font connaître aux onze de quelle le Seigneur reviendra : Ainsi viendra-t-il de la façon dont vous l'avez contemplé montant vers le ciel. La réunion des termes οὕτως ...ὁν τρόπον 6 n'est assurément pas fortuite. Elle exclut toute interprétation qui se contenterait d'une vague ressemblance entre le mode du départ et celui du retour. Le second sera pareil au premier : les mots du texte n'ont pas d'autre sens, et Bengel dit avec raison : « Veniet modo visibili, in nube, cum tuba, cum comitatu. » Ce verset, il me semble, suffit abondamment pour réfuter l'erreur du digne Guillaume Monod et de tous ceux qui prêchent un Christ déjà revenu. Quant à voir Jésus maintenant à la droite du Père, ce privilège n'est pas accordé aux apôtres ; il le sera au premier martyr. (7.56)

Se bornant à son rôle d'historien, notre auteur ne signale pas l'importance du fait de l'Ascension. Nous la voyons ressortir avec pleine évidence des épîtres de Paul, où l'apôtre ne cesse de montrer Jésus à la droite de Dieu. (Voir par exemple Romains 8.34 ; Ephésiens 2.6 ; 4.7-10 ; Colossiens 3.1). Jean, il est vrai, n'a pas mentionné l'Ascension dans son évangile. L'Apocalypse entière, en revanche, la suppose, de même que 1 Jean 2.1. Pierre, dans son discours de la Pentecôte, placera l'Ascension à peu près au niveau de la Résurrection, eu égard à ses effets sur la foi chrétienne. Car autant il était impossible que le Fils de Dieu fût retenu dans les liens de la tombe, autant il l'était qu'il fût arrêté par ceux de la terre où la mort règne encore en souveraine. Un miracle l'a fait sortir du sépulcre ; un miracle l'a ramené dans le ciel. Nous n'avons pas d'autre explication à donner du fait.

Ajoutons-le : si le Sauveur ressuscité était demeuré corporellement au milieu des hommes, l'Eglise eût été condamnée à marcher par la vue et non par la foi. Elle se fût attachée à la présence matérielle de son chef ; la superstition eût remplacé la vie chrétienne, et le pèlerinage la prière. En glorifiant souverainement Jésus-Christ, l'Ascension glorifie aussi l'humanité ; elle la fait entrer dans les cieux en la personne de l'Homme-Dieu. L'Eglise a donc raison de la célébrer comme une des plus grandes dates de son histoire. Jésus vit, parce qu'il a été enlevé aux conditions précaires et aux limites étroites de l'existence terrestre. Il est présent partout, précisément parce qu'il est à la droite du Dieu qui est esprit et partout présent.

§ 3. Élection d'un apôtre

1.12   Au moment de nous ramener à Jérusalem avec les apôtres, l'historien note d'un trait le lieu où l'Ascension vient de se produire. Il l'appelle ὄρος τὸ καλουμένοv Ἐλαιῶνος . Le mot Ἐλαιῶν désigne proprement un lieu planté d'oliviers, un olivetum. Nous rencontrons la même désignation Luc 19.29 ; 21.37. Matthieu 21.1 emploie l'expression ὄρος τῶν ἐλαιῶν, mont des olives ou des oliviers, ἐλαία se prenant dans ces deux sens. Dans la prophétie déjà, cette montagne eut sa place marquée. C'est là qu'Ezéchiel 11.23 a vu la gloire de Jahveh se poser, après avoir quitté le temple. C'est là que Zacharie 14.2-4 montre l'Eternel debout après sa dernière victoire sur les Gentils.

Notre auteur, du reste, précise encore un peu plus. « Cette montagne, dit-il littéralement, est près de Jérusalem, ayant un chemin de sabbat. » Il n'est point nécessaire de remplacer ἔχον par ἄπεχον . Le grec représente volontiers une distance ou même une durée, comme possédée par celui qui s'y trouve en quelque mesure engagé. Ainsi le paralytique de Béthesda « a trente-huit ans de sa maladie. » (Jean 5.5.) Le mont des Oliviers a donc la longueur d'un chemin de sabbat entre lui et la capitale. D'après Josèphe, cette distance représentait environ un kilomètre στάδια πέντε . (Antiquités 20, 8, 6. Dans Bell. Jud. 5, 2, 3, le même auteur en compte six7.)

1.13   Les apôtres sont maintenant rentrés en ville. Ils montent aussitôt dans leur chambre haute, le lieu ordinaire de leur réunion. Le mot ὑπερῷον (de ὑπερῷος supérieur), synonyme de l'hébreu עֲלִיָה désigne la chambre construite immédiatement au-dessous du toit. Nous en retrouverons une pareille dans l'histoire de Dorcas (9.37) et dans celle d'Eutyche. (20.8) Impossible de dire à coup sûr où se trouvait celle des disciples. On l'a parfois cherchée dans un des appartements du temple ; mais cela paraît bien peu probable, le grand-prêtre n'en eût pas laissé l'usage aux chrétiens.

En y introduisant les apôtres, l'écrivain donne une énumération complète de leurs noms. C'est la dernière du Nouveau Testament. Elle ne suit pas exactement l'ordre de Matthieu 10.2-4, ni de Marc 3.17-18, ni même de Luc 6.14-16. Elle a pourtant une ressemblance avec celle de Marc ; elle intercale comme elle les deux fils de Zébédée entre Pierre et son frère André. Jude de Jacques paraît être, comme dans Luc ch. 6, un fils de Jacques, nommé Thaddée dans les catalogues de Matthieu et de Marc.

1.14   Aux apôtres se trouvaient réunis les frères du Seigneur, dont les noms ne sont pas donnés ; puis Marie, sa mère, nommée ici pour la dernière fois, et que nous ne voyons jamais mentionnée dans l'Apocalypse ; enfin un certain nombre de femmes. Ce dernier fait est assez nouveau pour être signalé. L'usage juif n'admettait pas la présence de la femme à une assemblée de culte. Mais sur ce point aussi « les choses vieilles sont passées ; » bientôt la présence de la femme dans les Eglises deviendra fort importante et obligera Paul à rédiger à leur intention des préceptes tout spéciaux.

Le verset suivant nous apprend que tous ces disciples formaient un total d'environ 120 noms (ὄχλος ὀνομάτων). C'est une façon de parler araméenne ; Nombres 1.2,18, etc. emploie déjà l'expression : בְּמִסְפַת שֵׁמוֹת  ; Apocalypse 3.4 parle de « noms qui n'ont pas souillé leurs vêtements ; » Apocalypse 11.13 de noms d'hommes tués par un tremblement de terre ; le nom représente l'individu. Très probablement parmi les 120 disciples indiqués ici, nous avons à chercher plusieurs des 500 frères dont parle 1 Corinthiens 15.6 ; ils seraient venus à Jérusalem pour la Pentecôte.

L'attente a commencé pour ce premier petit noyau de l'Eglise chrétienne. Temps d'épreuve, nous l'avons dit ; temps à certains égards mystérieux. Le monde, pendant ces dix jours, ne reçoit pas le message du salut. Les âmes courent à leur perte ; pourquoi ne pas leur prêcher Christ ? Ne serait-ce pas le moment de lui rendre témoignage à Jérusalem ? Non. Le Maître a fixé cet ordre : « Vous recevrez le Saint-Esprit, ensuite vous me servirez de témoins. » Il ne faut pas intervertir. Le moment de commencer sera bientôt révélé. « Habet Deus suas horas et moras. » Point de hâte intempestive ! il n'en a pas fallu davantage pour faire avorter des entreprises excellentes.... Mais attendre ne signifie pas ne rien faire. Une action de première importance était à la portée de ces cent vingt disciples : celle de la prière. Ils ne la négligent point ; au contraire, ils y sont persévérants, dit notre texte, et cela d'un commun accord, c'est-à-dire dans des dispositions d'union et d'amour fraternel qui emportent les exaucements. Quel contraste entre ces débuts de l'Alliance nouvelle et ceux de l'ancienne ! Les Hébreux, au pied du Sinaï, avaient dû attendre aussi, et longtemps. Ils avaient fait le veau d'or, parce qu'ils étaient séparés de Moïse. Les amis de Jésus sont séparés de lui : ils prient. Et tandis qu'Aaron est presque descendu au rang des idolâtres, Pierre, soutenu par ses requêtes et par celles de ses frères, s'élève au rang de Moïse ; il va devenir le chef de la petite communauté où le Saint-Esprit est attendu.

1.15   C'est Pierre, en effet, que nous voyons se mettre hardiment en avant en ces jours-là. Il n'estime pas usurper en prenant l'initiative, en indiquant ce qu'il faut faire. Il va démontrer à ses collègues la nécessité de compléter leur nombre en remplaçant Judas. Le premier il avait confessé le Christ au nom des douze ; le premier maintenant il va déterminer une action de l'Eglise in corpore pour le service de son chef. Suivant lui, il y aurait inconvénient à ne plus compter douze apôtres. D'abord, ce chiffre avait été fixé par Jésus. Ensuite, si l'Israël spirituel commence à se former, il est bon de lui donner, comme à l'Israël selon la chair, douze fils pour devenir douze patriarches. Le Maître n'avait-il pas annoncé aux apôtres : « Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël8 ? » Pierre a si bien le sentiment d'obéir à une volonté supérieure, que, deux fois dans son allocution, il emploiera le verbe δεῖ, il faut. (versets 16, 21.) Il ne suit pas seulement une opinion ; il accomplit un devoir.

Certains critiques, pourtant, lui ont reproché cet acte. A les entendre, Pierre se serait trop pressé ; il aurait fait faire à l'Eglise une démarche précipitée ou même maladroite. Le vrai douzième apôtre, remplaçant du traître, devait être saint Paul, et Matthias, sur le compte duquel, d'ailleurs, nous ne savons rien du tout, serait tout simplement un intrus.

Examinée de près, cette hypothèse ne paraît point fondée. Ecartons d'abord, comme n'étant pas une preuve, l'objection tirée de l'ignorance où nous sommes des destinées futures de Matthias. Nous en sommes réduits au même point à l'égard de plusieurs des apôtres choisis directement par Jésus. Il ressort, en outre, de toute l'histoire apostolique que Paul n'était nullement destiné à compléter le collège des douze. Il ne leur a point été opposé ; mais, appelé directement par le Sauveur, il est resté toujours indépendant de ses collègues. Pour expliquer l'acte des onze par un mouvement d'impatience ou de précipitation, il faut mettre dans le texte des paroles qui n'y sont pas. Le Maître, en tous cas, ne leur adresse pas de reproches, et Pierre semble agir dans un esprit de prière, sous l'influence du Saint-Esprit. Enfin, si Jésus a remis aux douze le droit de pardonner les péchés, est-il donc bien étrange qu'il leur ait aussi laissé celui de compléter eux-mêmes leur propre nombre quand cela deviendrait nécessaire ?

Pierre, au reste, tout en prenant l'initiative de la décision, n'impose point son choix et se contente de proposer une mesure. Il n'agit en aucune façon comme vicaire de Jésus-Christ ; il s'en remet à une votation, dans laquelle chaque disciple aura sa voix. Lui ferons-nous un reproche de son désir d'amener ses collègues à sentir et à penser comme lui ?

1.16   Rappelant la mort tragique de Judas (versets 16 à 20), Pierre veut y voir, non point un coup de la fatalité, mais l'accomplissement des Ecritures. Tout d'abord il se contente d'une simple réminiscence du Psaume 41. « Celui-là, même avec qui j'étais en paix, écrivait David (verset 10), celui qui avait ma confiance et qui mangeait mon pain lève le talon contre moi. » Cette parole, attribuée par l'apôtre au Saint-Esprit9, visait Achitophel10. La trahison et le suicide de cet ancien ami de David étaient devenus, en quelque sorte, typiques du sort de Judas11. Achitophel voulait prendre et livrer David ; il n'y est pas parvenu ; Judas, plus coupable, a réussi dans son dessein. Il est devenu le chef de ceux qui ont saisi Jésus. L'explication qui suit : ὅτι κατηριθμημένος ...se rapporte à ἔδει πληρωθῆναι  : (1.17  ) Il fallait que fût accomplie l'Ecriture...parce que c'est lui (Judas) qui avait été associé à notre nombre et qu'il a obtenu l'héritage de cette charge (de l'apostolat). En d'autres termes : la prophétie du Psaume 41 ne pouvait trouver un accomplissement plus entier que dans l'acte de Judas, l'apôtre de Jésus-Christ. Nommé à cette haute fonction, il avait obtenu le sort (κλῆρον) spirituel le plus excellent. Il a gaspillé l'héritage mis entre ses mains ; il a préféré une possession toute matérielle, quelques pièces d'argent, salaire de son iniquité, dont il s'est servi pour acheter un terrain bientôt souillé de son propre sang.

Le récit fait maintenant par Pierre de la mort de Judas diffère sur plus d'un point de celui de Matthieu 27.4-8. D'après l'évangéliste, l'achat du champ aurait été fait non par Judas, mais par le sanhédrin, avec l'argent jeté dans le temple par le traître désespéré. Celui-ci, après cela, se serait pendu. Pierre dit : Etant devenu précipité (πρηνής, pronus, præceps), il se rompit par le milieu, et toutes ses entrailles furent répandues. Quelques interprètes, Calvin en particulier, tâchent d'échapper à cette difficulté en voyant dans les versets 18 et 19 une remarque explicative faite par l'auteur, et non la suite du discours de Pierre. Cela n'avancerait pas à grand'chose ; pourquoi l'auteur donnerait-il une narration si différente de celle de Matthieu ? Mais ces divergences constituent-elles vraiment des contradictions ? Quand Pierre attribue à Judas l'acquisition du champ, est-ce bien le contraire du dire de Matthieu ? L'achat fait avec l'argent du traître ne peut-il être tenu pour exécuté par lui-même ? Matthieu 27.60 dit à propos du sépulcre de Joseph d'Arimathée ὁ ἐλατόμησεν ἐν τῇ πέτρᾳ  : ce travail, pourtant, n'avait probablement pas été l'œuvre de Joseph en personne. Et quant à la mort de Judas, Pierre en raconte peut-être seulement la conclusion : détaché par une cause quelconque, après avoir été pendu, le cadavre serait tombé sur le roc et s'y serait ouvert. Hackett12 , insistant sur le terme πρηνής, suppose que Judas s'était pendu à un arbre, au-dessus d'un précipice où son corps aurait été bientôt lancé et brisé (πρηνής et λάσξω sont à noter comme deux ἅπαξ).

1.19   Le terrain acquis par l'argent de Judas a été nommé « champ du sang, » et les manuscrits rendent cette désignation par Ἀκελδαμάχ ou par Ἀκελδαμά, réunion des deux termes araméens ? חַכַל champ, דְּמָא sang. Matthieu 27.8 se borne aux mots grecs Ἀργὸς ἅιματος, le champ devenu la cause d'une effusion de sang. (Les deux versets suivants, dans lesquels l'évangéliste rapproche ce terrain du champ du potier mentionné Zacharie 11.12-13, appartiennent à l'exégèse de Matthieu.)

1.20   La mémoire de Pierre lui rappelle en ce moment d'autres souvenirs prophétiques. Il pense à ces Psaumes 69 et 109 que l'Eglise primitive a parfois appelés les Psaumes « ischariotiques. » Deux souhaits sont formulés dans ces chants. D'abord, que la demeure du traître (proprement : son étable, sa maison de campagne, ἔπαυλις) devienne déserte et inhabitée. Ensuite, qu'un successeur occupe la charge dont il s'est rendu indigne. Le premier de ces vœux est accompli. Le second devient un ordre pour les apôtres ; c'est à eux de désigner un nouveau collègue pour prendre la place de Judas.

1.21   Cet homme, encore inconnu, aura à remplir certaines conditions très précises. Pierre les énonce en ces termes : Il faut donc que d'entre les hommes à nous associés durant tout le temps où le Seigneur Jésus entra et sortit parmi nous, à partir du baptême de Jean jusqu'au jour où il fut enlevé d'avec nous, un de ceux-ci devienne témoin avec nous de sa résurrection. Je traduis littéralement la phrase un peu chargée des versets 21 et 22.

Trois conditions :

  1. Avoir été le compagnon des apôtres pendant tout le temps du ministère public de Jésus. Ce ministère lui-même est d'abord résumé, puis déterminé entre ses deux limites extrêmes. Pierre ne rappelle ni les leçons ni les miracles du Christ ; il dit seulement : εἰσῆλθεν καὶ ἐξῆλθεν ἐφ’ἡμᾶς, « entrer et sortir » désignant l'ensemble de l'activité d'un individu dans un certain milieu. C'est un hébraïsme. Moïse l'emploie quand l'approche de la mort l'empêche de continuer ses fonctions en Israël : לֹא־אוּכַל עֹוד לָצֵאת וְלָבֹוא 13 -- L'activité de Jésus a commencé au baptême de Jean, c'est-à-dire non pas à l'heure où il fut baptisé par le précurseur, mais à l'époque où Jean-Baptiste prophétisait au bord du Jourdain ; tous les apôtres en ont été contemporains. D'autre part, le terme du ministère terrestre du Christ est marqué, non par sa mort, mais par son ascension, signalée ici comme au verset 11, par le mot ἀνλήφθη ; il fut enlevé.
  2. Avoir été plus particulièrement un témoin de la résurrection du Christ. Entre tous les autres faits de son histoire, celui-ci occupe une place à part et de première importance. Il sera la base inébranlable de la prédication apostolique ; le nouvel élu, donc, devra pouvoir en rendre témoignage d'après une expérience personnelle. Il se trouvera par là placé infiniment au-dessus d'un employé ou même d'un officier d'une institution humaine.
  3. Faire actuellement partie de la société des cent vingt disciples de Jérusalem. Car en disant ἕνα τούτων, Pierre désigne sans doute de la main le cercle dont il est entouré. Il dit « un de ceux-ci » comme il dirait « un de vous. »
1.23   Or deux hommes répondent à ces conditions, qui paraissent avoir rencontré un assentiment unanime. Le récit ne mentionne, du reste, aucune parole des assistants ; leur acte seulement. A cet instant si grave où l'Eglise agit pour la première fois comme personne morale, elle n'essaie point de secouer sa responsabilité. Sous le regard de Dieu, et obéissant à ses directions, elle présente à l'élection deux de ses membres : Joseph et Matthias. L'un et l'autre lui paraissent également qualifiés ; elle ne saurait prendre sur elle de choisir entre eux. Mais Dieu choisira. (1.24  ) Ou plutôt, il a déjà choisi ; avec un tact parfait, les disciples lui demandent seulement de vouloir bien révéler son choix. Aucun de ces deux personnages n'a été nommé jusqu'ici dans l'histoire évangélique, et nous allons les voir immédiatement disparaître. Pourtant, d'un commun accord, les chrétiens les ont jugés dignes tous les deux de remplir la charge d'apôtre. Preuve intéressante, assurément, des vertus cachées dont l'Eglise primitive était enrichie.

Puisque personne -- pas plus les apôtres que les simples fidèles -- ne peut décider entre Joseph et Matthias, la décision viendra de Dieu. On la lui demande dans une instante prière, dont nous avons conservé au moins les termes essentiels. Le nom de κύριος pourrait, en effet, très naturellement s'appliquer à Dieu, car il reçoit (15.8) le même titre de καρδιογνώστης . (Comparez Jérémie 17.10.)

D'autre part, Lechler le fait observer avec raison, le nom de κύριος a été déjà donné à Jésus dès le verset 6. Pierre, qui probablement prononce la prière au nom de tous, avait dit à Jésus (Jean 21.17) πάντα σὺ οἶδας, expression équivalente à καρδιογνώστης . Comme, enfin, c'est Jésus qui avait choisi les douze et qui appellera Saul de Tarse, c'est à lui peut-être qu'il faut rapporter ce κύριε, employé par l'Eglise au moment où elle réclame le rétablissement du chiffre officiel des apôtres. Toi, Seigneur, qui connais les cœurs de tous, montre d'entre ces deux celui que tu t'es choisi (ἐξελέξω au moyen : choisi pour toi) -- (1.25  ) pour prendre la place de cette charge et de cet apostolat, dont Judas s'est écarté pour aller en son propre lieu. Le terme ἀποστόλη précise διακονία, et tous deux forment une ἑνδυαδις . On remarquera, en outre, le rapprochement, sans doute intentionnel, entre les deux τόπον de cette phrase14 . Judas occupait encore naguère la place, le lieu d'un apôtre. Mais il l'a quitté pour aller dans le τόπον qui mérite d'être appelé le sien. Suivant l'opinion générale des commentateurs, Pierre désigne de la sorte la géhenne, le lieu où se rendent les âmes des pécheurs, devenu celui de Judas par le fait de sa trahison et de son suicide. Les rabbins interprétaient déjà Nombres 24.25 : Balaam retourna chez lui, par « Balaam ivit in locum suum, id est in gehennam. » Et nous lisons dans un Midrasch : « De amicis Jobi non dicitur quod venit unus quisque a domo sua, vel ab urbe sua, vel de terra sua, sed unus quisque a loco suo, id est loco sibi præsciso in Gehenna15. » Nous citons seulement pour mémoire l'explication fantaisiste qui fait de son lieu la société formée par Judas, les prêtres et tous les ennemis de Jésus.

1.26   La prière n'a pas suffi ; il a fallu y joindre un tirage au sort. A-t-elle manqué d'insistance ou de précision ? L'exaucement s'est-il fait trop attendre ? Rien ne le dit. Le récit indiquerait plutôt dans l'emploi du sort la continuation voulue et préméditée de la prière ; c'est elle qui empêchera de voir dans le sort un jeu du hasard. Les disciples n'ont donc pas agi à la légère ; ils n'ont pas manqué de respect à Jésus-Christ. « Toute décision, ils le savent fort bien, vient de l'Eternel. » (Proverbes 16.33.) Mais ils savent aussi le rôle joué par le tirage au sort dans l'histoire et même dans le culte d'Israël. On y recourait, au grand jour des expiations, pour désigner le bouc livré à Hazazel (Lévitique 16.8) ; on l'avait employé pour partager entre les tribus le territoire de Canaan, conquis par Josué. (Josué 14.1-2 ; 18.6,10.) David s'en était servi pour classer les prêtres et les chantres. (1 Chroniques 24.5 ; 25.8.) L'Eglise, maintenant, devient l'Israël selon l'Esprit ; n'a-t-elle pas quelque droit de prier le Seigneur de lui désigner, par l'intermédiaire du sort, le chef de tribu qui lui manque encore ?

Hâtons-nous pourtant de l'ajouter. Si ce moyen de connaître la volonté de Dieu n'est pas blâmé par l'Ecriture, il n'est point ordonné ni recommandé pour l'ordinaire de la vie. Il reste et doit rester exceptionnel. Les Frères moraves, chez qui nous le trouvons encore en usage, n'en font nullement, comme on l'a dit, leur règle habituelle. Plus l'action du Saint-Esprit se fait sentir dans une communauté, moins le tirage au sort a sa raison d'être. Les apôtres, en y recourant, n'avaient pas abdiqué leur jugement propre ni secoué leur responsabilité. Ils ont cherché, ils ont présenté ; donc ils ont aussi exclu. Le dernier choix à faire dépassait leurs capacités ; ils l'ont remis à Dieu, tout en se servant d'un procédé admis par le Seigneur lui-même. Leur acte devient ainsi celui de l'humilité et de la foi ; et la réponse du sort est l'exaucement de leurs prières.

Cette réponse ayant désigné Matthias, celui-ci fut aussi ajouté par les suffrages (συγκατεψηφίσθη) au nombre des apôtres. Son histoire, répétons-le, nous est inconnue. Son nom, מַתָּיָה = θεοδώρος, fait de lui un Hébreu. Des récits patristiques, d'ailleurs très peu sûrs, nous le montrent prêchant en Judée, où les Juifs l'auraient lapidé, ou bien en Ethiopie, où il aurait aussi rencontré le martyre. On connaissait vers l'an 500 un « évangile de Matthias » tenu généralement pour apocryphe et désigné comme tel par Eusèbe16. Tischendorf décrit dans ses Acta apocrypha, p. 132, un « livre des Actes d'André et de Matthias17. »

2. LA PENTECÔTE

§ 1.
La Glossolalie : 2.1 à 2.13
§ 2.
Discours apologétique de Pierre : 2.14 à 2.36
§ 3.
Premières manifestations de vie dans l'Église : 2.37 à 2.47

§ 1. La Glossolalie

2.1   Nous arrivons à la date indiquée vaguement par Jésus aux apôtres, lorsqu'il leur promettait le baptême du Saint-Esprit dans peu de jours. L'intervalle, en effet, n'avait pas été long, et ces jours, ou mieux encore, le jour final, est présenté maintenant sous l'image d'une mesure qui achève petit à petit de se remplir : Lorsqu'arrivait à se remplir entièrement le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble au même lieu. Le choix du terme συμπληροῦσθαι est certainement intentionnel, et, selon nous, symbolique. Il en résulte non seulement que les heures de cette journée achevaient de s'écouler (elle avait commencé déjà le soir précédent), mais que le temps compris entre la fête passée et celle-ci finissait de se combler. L'auteur veut donc placer l'envoi du Saint-Esprit en relation directe avec la célébration de la Pâque.

Pour déterminer le début de la Pentecôte, les Hébreux, en effet, avaient à compter sept semaines, à partir de la présentation des premiers épis mûrs, laquelle ouvrait la Pâque. (Lévitique 23.15-17 ; Deutéronome 16.9) Au lendemain de ces quarante-neuf jours, le père de famille apportait au sanctuaire deux pains faits avec de la fleur de farine, la première de la récolté. La Pentecôte était bien ainsi, sous son nom de « fête des semaines, » une véritable fête des moissons. L'action de grâces y dominait. Une tradition rabbinique, d'ailleurs digne de foi, y rattachait, en outre, le souvenir de la promulgation de la loi sur le Sinaï. Quant au mot grec πεντεκόστη, d'abord simple adjectif uni à ἥμερα sous-entendu il avait promptement fini par devenir un substantif.

En l'an 33 de notre ère, la Pâque ayant eu lieu un vendredi soir, la première Pentecôte chrétienne sera tombée sur un dimanche. Tous les disciples (non pas seulement les apôtres) sont en ce jour-là réunis, ensemble ou à la fois. Nous lisons en effet ὁμοῦ avec א, A, B, C, contre la Recepta qui adopte ὁμοθυμαδόν (d'un commun accord) ; ce dernier terme est fréquent dans les Actes, et l'on peut admettre qu'il ait supplanté le ὁμοῦ, plus rare dans ce livre, plus employé dans le reste du Nouveau Testament. Le lieu de la réunion est marqué seulement par ἐπί τò ἀυτό (sous-entendu : χώριον), ce ; qui n'est pas une désignation ; peut-être s'agit-il de ὑπερῷον de 1.13. Il est possible qu'aux cent vingt disciples indiqués plus haut se soient joints des Galiléens croyants, venus à Jérusalem pour la fête.

2.2   Soudain (ἄφνω pour ἀιφνῆς ou ἐξαιφνῆς) des phénomènes extraordinaires se produisent au sein de cette assemblée. Les disciples alors n'étaient pas debout comme au moment de la prière, mais assis1, autour d'un des leurs, pensons-nous, qui lisait quelque texte et en tirait une instruction. Un premier signe frappe les oreilles : c'est un bruit qui rappelle celui d'un vent violent et qui descend du ciel ; il retentit dans plusieurs directions (φερομένη) et remplit toute la maison. (2.3  ) Ensuite, un phénomène pour les yeux : des langues divisées, comme de feu, leur apparurent et [chacune] se posa sur chacun d'eux. En traduisant ainsi nous lisons ἐκάθισεν, en donnant pour sujet à ce verbe au singulier non pas πῦρ, mais plutôt γλῶσσα  : sur chacun une langue se posa. Le participe διαμεριζόμεναι, (comparez Luc 22.17 ; 23.34) montre ces langues séparées les unes des autres, et complète l'idée exprimée dans ἐκάθισεν . (2.4  ) Enfin, dernier phénomène, amené ou préparé par les deux précédents, tous (les disciples) furent remplis du Saint-Esprit et ils commencèrent à parler en langues autres, selon que l'Esprit leur donnait de se faire entendre. Une relation précise est donc établie entre l'apparition des langues de feu, l'envoi du Saint-Esprit, et les paroles en langues autres, prononcées aussitôt par les assistants. Tous ces traits veulent être notés avec soin, et renferment des enseignements qui apparaissent presque à première vue.

Le feu d'abord, ou la flamme, est un symbole exact de l'Esprit-Saint. Il éclaire, il réchauffe, il consume, il purifie. Le feu, en outre, est la marque de la présence de Dieu, comme cela ressort entre autres de la théophanie dans le buisson ardent. (Exode ch. 3)

Si les flammes de la Pentecôte ont l'apparence de langues, n'est-ce pas une indication très caractéristique du rôle réservé à la parole, donc à la langue de l'homme, dans la propagation de l'Evangile au travers du monde ? Il faudra, seulement, que cette parole soit éclairée et purifiée par le Saint-Esprit. Le peuple de Dieu, pendant toute la durée de l'époque prophétique, avait encore été « souillé de lèvres » (Esaïe 6.5) ; sa langue a été comme « enflammée du feu de la géhenne » (Jacques 3.6) ; elle a besoin d'être purifiée par le feu de l'autel ; et, comme la bouche parle de l'abondance du cœur, elle deviendra pure quand le Saint-Esprit aura sanctifié le cœur. Peut-être aussi la séparation des langues de feu les unes d'avec les autres a-t-elle pour but de représenter le caractère profondément individualiste du christianisme et de la conversion.

La « promesse du Père, » rappelée par Jésus-Christ, est donc enfin accomplie. L'histoire sainte, assurément, nous a déjà montré plusieurs individus remplis du Saint-Esprit. Bethsaléel l'avait été pour la construction du tabernacle (Exode 31.3) ; Josué pour succéder à Moïse et pour introduire son peuple en Canaan (Deutéronome 35.9) ; Elisabeth pour saluer Marie, sa cousine, à l'aurore des temps évangéliques (Luc 1.41) ; Zacharie pour prophétiser vers le berceau de Jean-Baptiste (Luc 1.67). Et, au soir de Pâques, entrant dans la chambre haute, Jésus a dit aux apôtres : « Recevez le Saint-Esprit. » (Jean 20.22) Aucun de ces personnages, néanmoins, ne paraît avoir été sous la domination constante de l'Esprit-Saint. Il s'agissait, d'ailleurs, de cas isolés et comme sporadiques. Mais, à partir de l'Ascension, Jésus confie à son Eglise la possession permanente de ce don qui l'avait pénétré lui-même pendant tout son ministère. Le Saint-Esprit devient désormais le partage de chaque croyant et, par là-même, de l'ensemble des fidèles. L'œuvre, lentement préparée, est aujourd'hui réalisée pleinement.

Ce n'est pas tout. Sous l'impulsion de cet agent nouveau, les disciples se mettent à parler en des langues « autres, » différentes de celles dont ils avaient l'habitude de se servir. Le verbe ἤρξαντο est à relever. Il signale un fait absolument différent de ceux qui ont précédé. Il donne aussi, me semble-t-il, à entendre que le « parler en langues, » la glossolalie, n'a pas commencé avant que la foule ne soit accourue et qu'un auditoire ne se soit formé autour des chrétiens.

Les paroles alors prononcées ne furent point indistinctes, mais nettes au contraire, et sonores en même temps. Cela résulte du terme ἀποφθέγγεσθαι, s'exprimer clairement, eloqui2 ; et cela ne ressortira pas moins du récit, où nous verrons les auditeurs comprendre très aisément les disciples. Au surplus, c'est déjà le sens du verbe λαλεῖν dans l'usage du Nouveau Testament. Et, si les langues dont se servent les apôtres et leurs compagnons sont qualifiées non pas seulement de καιναῖ, mais de ἑτέραι, nous devons bien y voir la désignation d'un langage autre que leur idiome habituel. Jésus n'avait-il pas dit des croyants : Ils parleront γλώσσαις  ? (suivant quelques manuscrits : γλώσσαις καιναῖς, Marc 16.17).

Il y a plus encore. Nous savons en gros de quoi ils ont parlé. Ils proclament les grandes choses de Dieu, τά μεγαλεῖα τοῦ θεοῦ (verset 11) ; la foule en rend hautement le témoignage ; elle n'a pas entendu, en tout cas elle n'a pas compris autre chose3.

Tel est le simple exposé du phénomène. A nous en tenir strictement au texte, nous y trouvons les caractères du miracle. Pouvons-nous en donner une explication satisfaisante ? N'exagérons pas les difficultés. Ne nous figurons pas que chacun des disciples s'est mis tout d'un coup à parler plusieurs langues diverses. N'affirmons pas que tous les mots prononcés par eux ont été compris par la foule bientôt survenue. Toujours est-il que nous voyons dans ce récit :

  1. Des gens s'exprimer à haute voix et d'une manière soudaine dans des langues qui ne sont pas les leurs.
  2. Leurs paroles comprises instantanément par des gens de nationalités diverses, dont ces mêmes langues sont les idiomes respectifs.
Les très nombreux essais d'interprétation de cette histoire se groupent autour de trois chefs principaux ; nous les examinerons successivement.
a) Interprétation naturaliste-rationaliste.
Elle conserve tant bien que mal le fait, mais lui enlève tout caractère miraculeux. Voici les trois nuances principales entre lesquelles elle se partage.
  1. Les disciples ont dû se trouver momentanément sous l'action très énergique d'une force, dont ils ne connaissaient pas bien la nature et qu'ils ont nommée le Saint-Esprit. Inconsciemment, ils auront été poussés par elle à renoncer pour quelques instants à leur langue usuelle, l'araméen, et chacun d'eux aura repris son idiome particulier, abandonné plus ou moins pendant quelques semaines de vie commune. -- Hypothèses sur hypothèses. Qui nous dit que les quatorze ou quinze langues indiquées dans les versets 9 à 11 avaient leurs représentants dans les cent vingt disciples de la Pentecôte ? D'où savez-vous qu'ils s'étaient tous mis à l'araméen depuis la fête de Pâques ? N'est-il pas infiniment plus probable que l'araméen était leur dialecte habituel et unique ? Alors pourquoi l'ont-ils abandonné tout d'un coup ? L'explication ne répond point.
  2. Les disciples, au fond, auraient continué sous l'action du Saint-Esprit à se servir de leur langue maternelle, l'hébreu. Seulement, ils l'auraient parlée avec un tel feu, un élan si extraordinaire, que les auditeurs se seraient figuré entendre chacun son propre dialecte et non plus du tout de l'hébreu. -- Simple transposition de miracles, mais non interprétation ; la langue ne varie point, les oreilles seules sont influencées et croient entendre ce qu'elles n'entendent en réalité nullement. Et puis, à qui persuadera-t-on qu'un discours, même enthousiaste, prononcé dans une langue très caractérisée, fait l'effet de l'être à la fois en quinze dialectes différents ?
  3. Les disciples, sous l'influence d'une énergie inconnue, auraient soudain mélangé leurs paroles d'une foule d'archaïsmes, d'idiotismes, d'expressions poétiques ; et les auditeurs y auraient reconnu, non sans stupéfaction, des termes empruntés à leurs diverses langues. -- Cette stupéfaction se comprend. Un brave pêcheur de la Galilée semant brusquement son langage d'archaïsmes poétiques, et ces vieux mots devenant pour les uns du latin, pour les autres de l'arabe ou copte...c'est un phénomène, cela, et il ressemble fort à miracle !

b) Ecole critico-philosophique.

Suppression non plus du prodige, seulement, mais du fait lui-même, ou peu s'en faut. Le récit se transforme en enseignement symbolique.

L'auteur a simplement voulu représenter l'unité de l'Eglise. Elle pourra bien, désormais, conserver plusieurs langages ; en fait elle n'en parlera plus qu'un seul. La première Pentecôte chrétienne devient ainsi une sorte de revanche de la dispersion des peuples et des langues, au pied de la tour de Babel.

Edouard Zeller, adoptant ces prémices, en a tiré très logiquement les conclusions. Le don des langues, observe-t-il, a disparu de l'Eglise, au moins sous la forme où nous le rencontrons dans le récit des Actes ; donc on ne saurait y découvrir aucune utilité durable, ni même bien réelle. « Y a-t-il, demande ce critique, un fait précis à la base de l'histoire qui nous occupe ? A cette question nous ne pouvons répondre, d'après tout ce qui précède, que par la négative. Les éléments du récit dont on peut démontrer la non-historicité n'en concernent pas seulement la disposition, l'arrangement ; ils ne se bornent pas à des traits de second ordre ; ils forment, au contraire, le centre et l'essentiel de la narration. Nous nous mouvons ici sur un terrain dépourvu de toute solidité. Nous ne saurions même trouver nulle part la place d'un fait quelconque propre à justifier ce récit. Mais aussi, un fait pareil n'est point nécessaire pour concevoir la narration. Elle s'explique à merveille par des considérations dogmatiques et par un point de vue typologique.... » (p. 115.)

A défauts d'autres mérites, cette interprétation a du moins celui de la clarté. Les disciples ayant tenu l'envoi du Saint-Esprit pour un complément indispensable de l'œuvre du Christ, un écrivain pieux, probablement du second siècle, trouva dans la fête de la Pentecôte l'époque de beaucoup la plus naturelle pour y supposer cet événement capital. L'anniversaire de la promulgation de la loi devait être la date de la naissance de l'Eglise. Or, au dire des rabbins, la loi du Sinaï avait été proclamée dans les soixante-dix langues alors parlées sur la surface de la terre ; une manifestation analogue devait accompagner, pensait-on, la descente du Saint-Esprit. Mais le fait authentique n'était point nécessaire : la pensée suffisait.

Observons-le, cependant. Cette prétention de tout expliquer par des besoins dogmatiques et par des systèmes préconçus juge, au premier chef, Zeller et son école, et selon nous les condamne. Qui donc a plus obéi à des idées préconçues ? Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de miracles, voilà le dogme fondamental d'où part le raisonnement de Zeller. De là, cette conséquence nécessaire : un récit qui renferme un miracle ne peut pas être vrai. Ce critique est dès lors contraint d'éliminer, à force d'explications ou plutôt par les explications les plus forcées, tout élément surnaturel, fût-il admirablement documenté, rencontré dans l'histoire évangélique. La position est nette, assurément. Est-elle scientifique ? Nous en doutons beaucoup. De son vrai nom, elle est du parti pris, et les armes fourbies par le subtil exégète se retournent directement contre lui.

c) Ecole conciliatrice.

Elle admet pleinement le fait, en lui reconnaissant un caractère surnaturel ; puis elle cherche à l'expliquer par voie d'analogie. Meyer, entre autres, s'est approprié ce système et l'a défendu avec talent. Il faut d'abord, dit-il, rapprocher le récit de Actes 2.4-5 d'autres passages, dans lesquels il est aussi question du « parler en langues » (γλωσσὸλαλειν), savoir :

  1. visite de Pierre chez Corneille (Actes 10.44-47 ; 11.15) ;
  2. second baptême de douze disciples à Ephèse (Actes 19.6) ;
  3. dons particuliers accordés à l'Eglise de Corinthe (1 Corinthiens 12.10 ; 14.5,13,14,18,19,27, etc.)
Il faut ensuite noter le caractère très spécial de la glossolalie dans ce dernier cas, celui de Corinthe. Là elle consiste surtout, sinon exclusivement, en discours, chants et prières prononcés dans un état d'extase, et avec des termes qui ne sont pas immédiatement intelligibles pour la grande majorité des assistants. Ce caractère, quoique beaucoup moins accusé, paraît avoir aussi marqué le phénomène chez Corneille et pour les disciples d'Ephèse.

C'est aussi, conclut Meyer, ce qui s'est passé lors de la Pentecôte. La tradition aura plus tard orné cette première apparition de la glossolalie de traits un peu plus extraordinaires. Elle y aura vu le don subitement accordé aux chrétiens de s'exprimer en dialectes étrangers. Mais, au fond, le « parler en langues » de Jérusalem et celui de Corinthe ne diffèrent par aucun trait essentiel. Cette opinion est également celle de M. Godet. « Je ne saurais voir dans le don des langues, écrit-il, que l'expression, dans un langage spontanément créé par le Saint-Esprit, des nouvelles intuitions et des profondes et vives émotions de l'âme humaine affranchie pour la première fois du sentiment de la condamnation et jouissant de l'ineffable douceur de la position filiale auprès de Dieu...A la Pentecôte, où ce langage se manifesta sous la forme la plus distincte, chaque auditeur bien disposé le comprit à l'instant, par un procédé analogue à celui qui créait les interprètes à Corinthe, et put le traduire immédiatement, tellement qu'il croyait entendre sa propre langue4. »

Il y a dans cette manière de voir un sérieux, une élévation, un respect des Ecritures auxquels je rends le plus sincère hommage. Il ne m'est pourtant pas possible de la partager. J'en ai dit les raisons dans un article développé de la Revue de théologie de Montauban5, et je me borne à les résumer brièvement.

Le texte de Actes ch. 2 renferme une expression qui ne se retrouve dans aucun autre passage relatif à la glossolalie : c'est l'adjectif ἑτέραι joint à γλώσσαι . Dans les autres textes (mentionnés plus haut) le substantif γλώσσα est employé tantôt au pluriel, tantôt au singulier, associé aux verbes λαλεῖν et προσευχέσθαι, mais non à un adjectif. Il y en a un, celui de καιναῖ, dans quelques manuscrits de Marc 16.17.

A celle différence, relative surtout à ceux qui parlent, s'en joignent d'autres, aussi frappantes, au sujet de ceux qui écoutent. Dans Actes ch. 2 ce sont en majorité des gens pieux, au moins bien disposés, εὐλαβεῖς, venus à Jérusalem pour la fête. Dans 1 Corinthiens ch. 14, ce sont essentiellement des non-croyants, des infidèles, ἀπίστοι, dont l'incrédulité pourrait être confondue par la glossolalie. Et Paul écrit expressément : « Les langues servent de signe non à ceux qui croient, mais aux non-croyants. » (verset 22.) A Corinthe, le « glossolale » n'est point compris sans le secours d'un interprète, et le don d'interprétation a sa place au nombre des charismes énumérés par l'apôtre 1 Corinthiens ch. 12. (verset 10.) Aussi le silence est-il imposé à celui qui n'aurait que le don des langues et pas celui de l'interprétation. A Jérusalem, les cent vingt disciples parlent ; nous ne surprenons parmi eux aucun interprète, et cependant ils paraissent nettement compris par la foule. Les railleurs essaient d'échapper par une mauvaise plaisanterie ; mais cela n'emporte point la conséquence qu'ils n'aient pas compris, parce qu'ils étaient mal disposés. A Corinthe, le glossolale s'adresse à Dieu, non aux hommes, et nul ne l'entend : οὐδείς ἀκούει (verset 2) ; à Jérusalem, c'est juste l'inverse, tous les assistants entendent, et ils en sont étonnés : πῶς ἡμεῖς ἀκούομεν ἕκαστος (verset 8) ; ἀκούομεν λαλούντων ἀυτῶν (verset 11.)

Conclure de ces données réunies à une identité, ou simplement à une similitude marquée, entre la glossolalie de Jérusalem et celle de Corinthe ne me paraît pas possible. M. Godet nous le dit lui-même : « Le passage 1 Corinthiens 14.14-16 prouve que celui qui parle en langues s'adresse à Dieu sous l'empire d'une émotion profonde qui le fait prier, chanter ou rendre grâces dans un langage extatique, inintelligible à quiconque ne partage pas avec lui cette même émotion. » Et plus loin : « De pareilles émotions, exprimées dans cette langue mystérieuse, création immédiate de l'Esprit, ne pouvaient être comprises que de celui que l'Esprit mettait en communion avec ceux qui les éprouvaient. » Et enfin : « La glossolalie n'est ni un moyen de conversion ni un signe de châtiment prochain pour les incrédules6. » La foule accourue soudain pour entendre les cent vingt disciples avait-elle reçu comme eux le Saint-Esprit et partageait-elle leur émotion ? Il serait difficile de le prouver. Mais il apparaît clairement que leur glossolalie a été un moyen pour amener la conversion des assistants.

Les cas de Corinthe me semblent donc distincts, et je dirais volontiers distants de celui de Jérusalem. Entre eux se placent, comme des anneaux intermédiaires, celui de Césarée et celui d'Ephèse, sur lesquels nous avons d'ailleurs très peu de détails. C'est, chez Corneille, une sorte de Pentecôte en petit : les compagnons de Pierre entendent des païens, animés par l'Esprit-Saint, « parler en langues et magnifier Dieu. » A Ephèse, douze disciples sont baptisés au nom de Jésus ; Paul leur impose les mains ; l'Esprit-Saint descend sur eux ; ils parlent en langues et ils prophétisent. Nous ne savons rien de plus7.





Mais si nous avons réussi à établir une différence marquée entre la glossolalie de Corinthe et celle de la Pentecôte, quelle interprétation pouvons-nous donner de cette dernière ? Cela n'est pas facile ; essayons toutefois.

Nous admettons franchement comme historique le récit de Actes 2.1-5. Nous en reconnaissons le caractère miraculeux. Mais si nous nous trouvons en présence de faits réels et non pas de purs symboles, nous croyons avoir le droit, pour ne pas dire le devoir, de leur trouver un caractère hautement symbolique ; tâchons de le dégager de notre texte. Baumgarten nous paraît avoir ouvert dans ce sens une voie féconde, et nous l'y suivons volontiers.

La Pentecôte israélite était, nous l'avons déjà rappelé, une fête des moissons. Elle s'ouvrait par la présentation au sanctuaire des « pains de prémices. » De la sorte elle correspondait à la Pâque, ouverte par la présentation des premiers épis. Or, si Christ a pu être nommé « notre Pâque8, » il l'a été non seulement comme agneau immolé, mais aussi comme grain déposé en terre, mort, portant du fruit par sa mort même, et sanctifiant ainsi, c'est-à-dire consacrant à son Père le champ qui est le monde. (comparez Jean 12.24 ; Matthieu 13.37.) De ce grain, aujourd'hui, sort déjà un véritable « pain de prémices, » l'Eglise, représentée par les cent vingt disciples, germe de l'Eglise de l'avenir, nourriture des Gentils auxquels la Parole de vie est maintenant présentée, à chacun dans sa propre langue.

La Pentecôte, ensuite, commémorait la proclamation de la loi. Or cette loi, en constituant Israël comme peuple, le mettait à part en même temps de toutes les autres nations. Une haute barrière s'élevait entre elles et lui. Et cependant, au moment de clore son ministère, Moïse n'avait-il pas annoncé la chute de ce mur de séparation ? (comparez Ephésiens 2.14.) « Ce n'est point avec vous seuls, avait-il dit, que je traite cette alliance...C'est avec ceux qui sont ici parmi nous...et avec ceux qui ne sont point ici parmi nous en ce jour9. » La voilà maintenant accomplie, cette antique prédiction. L'alliance avec Dieu, scellée par la mort du Christ, offerte et réalisée par le Saint-Esprit, n'est plus le privilège exclusif des Hébreux. La loi, désormais loi de liberté, est promulguée à toutes les nations dans leurs propres langues, parce qu'elle va devenir leur charte à toutes.

La glossolalie de la Pentecôte est ainsi devenue elle-même une prophétie. Elle annonce et elle symbolise la grande multitude des élus, « rachetés de toute tribu et de toute langue (ἐκ πάσης γλώσσης) et de tout peuple10. » Prophétie missionnaire, par conséquent, si nous osons la nommer ainsi. C'est, a-t-on dit, la revanche de la tour de Babel et de la dispersion des peuples. Oui, dans un certain sens. L'orgueil de l'homme a créé les nationalités diverses et adverses, incapables de se comprendre les unes les autres. Le Saint-Esprit les rapproche, les unit, les confond presque en une seule nation, sous un seul roi, avec une seule loi. Les langues ne sont pas encore toutes ramenées à une seule ; elles ne le seront probablement jamais ici-bas. Mais Dieu veut qu'en chacune de ces langues soit prêchée, clairement et populairement, la bonne nouvelle du salut. N'est-ce pas cette nouvelle qui constitue par excellence les « grandes choses de Dieu, » dont les disciples entretinrent tout à coup leurs auditeurs d'occasion ? Nos missions contemporaines, avec leurs temples, leurs chapelles, leurs salles d'école, leurs prédications, leurs livres en trois cents langues ou dialectes, voilà, croyons-nous, l'un des accomplissements les plus grandioses de la prophétie faite au matin de la Pentecôte par les cent vingt disciples ; voilà le riche et touchant symbole enfermé dans le fait historique de la glossolalie11. Bengel paraît l'avoir ainsi entendu lorsqu'il écrit : « Hæc familia, totius mundi linguis Deum celebrans, erat instar totius mundi, linguis suis Deum laudaturi. »

Ce phénomène, ajoutons-le, a été unique et passager. Les langues étrangères parlées par les disciples leur ont été momentanément communiquées ; ils ne les ont point apprises magiquement et ne les ont point retenues pour le reste de leur vie. Quand Pierre prêcha la vérité dans Rome, il eut, dit la tradition, besoin d'un interprète ; cette tradition paraît avoir raison. Quand Paul, à Lystre, fut sur le point d'être adoré, il ne comprit point le lycaonien dont se servait la foule païenne12. Jean, pour théologien qu'il fût, ne passe point pour avoir parlé plus tard l'arabe ni l'égyptien. Aussi ne saurais-je voir ni chez Corneille, ni à Ephèse, ni dans l'Eglise de Corinthe aucun don des langues dans le sens précis où nous le rencontrons à Jérusalem.





Revenons maintenant, après cette dissertation nécessaire, au récit de notre auteur.

2.5   Les gens pieux dont va se former l'auditoire des apôtres nous sont représentés comme des hommes (ἅνδρες), à l'exclusion des femmes et des enfants, et comme venus de toutes les nations qui sont sous le ciel : expression hyperbolique, sans doute, analogue à celle de Deutéronome 2.25. Ils étaient juifs, nous dit le texte, et habitaient Jérusalem, au moins pendant la durée de la fête. (2.6  ) Le bruit13 qui vient de retentir à travers la ville les amène en très grand nombre, soit dans la maison même où les disciples sont assemblés, soit plutôt (vu ce nombre même) sur une place ou dans quelque vaste cour. Cette foule est aussitôt confondue (συγχύνω = συγχέω, confundere) de ce qu'elle entend ; et cet étonnement se prolonge pendant un certain temps, comme cela ressort de l'emploi des deux imparfaits : ἐξίσταντο, ἔθαύμαζον . Au reste, les assistants expliquent le motif de leur stupéfaction. (2.8  ) Comment, disent-ils, ces gens, qui sont pourtant des Galiléens, se sont-ils mis à parler tout à coup les dialectes divers de leurs auditeurs ? Διάλεκτος, sans doute, doit se prendre au sens le plus large, comme un synonyme de langue ; il ne viendrait à l'esprit de personne de tenir le persan pour un simple dialecte de l'araméen. De même, le terme Γαλιλαῖοι n'est nullement ici une expression méprisante propre à désigner les chrétiens ; il ne se rencontre avec cette acception que plus tard.

2.9   Quinze nationalités sont mentionnées, dont chacune a des représentants dans la foule. Au point de vue géographique, cette énumération part du nord-est, la Parthie, pour se diriger à l'ouest (Rome) et revenir au sud-est (Arabie). L'ordre suivi de la sorte est-il du fait même des assistants ou le devons-nous à l'écrivain ? En vérité, cela n'importe guère et nous ne saurions décider. Quelques observations seulement. Les quatre premiers noms rappellent aux Hébreux les pays de l'exil. Les Elamites (chez les classiques Ἐλυμαῖοι) habitaient les bords du golfe Persique. Avec la Judée nous revenons dans les limites mêmes de la terre promise ; quelques commentateurs l'ont trouvé étrange et proposent de remplacer Ἰουδαίαν par Ἰδουμαίαν ou par Ἰνδίαν  ; pures hypothèses, sans appui solide. Nous en disons autant de Ἀρμενίαν, correction imaginée déjà par Tertullien et par Augustin, probablement en vue d'éviter la répétition de Ἰουδαίαν (verset 9) et de Ἰουδαῖοι (verset 11.) La « Judée » nous paraît désigner simplement, puisqu'il s'agit surtout de langues, le lieu d'origine de ceux dont le διάλεκτος est le יְהוּדִי c'est-à-dire l'hébreu. L'Asie est sans doute ici la côte ouest de l'Anatolie actuelle (Carie, Mysie et Lydie). -- (2.10  ) La Lybie cyrénienne, connue aussi sous les noms de Pentapole et de Lybie supérieure, avait pour capitale Cyrène, ville où les Juifs formaient un quart de la population ; ils avaient leur propre synagogue dans Jérusalem. (Actes 6.9) -- Les ἐπιδημοῦντες Ρωμαῖοι pourraient être ou des Juifs habitant Rome, maintenant en passage à Jérusalem, en vue de la fête, ou même des Romains proprement dits en séjour temporaire dans la ville sainte. Le premier sens paraît probable vu la Pentecôte ; le second se rencontre pour ἐπιδημοῦντες ξένοι . (Actes 17.21) -- Enfin les mots « Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes » semblent à la fois terminer et reprendre l'énumération, et peut-être sont-ils bien la reproduction exacte des cris de la foule. Alors déjà les Juifs avaient en Arabie des colonies nombreuses, et celles-ci ne tardèrent pas à persécuter les chrétiens14.

2.12   Les étrangers ont eu beau reconnaître leurs idiomes maternels, et, dans ces idiomes mêmes, la glorification du nom de Dieu, ils n'ont pourtant point compris ce qui se passe. Ils continuent tous à être hors d'eux-mêmes, et dans un grand embarras, διηποροῦντο . Ils se posent entre eux des questions : Qu'est-ce que cela veut être ? C'est-à-dire : « Si ce fait extraordinaire veut avoir un sens, lequel ? Nous ne saurions le deviner. » Ainsi, plus tard, s'interrogeront les auditeurs de Paul dans Athènes. (17.18.) -- (2.13  ) En outre, il y a là, comme dans toutes les foules, des railleurs, de ces,beaux esprits qui prétendent tout expliquer par une plaisanterie plus ou moins sotte15. Ils sont peut-être de ceux qui accusaient déjà le Christ d'être οἰνοπότης . (Luc 7.34) Une certaine excuse, au reste, peut être donnée à leur niaise exclamation ; cent vingt personnes parlant toutes à la fois, dans une quinzaine de langages différents, devaient produire un très étrange effet. Seulement, pour attribuer à l'ivresse un phénomène pareil, il faut ne pas prendre la peine d'un instant de réflexion. Le γλεῦκος dont on accuse les disciples de s'être enivrés est proprement le jus non fermenté du raisin, le moût, soit tel qu'il coule de la grappe légèrement pressée, soit conservé pendant des mois par des procédés destinés à empêcher la fermentation. Les anciens paraissent avoir fort apprécié ce genre de boisson16. Comme nous nous trouvons ici à une époque de l'année très antérieure à la vendange, nous avons à entendre γλεῦκος dans ce dernier sens.

Mais la moquerie des profanes va devenir, autant que l'admiration des âmes pieuses, une occasion de proclamer victorieusement la foi de l'Eglise naissante et les grâces dont Dieu l'enrichit.

§ 2. Discours apologétique

L'apôtre Pierre se lève pour défendre la vérité. Il n'est pas seul ; ses onze collègues l'entourent ; le corps apostolique tout entier, répondant de l'Eglise, repousse les attaques injustes dirigées contre elle. Pierre est le porte-parole ; mais c'est bien la voix des douze qui va retentir.

Son discours, visant, au travers de cette foule toute la maison d'Israël (v. 36), peut se diviser en deux parties :

a)
explication du phénomène qui vient de se produire ;
b)
prédication du nom de Jésus, relevant essentiellement la mort expiatoire et la résurrection glorieuse du Sauveur.
Ces mêmes points reparaissent dans tous les discours à nous connus de l'apôtre Pierre et dans sa première épître.
a) Explication du phénomène. 2.14-21.

2.14   Pierre ne va point se contenter d'un tranquille enseignement doctoral. Debout, d'une voix haute et claire, il prononce une vibrante allocution. Il est encore sous l'action du Saint-Esprit ; cela se voit entre autres à la reprise du verbe ἀποφθέγγομαι, du verset 4. Il s'adresse aux Juifs, à tous les habitants de Jérusalem, même à ceux que sa parole ne peut pas directement atteindre. Il réclame presque impérieusement leur attention (ἐνωτιζόμαι = ἐν ὠτίοις δεχόμαι = הַאֲזִינ), car il a quelque chose de fort sérieux à leur faire entendre.

2.15   Tout d'abord, à repousser l'inepte accusation lancée : Ecoutez, car ces gens-ci ne sont point ivres ; il y a donc autre chose à faire qu'à se moquer. Réfléchissez ; il est neuf heures du matin, l'heure de la première prière publique et du premier sacrifice. Avant ce moment un Juif fidèle (et tels étaient les cent vingt disciples) ne prenait habituellement aucun repas, en tout cas aucune boisson : « Ante quod tempus, dit expressément Lightfoot, diebus præsertim Sabbati et festis, insuetum Judaeis gustare quidquam vel esculenti vel poculenti ; imo et diebus aliis1. »

2.16   En revanche, ce qui vient de se passer est ce qui avait été dit, donc l'accomplissement d'une prophétie, tout au moins d'une portion d'une prophétie. Elle se rencontre Joël 3.1-5 dans le texte hébreu ; Joël 2.28-32 d'après nos versions. Pierre en reproduit assez librement les termes. Joël, dans ce passage, décrivait quelques-uns des signes dont les temps messianiques seraient précédés : effusion du Saint-Esprit, phénomènes cosmiques. L'époque de ces événements est désignée par ἐν ταῖς ἐσχάταις ἡμέραις, expression qui traduirait les mots אַחֲרֵי הַיַמִימ plutôt que l'original אֲחַרֵי כֵּנ L'apôtre signale probablement par là la fin de l'économie ancienne et le début de la nouvelle. Cette dernière, ouverte, par l'envoi du Saint-Esprit, se terminera par de grandes catastrophes. Mais celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. De là l'importance extrême de faire connaître ce nom, et c'est à quoi Pierre consacrera la seconde partie de son discours. (Notons à ce propos que les mots ἐσχάσται reviennent 2 Timothée 3.1, pour désigner la Parousie.) L'Esprit devait être répandu sur tous les hommes sans exception, « sur toute chair, » dit le texte, voulant peut-être nous faire considérer l'humanité du point de vue de sa faiblesse propre, et en opposition à la force communiquée par l'Esprit. Cela dit, l'orateur, suivant le prophète, partage cette humanité en catégories : vos fils, vos filles, des jeunes gens, auxquels des visions seront accordées, des gens âgés qui seront favorisés par des songes2. Et comme les dons de l'Esprit ne regarderont point à la distinction des sexes, ils ne seront pas davantage réglés par l'opposition entre maîtres et serviteurs. (2.18  ) C'était du moins la pensée nettement exprimée par l'hébreu עֲבָדִים הַשְׁפָחוֹת  ; elle est effacée dans le texte des Septante, reproduit par Pierre : δούλους μου, δούλας μου  ; là l'idée principale devient celle-ci : pour avoir part aux dons de l'Esprit, il faut être un serviteur de l'Eternel. Même le pouvoir de prophétiser manifestera chez ces croyants l'action de l'Esprit-Saint.

2.19   Quant aux signes cosmiques annoncés par Joël, notre apôtre ne les tient pas encore pour réalisés ; mais ils sont garantis à ses yeux par l'envoi du Saint-Esprit, maintenant accompli. Ils se produiront dans le ciel et sur la terre. (2.20  ) Quelques-uns, observe Hackett, semblent rappeler le souvenir des plaies d'Egypte, le sang, par exemple, le feu et les ténèbres. Ils nous apparaissent plus encore en relation avec la ruine de Jérusalem, dans laquelle l'Eglise a vu de bonne heure un type du châtiment réservé aux impies. Enfin, après ces cataclysmes, viendra le grand jour du Seigneur, donc la Parousie. (2.21  ) Tout, cependant, ne périra pas au sein de ce bouleversement. Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ; κυρίος, dans ce contexte, désigne sans doute Jésus-Christ, et le nom symbolise ou représente la personne. Le même verbe ἐπικαλέομα sera employé 8.59 sans aucun régime.

Tirer de cette citation la conclusion que Pierre accepte déjà l'universalité du salut pour toutes les nations serait évidemment aller trop loin. L'apôtre aura besoin de nouvelles leçons, entre autres de la vision de Joppe. Mais certainement les conditions du salut commencent à lui apparaître plus claires et plus simples. Il va le prouver par sa franche prédication de Jésus de Nazareth.

b) Prédication du nom de Jésus. 2.22-36.

2.22   Qu'est-il et qu'a-t-il fait, ce Jésus, pour devenir un Sauveur ? Tout d'abord, Dieu s'est ouvertement déclaré en sa faveur ; finalement, il l'a fait Seigneur et Christ. (Vers. 36.) Trois preuves établiront cette vérité : les miracles de Jésus (v. 22) ; sa résurrection (v. 24-32) ; les œuvres du Saint-Esprit. (Vers. 33-35.) L'orateur insistera peu sur la première, connue de tous ses auditeurs ; beaucoup sur la seconde, pour laquelle il faut s'en remettre au témoignage des disciples ; la troisième établira la valeur de ce témoignage, car les douze ne sont devenus les témoins du Ressuscité que par la vertu de l'Esprit.

Pierre donc, dans cette seconde partie de son discours, devient plus intime et plus pressant. Il s'adresse à des Ἰσραηλεῖται, comme s'il visait les fils de ce patriarche qui autrefois a vaincu Dieu par ses prières. Sa première phrase, un peu longue, un peu lourde en apparence, n'en est pas moins pleine de majesté : Jésus de Nazareth, homme accrédité3 auprès de vous de la part de Dieu par les actes de puissance, les prodiges et les signes que Dieu a faits par son moyen au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme même, livré par la résolution arrêtée et la préconnaissance de Dieu, vous l'avez fait périr en le clouant [au bois] par la main des iniques : c'est lui que Dieu a ressuscité, ayant délié les liens de la mort. L'apôtre ne s'arrête pas à raconter les miracles de Jésus, ce serait superflu. Il en reste d'ailleurs à montrer un plus grand encore et plus convainquant : des vies entièrement transformées par ce Nazaréen mort et ressuscité. Ses ennemis, il est vrai, avaient réussi à le livrer. Mais, en ce faisant, ils accomplissaient à leur insu les desseins de Dieu, un décret de sa prescience. L'odieuse conduite du traître, rappelée comme en passant par un seul mot, ἔκδοτον, n'a point été une surprise dans les conseils célestes. Et, fort de sa foi, transformé par l'Esprit, Pierre ose passer sans transition à l'attaque. Dans cette foule étonnée et attentive, il voit les auteurs, les exécuteurs mêmes de la crucifixion. L'arrêt de mort, rendu par le sanhédrin, l'a été, en fait, par le peuple tout entier : « C'est vous qui avez crucifié Jésus4 ! » D'ailleurs, n'y avait-il pas là quelques-uns de ceux qui avaient crié : « Crucifie ! »

Cette mort, néanmoins, devait être passagère : Dieu a brisé τὰς ὠδῖνας τοῦ θανάτου . (2.24  ) L'apôtre en employant cette expression s'est peut-être rappelé Psaume 17.5 ; 116.3, où le psalmiste se dit lié par les חֱבְלֵי־מָוֶת  ; dans les Septante ὠδῖνες ᾅδου et ὠδῖνες θανατοῦ . Il se peut que les traducteurs grecs aient confondu חֶבֶל, lien, avec חֵבֶל, douleur. Mais Pierre s'approprie cette traduction pour représenter la résurrection comme un enfantement ; la mort est censée souffrir un « mal d'enfant, » et Dieu le fait cesser en produisant la vie. Idée singulièrement audacieuse et profondément vraie. Dans le plan de Dieu, la mort n'est pas un anéantissement ; elle est un passage ; elle n'achève rien, elle prépare. Bien des siècles avant les chants de nos poètes, cette grande pensée s'était fait jour dans la première prédication chrétienne, pour revenir ensuite dans ces écrits apostoliques, où Jésus est appelé πρωτότοκος ἐκ τῶν νεκρῶν . (Colossiens 1.18 ; Apocalypse 1.5) Paraphraser ici, avec quelques commentateurs : « Dieu a introduit Jésus dans une existence désormais exempte des douleurs de la mort, » ce serait fausser la parole de l'apôtre.

Reconnaissons-le aussi. Son courage est maintenant héroïque ; un mot de plus et ce serait de la bravade. Nombre de ses auditeurs ont vu les scènes de la Passion ; plus d'un, au moins par son silence, a approuvé le supplice du Christ. Pierre ose le leur déclarer en face par ce cri vengeur : ἀνείλατε . Il n'appuie pas, du reste. A ce triomphe apparent de la haine des hommes, il se hâte d'opposer l'acte du Dieu souverain arrachant Jésus au tombeau.... Eh bien, en cet instant, qui donc eût empêché un violent mouvement populaire d'éclater, et de balayer l'orateur avec ses collègues ? Naguère, devant une servante et quelques soldats, Pierre tremblant avait renié son Maître. Aujourd'hui, devant une foule d'au moins trois mille hommes dont les dispositions ne lui sont pas encore connues, non seulement il ne la craint pas, mais il semble presque la provoquer par son étonnante hardiesse. A coup sûr, quelque chose d'étrange s'est passé. Et ce quelque chose n'est-il pas, après le pardon reçu au bord du lac de Génézareth, l'effet irrésistible du Saint-Esprit ?

2.25   Dès ce moment, l'orateur insistera longuement sur la résurrection du Christ. La mort n'a pas pu retenir Jésus dans ses chaînes. Pour le démontrer, Pierre va recourir à l'Ecriture et rappeler les déclarations d'un ancêtre du Messie, de David. Il les prend Psaume 16.8-11, cités d'après les Septante. Suivant Delitzsch, ce cantique aurait été composé par le roi-prophète au sortir d'une grave maladie, dont la guérison lui aurait inspiré le projet de bâtir le temple. Se considérant comme le type du Messie, le monarque énoncerait alors la certitude de ne point être vaincu par la mort et cette confiance aurait trouvé dans l'histoire de Jésus sa parfaite réalisation.

Pourquoi David, dans son épreuve, n'avait-il pas cessé de se reposer sur Dieu ? Parce qu'il voyait constamment pour lui (προορώμην, imparfait moyen) le Seigneur se tenant à sa droite. Cette position peut être celle de l'accusateur (Zacharie 3.1) ; mais elle est aussi celle du défenseur. (Psaume 109.31 ; 121.5) (2.26  ) Ainsi gardé au sein de la souffrance, David s'est réjoui en son cœur ; sa langue a tressailli d'allégresse (l'hébreu, plus énergique, ne disait pas « ma langue, » mais « ma gloire » כְּבוֹדי). Même sa chair était tranquille ; elle goûtait un repos appuyé sur l'espérance, ἐπ' ἐλπίδι . -- Son âme, à plus forte raison, ne pouvait être jetée dans l'Hadès pour y être abandonnée. Il est le bien-aimé de Dieu par le fait de sa piété (de là peut-être le חָסִיד rendu par ὅσιος) ; Dieu, dès lors, ne lui laissera point voir la corruption de la fosse (שָׁחַת de l'original rendu par διαφθόρα). -- (2.28  ) Au contraire, il lui fait connaître les voies de la vie, et par conséquent le ramène au milieu des vivants. Rempli de joie, le serviteur fidèle contemple face à face son libérateur (μετὰ τοῦ προσώπου σου, avec ta face, pour rendre אֶת־פָּנֶיך).

2.29   La citation est achevée. Pierre se hâte de l'appliquer. Pour lui, ce « Saint de Dieu, » c'est Jésus, dont le corps a été déposé dans le sépulcre sur l'espérance de la résurrection. En écrivant le Psaume 16, David pouvait-il avoir en vue exclusivement ses propres destinées ? Non, sans doute. Son horizon avait été élargi par le Saint-Esprit. Il est donc permis5 d'entrer dans la voie ouverte par ce « patriarche » et de rappeler « tout franchement » sa mort. Il a été inhumé ; son tombeau se montrait encore dans Jérusalem ; d'après Néhémie 3.16, on en connaissait encore la place lors du retour de l'exil. (comparez 1 Rois 2.10) Selon une tradition rabbinique, David serait mort le jour de Pentecôte : « R. José dicit : David mortuus est in Pentecoste, atque omnis Israël illum planxerunt, et sacrificia sua obtulerunt die postero6. » Ce détail, s'il est certain, donnerait plus de force encore à l'allusion de Pierre. Au dire de Josèphe, Jean Hyrcan, ayant fait ouvrir ce tombeau de David, en aurait enlevé τριχίλια ἀργυρίου τάλαντα 7. -- Quoi qu'il en soit, et pour en rester aux faits certains, David en son Psaume 16 n'a pas parlé de lui seul ; il s'est exprimé en prophète, sachant que Dieu lui avait promis par serment une postérité8 destinée à s'asseoir sur son propre trône. En d'autres termes, il s'est souvenu des promesses dont Nathan avait été l'organe auprès de lui. (2 Samuel 7.12 et suiv.)

Observons-le maintenant : Pierre, en s'exprimant de la sorte, aurait mis aux mains des Juifs une arme terrible contre lui dans le cas où Jésus ne serait pas ressuscité. Il en appelle au tombeau de David, toujours occupé par les débris d'un cadavre. Eh ! pourquoi ne pas lui répondre en en appelant au tombeau de Jésus ? Il n'y avait pas deux mois que le corps y avait été déposé, la vérification était facile ; quelques minutes suffisaient pour fermer la bouche à l'apôtre en lui criant : « Quant au Christ, il a été inhumé et son sépulcre est jusqu'à ce jour parmi nous ! » Nulle part cette parole ne retentit. Nul ne propose de se rendre au tombeau et de l'ouvrir. Ce silence ne vaut-il pas le plus éloquent des aveux ? -- Pierre en profite. Il continue sa démonstration victorieuse. Il ose affirmer que David a parlé de la résurrection du Christ, en la voyant dans l'avenir, προιδὼν . On peut ici, avec Oltramare et Segond, donner à ὅτι le sens déclaratif : « Prévoyant la résurrection, il a dit qu'il ne serait pas laissé ;... » ou bien, avec Rilliet, le sens explicatif : « Par prévision il a parlé de la résurrection du Christ, car celui-ci n'a pas été laissé ;.... » cette dernière traduction me paraît préférable. (J'incline aussi à préférer la leçon οὔτε ἐνκατελειφθη à οὐ κατελείφθη).

2.32   C'est ce même Jésus, continue l'apôtre, que Dieu a ressuscité ; et de ce fait nous sommes tous témoins ; ou, si l'on rapporte ο\~ὑ Ἰησοῦν, ou bien à θεός, : et nous sommes tous ses témoins. Les apôtres ont pris au sérieux l'ordre et la promesse reçus de leur Maître le jour de l'Ascension. (1.8) (2.33  ) Non seulement Dieu l'a ressuscité, mais il l'a aussi élevé.... A sa droite ? ou par sa droite ? La première traduction est admissible pour δεξιᾷ, au dire de Winer9 ; elle s'appuierait néanmoins sur des exemples bien rares en dehors de la poésie, et nous traduirons plus volontiers ici, comme 5.31 : Dieu l'éleva par sa droite. Tout rappelle dans ce contexte des actes de la puissance de Dieu, et le langage prophétique attribue de tels actes à sa main droite. Calvin traduit aussi : « Dextera ergo Dei exaltatus. » Au surplus, c'est bien à la droite de Dieu que Jésus ressuscité s'est placé. Là il a reçu et « pris (λαβὼν) la promesse, » c'est-à-dire l'accomplissement de la promesse du Saint-Esprit, donc le Saint-Esprit lui-même (Jean 16.7) ; et il a répandu cette force dont les spectateurs peuvent maintenant voir et entendre les effets.

2.34   Faut-il prouver que c'est réellement Jésus et non David qui est entré de la sorte dans le ciel ? David lui-même fournira cette preuve. En son Psaume 110, il se sépare nettement du Messie en l'appelant « mon Seigneur ; » et c'est ce Seigneur, mais non David, que l'Eternel invite à prendre place à sa droite. Pierre, en citant ce verset, ne s'est-il pas rappelé un enseignement de son Maître ? Jésus l'avait cité, lui aussi, pour poser à la foule cette question restée sans réponse : Si David le nomme son Seigneur, d'où est-il son Fils ? (Marc 12.35-37)

2.36   La démonstration est maintenant finie ; l'apôtre peut conclure. Sa conclusion sera un appel adressé à toute la maison d'Israël, et accompagné d'une dernière flèche lancée dans la conscience des auditeurs. Ce Jésus, Dieu l'a fait Seigneur et Messie ; vous, vous l'avez crucifié. Vous vous êtes donc mis en opposition directe avec Dieu. Pouvez-vous, voulez-vous rester dans cette situation ? Cette question, sans être textuellement exprimée, jaillit de chaque mot ; elle va avoir pour réponse les premières conversions.

§ 3. Premières manifestations de vie dans l'Église

2.37   L'apôtre s'est tu. L'auditoire aura-t-il été touché ?

L'annonce des derniers temps et des catastrophes dont ils seront précédés, le souvenir du Christ, de ses bienfaits, de ses souffrances imméritées dont ils ont été les auteurs, tout cela vient de percer1 le cœur de ces Juifs, d'abord simplement étonnés. Ils se tournent vers Pierre et vers ses collègues ; ils les nomment des frères. « Que ferons-nous ? » crient des centaines de voix. En fait, ce cri a formé l'Eglise ; il doit être le résultat de toute prédication fidèle.

Et là-dessus, on ne peut se défendre d'une comparaison entre ce discours de Pierre, si riche en prompts résultats, et ceux du Christ, si infructueux en apparence. Qui a dit : « Que ferai-je ? » après le sermon sur la montagne, après les paraboles du royaume des cieux, après les apostrophes lancées contre les hypocrites ? (Matthieu ch. 23) Personne, à notre connaissance. Quand le jeune homme riche a demandé : « Que ferai-je pour avoir la vie éternelle ? » Jésus a répondu ; mais le questionneur s'en est allé sans obéir.... Et les paroles de l'apôtre déterminent trois mille conversions.

Oui, c'est étrange ; mais c'est aussi l'accomplissement littéral d'une promesse faite par Jésus aux disciples : « Celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et même de plus grandes, parce que, pour moi, je vais vers mon Père. » (Jean 14.12) Le Seigneur a quitté les siens ; puis il leur a envoyé l'Esprit-Saint ; les œuvres se produisent. Au fond, il n'a pas cessé d'en être l'auteur.

2.38   A la question bien certainement espérée, attendue, Pierre a une réponse toute prête. Elle se compose de trois mots : deux ordres et une promesse. « Repentez-vous ; soyez baptisés ; vous recevrez. » La prophétie de Joël poussait l'Israélite à invoquer le nom du Seigneur. Au lieu de cela, ils l'ont crucifié. Comment revenir à lui, à moins d'une transformation radicale ? C'est précisément ce que donne à entendre le verbe μετανοέω, changer de dispositions, se repentir, ou se convertir. Jean-Baptiste et Jésus lui-même avaient commencé leur ministère par ce mot : « Repentez-vous. » Pierre l'avait sans doute entendu de leur bouche ; il le redit après eux. Et comme la repentance ne suffit pas, il y faut joindre un acte qui en prouve la sincérité : le baptême, symbole de la mort au péché et de la résurrection à une vie nouvelle. Ainsi, dès ses premiers jours et par l'organe de son prédicateur le plus autorisé, l'Eglise a donné au baptême une très haute importance. Le verset 42 nous fournira une remarque de même nature au sujet de la sainte cène. L'enseignement et la pratique des premiers chrétiens ont bien été conformes à ceux de Paul. (Romains 6.3 et suiv. ; 1 Corinthiens 12.13 ; 11.23-29, etc.)

Une réflexion cependant s'impose. Pourquoi l'apôtre demande-t-il un baptême au nom (littéralement dans le nom2) de Jésus-Christ seulement ? Pourquoi ne pas reproduire la formule dictée par le Maître : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ? »

En fait, les termes de la formule ne sont point ici l'essentiel. Dès les temps de Jean-Baptiste, assurément, on connaissait le baptême au nom du Père, peut-être même au nom du Saint-Esprit. Le précurseur, en revanche, n'employait pas et ne pouvait pas employer le baptême au nom du Fils. Or, c'est celui-là qui devient désormais le baptême spécifiquement chrétien ; le nommer suffit pour le moment à Pierre. Le baptême au nom du Fils implique, en effet, le baptême au nom du Père et du Saint-Esprit. Et comme le nom, nous l'avons dit, représente et remplace en quelque sorte la personne, ce baptême remplacera dans une certaine mesure pour les convertis la connaissance personnelle du Christ. Ajoutons qu'il sera célébré εἰς ἄφεσιν τῶν ἁμαρτιῶν, en vue de la rémission des péchés ; et cette rémission se rattache avant tout à l'œuvre et à la personne du Christ. Les apôtres ont conservé dans la pratique la formule du baptême donnée par le Maître. Ici, les termes « au nom de Jésus-Christ » étaient seuls pleinement indiqués. Nous n'en rencontrons pas d'autres dans le livre des Actes lorsqu'il est question du baptême. La Didachê, cet ancien manuel du culte et de la liturgie au temps de la primitive Eglise, renferme les deux formules, de manière à justifier notre interprétation. Officiellement on baptisait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; mais, quand on mentionnait ce sacrement par son côté essentiellement chrétien, on parlait du « baptême au nom du Seigneur3. »

Voilà donc l'Eglise pour la première fois appelée à obéir aux deux ordres suprêmes du Maître : « Instruisez ! Baptisez ! » Déjà elle a pour néophytes des hommes de toutes les nations. Fidèle au commandement, Pierre se sent le droit d'y ajouter la promesse : Vous recevrez le don du Saint-Esprit ! Il ne dit pas même : Dans peu de jours. L'Esprit peut être reçu tout de suite. -- Mieux encore : La promesse ne sera pas seulement pour vous, continue l'apôtre. Elle s'étend à vos enfants. Elle s'étend à tous ceux que le Seigneur appellera et qui sont aujourd'hui bien éloignés de nous, loin de cette Sion où Joël (2.32) avait comme localisé le salut. Calvin voit dans ces mots une désignation des païens : « Ultimo loco nominantur Gentes, quae prius fuerant extraneæ4. ». Mais Pierre avait-il dès ce moment une vue si précise de la vocation des Gentils ? Ne pense-t-il pas plutôt aux Juifs hellénistes dispersés loin de Jérusalem ? (Baumgarten.) A eux aussi s'adresse la promesse, à la seule condition d'entendre et d'accepter l'appel de Dieu.

2.40   D'autres discours ont suivi celui-là. L'apôtre, et sans doute avec lui ses collègues, se sont acquittés de leur devoir d'instruire. Notre auteur ne reproduit pas ces enseignements ; il en résume le sens général. Tous aboutissaient à un solennel garde-à-vous ! Soyez sauvés de cette génération tortueuse ! c'est-à-dire perverse, fourbe5. Σώθητε ἀπὸ indique une séparation d'avec un certain entourage ; non pas, certes, celle des pharisiens, mais celle des gens en santé qui fuient la contagion.

2.41   Ces exhortations n'eurent point un effet magique ; tous ne les acceptèrent pas. Quant à ceux qui les reçurent6, ils furent baptisés et ajoutés à l'Eglise, car il faut évidemment sous-entendre après προσετέθησαν le régime τῇ ἐκκλησίᾳ . Le texte a soin de noter leur nombre, environ trois mille âmes ; ψυχαὶ a remplacé le ὀνόματα de 1,15. (Comparez 8.14 ; 1 Pierre 3.20 ; d'après l'hébreu כָל נֶפֶשׁ, Exode 1.5) Zeller, ayant rejeté l'historicité de tout le récit, trouve naturellement ce chiffre fantastique. Nous n'avons pas à réfuter à nouveau ses arguments. Une question plus intéressante se pose : comment fut célébré le baptême de ces trois mille ?

Il eut lieu en ce même jour. Il ne peut guère, d'autre part, avoir commencé avant midi, la foule s'étant assemblée après neuf heures du matin. Selon toute apparence, les apôtres seuls l'auront administré. La question revient donc à celle-ci : douze hommes ont-ils pu en baptiser trois mille, entre midi et six heures, par immersion, avec la décence et le sérieux nécessaires ? Cela paraît infiniment peu probable. Dès lors cette conclusion s'impose : l'Eglise primitive n'a pas admis l'immersion seule dans l'administration du baptême ; elle a dû accepter aussi l'aspersion. Mais nous n'allons pas plus loin. Nous doutons qu'il y eût dans cette foule de jeunes enfants. Au-dessous de douze ans, les enfants n'accompagnaient guère leurs parents aux fêtes de Jérusalem.

2.42   A peine entrés dans l'Eglise, ces nouveaux membres s'y distinguent par leur application persévérante à quatre devoirs, dont leurs aînés leur donnaient l'exemple :

  • a) L'instruction religieuse ; elle consistait dans l'enseignement des apôtres. Pour eux, ils n'avaient pas entendu Jésus lui-même, au moins pas d'une façon suivie. Sa doctrine leur parviendra donc par l'intermédiaire de ses témoins immédiats. (Matthieu 28.20, διδάσκοντες .) Deux éléments surtout devaient s'y rencontrer : des prédications pour la foule (Missionspredigten) ; des entretiens pour les individus.
  • b) La communion. Ce terme de κοινωνία a reçu plusieurs interprétations. Baumgarten, Olshausen, Hackett y voient la communauté des biens, les membres les plus fortunés de l'Eglise partageant leurs ressources avec les indigents. Mais cette notion, n'apparaît positivement que plus loin, versets 44 et 45, et surtout à la fin du chapitre 4. En outre, pour désigner la communication d'un objet faite par un individu à un autre, κοινωνία doit être accompagné d'autres mots : précisant ce sens. (Romains 15.26 ; 2 Corinthiens 8.4) Lightfoot prend κοινωνία comme l'indication d'une agape, aboutissant à la sainte cène. Cette idée est exprimée plus loin par κλάσις τοῦ ἄρτου et je ne saurais voir une ἐνδυαδις entre ces deux termes. Bengel, Meyer, Lechler me paraissent dans le vrai en interprétant κοινωνία par communion fraternelle ; communion marquée d'abord par le baptême des nouveaux convertis, puis par leur association aux œuvres de leurs devanciers.
  • c) La fraction du pain. C'est probablement le repas pris en commun et commencé, à l'exemple du Sauveur à Emmaüs, en rompant le pain, terminé par la célébration de la cène (les ἀγάπαι, de Jude 12). Dès longtemps, la communion avec le Maître est apparue aux disciples sous l'image d'un festin. Entre eux ils réalisent l'image ; ils se réunissent volontiers pour leurs repas, et ils les terminent par l'eucharistie. Notre texte mentionne le pain seul. Nous n'en conclurons pas avec les commentateurs catholiques au devoir de la communion sous une seule espèce. Cette exégèse, au reste, a probablement été favorisée par la traduction de la Vulgate qui réunit b et c : « Communicatio fractionis panis. » Mais cette interprétation est inexacte. Holtzmann traduit comme nous : « Wobei sie sich der letzten Mahlzeit erinnerten, welche Jésus mit den sein en gehalten hatte. »
  • d) Les prières. Notons ce pluriel et l'article qui le précède. Il s'agit non seulement de la prière en général, mais de prières connues, déterminées ; avant tout, probablement, des prières prononcées par tout Juif pieux « le soir, le matin et à midi. » (Psaume 55.18 ; comparez Daniel 6.10) Bientôt, au reste, dans les moules anciens des contenus nouveaux furent versés ; nous en trouvons une preuve 4.24-31. Les convertis offrirent à Dieu leurs prières dans le temple, aussi longtemps qu'il fut possible. (Vers. 46 ; 3.1) Mais leurs invocations ne pouvaient se passer du nom de Jésus, toujours plus honni dans le temple et dans les synagogues. Ils furent amenés, de la sorte, à se retirer peu à peu des locaux officiels. Ils ne purent finalement plus prier avec Israël ; ils prièrent d'autant plus pour lui (Romains 10.1), en attendant l'heure où ils formeront avec lui un seul peuple de rachetés.
2.43   Pour le moment une crainte générale entoure l'Eglise naissante et lui sert en quelque sorte de rempart ; crainte entretenue par les prodiges et par les signes dont les apôtres sont les agents. Ainsi, jadis, Israël s'était avancé à travers le désert précédé par la renommée des miracles de Jahveh. L'Israël selon l'Esprit marche maintenant vers la Canaan céleste, et le bras de son Dieu n'est point raccourci ; les nations tremblent pour un temps en contemplant ses merveilles. Luc avait dit de même au premier début des temps évangéliques, ἐγένετο ἐπὶ πάντας φόβος (1.65) (2.44  ) Mais les croyants sont exempts de cette crainte. Leur vie commune se développe avec intensité. -- On peut soulever ici une question de texte, et demander s'il faut lire, avec א, B : πιστεύσαντες ἐπί τό αὐτό εἶχον ἅπαντα κοινά, ou bien : πιστεύοντες ἦσαν ἐπί τό αὐτὸ καὶ εἶχον .... Dans le premier cas : « Les croyants (l'aoriste ou le présent se soutiennent également) avaient dans le même lieu (sous-entendu χωρίον, comme 1.15) toutes choses communes. » Dans le second : « Les croyants étaient dans le même lieu et avaient... » La première leçon me paraît née de la difficulté de se représenter les trois mille convertis dans un même local. Cette difficulté n'est pourtant pas insurmontable. Suivant Meyer, plusieurs des trois mille étaient des pèlerins venus à Jérusalem pour la fête. Ils sont repartis après la Pentecôte. Je ne saurais, avec Wendt, tenir cette explication pour arbitraire, ni pour exagérés le chiffre de trois mille et plus tard celui de cinq mille. (4.4) Réduite peut-être à quelques centaines de membres présents, l'Eglise pouvait fort bien se réunir tout entière en un même lieu, aussi facilement pour le moins qu'avoir « toutes choses communes dans un même lieu. »

2.45   Mais cette communauté elle-même, que signifiait-elle ? Elle consistait, raconte le verset 45, en ventes et en partages, tant d'acquisitions récentes (κτήματα) que de possessions plus anciennes (ὑπάρξεις, dont certains membres étaient les propriétaires. Et les imparfaits, ἐπίπρασκον, διεμέριζον prouvent une certaine durée de ces actes, donc de. cet état de -choses. Le célèbre passage 4.32-37 en est le témoignage évident. Etait-ce du communisme ? Etait-ce le résultat d'un ordre apostolique, et par conséquent un modèle imposé à notre imitation ? Ni l'un ni l'autre. Une liberté absolue régnait à cet égard dans la première Eglise : nous en avons la preuve décisive au chapitre 5, à propos de l'histoire d'Ananias. Le communisme, au contraire, dicte ses règles à tous les membres de l'association. Ce n'est pas tout. Le livre des Actes nous montre à Jérusalem seulement, et dans nulle autre assemblée chrétienne, cette communauté des biens. Les épîtres n'en parlent pas ; Pierre ni Paul ne l'ordonnent nulle part. A Jérusalem même elle paraît avoir été éphémère ; onze ans plus tard environ, l'indigence est grande dans la capitale, et il faut y subvenir par une collecte faite à Antioche. (11.27-30) L'épître de Jacques dépeint, croyons-nous, un état ancien des Eglises de Palestine ; elle n'y montre certes pas la communauté des biens. (Jacques 2.1-3 ; 5.1-6) Si les apôtres en avaient peut-être encouragé la première expérience, le terrible sort d'Ananias et de Saphira doit les avoir engagés à ne pas la répéter. Car peu de semaines après cet événement, il faut procéder à l'élection des diacres à cause d'une question de paupérisme. Les disciples exécutent aujourd'hui littéralement l'ordre donné Luc 12.33 : « Vendez ce que vous avez. » A la lumière des faits, ce passage a dû recevoir une interprétation plus large. Au surplus, la fin du chapitre 4 nous obligera à revenir sur ce sujet.

2.46   Un fait encore demeure certain. Pour le moment les croyants ne voulaient pas se séparer de leur peuple ni abandonner son lieu de culte. Chaque jour, et non pas seulement le sabbat, ils persévèrent à se rencontrer dans le temple. (Comparez 5.42) A la maison, ils rompaient le pain, c'est-à-dire célébraient la cène. On pourrait, au reste, traduire κατ’ οἴκον par : « de maison en maison. » (comparez κατὰ πόλιν 15.21 ; κατ’ οἴκους 20.20) Ces deux traductions sont vraies. On ne pouvait célébrer la cène au temple ; il fallait le faire à la maison. Et d'autre part, il fallait pour cela plusieurs maisons ; le calme, le silence, même un certain mystère étaient requis pour un tel acte. Le Nouveau Testament mentionne à plus d'une reprise des Eglises réunies dans des maisons particulières. (Romains 16.5 ; Philémon 1.2) D'ailleurs, on s'y assemblait aussi pour des repas pris en commun, où les participants se faisaient remarquer par leur joie et par leur simplicité de cœur7.

2.47   Le résultat de cette conduite chrétienne est, pour le moment, une faveur populaire universelle. Ils louent Dieu, et Dieu répond à leurs louanges en leur amenant de nouveaux frères. Jour après jour, il ajoutait à l'Eglise de nouvelles âmes sauvées. Non pas, comme on a traduit quelquefois : des gens pour être sauvés ; mais bien : des gens sauvés. Car l'Eglise ne sauve pas ; elle recueille, elle nourrit, elle élève ceux qu'a sauvés la foi au Christ. Cette vraie notion de l'Eglise apparaît dès ses premières origines.

Si nous rattachons ἐπὶ τὸ αὐτό à la fin du verset, comme l'indiquent א, A, B, C, nous pourrions à la rigueur traduire : Il ajoutait chaque jour au même lieu des sauvés, sans sous-entendre τῇ ἐκκλησίᾳ . La Recepta ajoute : τῇ ἐκκλησίᾳ à καθ’ ἡμέραν et rattache ἐπὶ τὸ αὐτό au début de 3.1 « Pierre et Jean montaient d'un même chemin... » Cela paraît un peu forcé.

 

 


1
Noter une incorrection analogue Jean 1.15
2
Ainsi l'entendait Bengel quand il écrivait à propos de notre livre : « Continet non solum recapitulationem evangelicæ historiæ, sed etiam continuationem historiæ Christi. »
3
Le verbe περιμένειν est ἀ'παξ . Littéralement : demeurer au delà du moment présent.
4
Comparez. Harless, Comm. üb. den Br. an die Eph. p. 40 : « χρόνος, das Flüssige, καίρος, der Punkt. Daher χρόνος die καιροί zum Inhalte hat. »
5
Sur la construction καὶ ώς ... καὶ ἰδοὺ, comparez Luc 7.12 : ὡς δέ ... καὶ ἰδοὺ .
6
Comparez sur ce dernier terme Luc 13.34 ; Actes 7.28.
7
Sur l'emplacement de l'Ascension, comp. F. Bovet, Voyage en Terre sainte, p. 225.
8
Matthieu 19.28
9
Comp. 2 Pierre 1.21.
10
2  Samuel 17.
11
Comp. Delitzsch, Comm. du Ps. 41. (Psalter II, p. 317 de la première édit.)
12
A Commentary on the Original Text of the Acts ofthe Apostles, 1877, p. 36.
13
Deutéronome 31.2.
14
Au verset 25 τόπον donné par A. B. C. D. doit être préféré à κλῆρον
15
Comp. Lightfoot, Hor. Hebr. in Acta Apost., p. 15.
16
Hist. eccl., III, 25.ὡς Πέτρου καὶ Θῶμα καὶ Ματθία ή καὶ τινων παρà τούτους ἄλλων έυαγγέλια .
17
Avec le titre bizarre : Actes d'André et de Matthias dans la ville des anthropophages.
1
Nous lisons καθήμενοι, avec A, B.
2
comparez 26.25.
3
comparez 10.46.
4
Commentaire sur la première épître aux Corinthiens II, 321.
5
Mars 1896
6
Ouv. cité, p. 209, 213, 295.
7
Ainsi les trois premiers cas de glossolalie sont mentionnés dans ce livre des Actes, tout historique, et si justement appelé « l'histoire du Saint-Esprit. »
8
1 Corinthiens 5.7.
9
Deutéronome 29.14-15.
10
Apocalypse 5.9 (7.9 au pluriel γλωσσῶν).
11
Voir une pensée tout analogue dans Pierson, les Nouveaux Actes des apôtres p. 18, 19.
12
Actes 14.11.
13
Φώνη pourrait s'entendre aussi dans le sens de nouvelle. « La nouvelle s'en étant répandue. » Je le traduis plus volontiers comme Jean 3.8.
14
Gibbon, Hist., chap. L. « Sept cents ans avant la mort de Mahomet, les Juifs étaient établis en Arabie. »
15
διαχλευάζω est ἅπαξ  ; de χλεύη rire, jouet.
16
Comparez Hackett, p. 45
1
Hor. hebr. in loc
2
Noter ἐκχεῶ employé pour ἐκχεύσω  ; οράσις pour marquer la vision en état de veille, ἐνυπνίον la vision pendant le sommeil. La leçon ἐνυπνίοις paraît préférable à ἐνυπνία
3
ἀποδείκνυμι τίνα, prouver, établir la qualité de quelqu'un.
4
Après ἔκδοτον, nous retranchons avec A, B, C λάβοντες . Grammaticalement χειρὸς peut se rapporter à ἔκδοτον et à προσπήξαντες  ; j'ai adopté ce second sens.
5
ἐξόν partie, neutre de ἐξεστι  ; on peut sous-entendre ἐστω ou ἐστίν .
6
Lightfoot, Hor. hebr. in Actes 2.29.
7
Antiq., 12, 8, 4 ; comparez 16, 7, 1. Bell., 1, 2, 5.
8
Après καθίσται, sous entendre τινά
9
Gramm. des neutestam. Sprachidioms, 6e Aufl., p. 192. comparez, Meyer, 5e Aufl., p. 80.
1
κατανύσσω, percer au propre et au figuré. Comparez νύσσω Jean 19.34.
2
On rencontre encore les expressions ἐπί τῷ ὀνόματι  : en s'appuyant sur...et ἐις τὸ ὄνομα  : en plongeant dans....
3
Comparez Ph. Schaff, The Oldest Church Manual (διδαχῆ τῶν ἀποστολῶν), 2e édition, p. 30 et 58 ; G. T. Stokes, The Acts of the Apostles (in the Expositor's Bible), I, p. 141 et suiv.
4
Même pensée dans Harless, Comm. iib. den Brief an die Ephesier, p. 213, à propos du οἱ ποτὲ όντες μακρὰν de Ephésiens 2.13.
5
Sur σκολιός, comparez Luc 3.5 ; Philippiens 2.15 ; 1 Pierre 2.18.
6
Au participe ἀποδεξάμενοι, la Recepta ajoute ἀσμένως, avec plaisir. Bien que conforme au sens, ce mot doit être rejeté d'après א, A, B, C, D.
7
Ἀφελότης, classiq. ἀφέλεια, litt. ce qui n'est pas pierreux, de priv. et φελλεύς terrain rocailleux.