§ 3. De Philippes à Athènes
La première de ces deux villes, capitale de la Macedonia prima, était environnée de tout côté par le Strymon ; de là son nom : « ville entourée. » La seconde (distincte d'une Apollonie située dans la Macédoine illyrienne) était reliée à Amphipolis par la via Egnatia, qui tendait de l'Hellespont à Dyrachium1. L'apôtre ne s'arrête ni dans l'une ni dans l'autre ; il ne paraît pas y avoir trouvé de synagogue. Il y en a une, en revanche, à Thessalonique ; et si même on veut garder (contre א, A, B, D) l'article ἡ devant συναγωγὴ), c'est la seule synagogue de toute cette contrée, servant à la fois pour Philippes, pour Amphipolis et pour Apollonie. Construite au fond du golfe Thermaïque, résidence du gouverneur romain, Thessalonique était alors déjà une cité importante dont le commerce avait attiré des Juifs nombreux. Elle devait son nom, disait-on, à Philippe en souvenir de ses victoires décisives sur la Thessalie ; plus probablement à Thessalonique, épouse de Cassandre, qui avait fort agrandi et embelli cette ville. Elle s'appelait auparavant Therma ; c'est aujourd'hui Saloniki, dont les soixante-cinq ou soixante-dix mille habitants comptaient, avant la guerre de 1897, plus d'un vingtième de Juifs. On y montre dans une mosquée -- jadis Eglise de Sainte-Sophie -- une chaire en marbre où on prétend que Paul aurait prêché. Rappelons encore comme souvenir historique le terrible massacre des Thessaloniciens, ordonné par Théodose dont ils avaient brisé les statues. Les débuts du séjour de notre apôtre dans cette ville ont dû être particulièrement pénibles. Il y arrivait souffrant encore des suites de sa flagellation et de sa nuit de cachot, probablement dépouillé de tout après la bagarre de Philippes dans laquelle on l'avait arrêté. Il lui fallut, pour vivre, se mettre immédiatement au travail fatigant du couseur de tentes, et y consacrer une partie de ses nuits, -- car il ne voulait être à charge à personne. (1 Thessaloniciens 2.9) Même ce travail ne put pas suffire à ses besoins et à ceux de son compagnon, -- si modestes qu'ils fussent. Deux fois il accepta des secours expédiés de Philippes (Philippiens 4.15-16) ; et certainement les trois sabbats indiqués par notre auteur, comme durée des prédications de l'apôtre dans la synagogue, embrassent un temps très suffisant pour admettre l'arrivée de ces deux envois. Mais peut-être aussi l'ensemble de son travail à Thessalonique a-t-il duré plus de deux ou trois semaines. Dans son récit de ce court et riche pastorat de Paul, l'historien semble conduit par le désir d'en montrer la ressemblance avec celui de Jésus. D'abord ce missionnaire entre dans la synagogue κατὰ τὸ εἰωθὸς, selon son habitude ; c'était aussi l'habitude du Christ, et exprimée exactement dans les mêmes termes2. Encore à l'exemple de son Maître, il emploie dans son enseignement la forme du dialogue3, préférablement au discours suivi ; cette forme n'était point étrangère aux usages de la synagogue. (Comparez Jean 6.25-29) Comme Jésus, il appuie ses leçons sur les saintes Ecritures, ἀπὸ τῶν γραφῶν 3 4. Et, faisant de son mieux chez ses auditeurs le travail accompli naguère par le Seigneur chez Lydie, il leur ouvre l'esprit, pour poser ensuite sa thèse devant eux -- διανοίγων καὶ παρατιθέμενος 5. -- Comme Jésus enfin dans son dialogue avec les disciples d'Emmaüs, l'apôtre se contente d'établir deux points essentiels : le Christ devait souffrir, et il devait ressusciter. Or ce Christ, conclut-il, c'est le Jésus que je vous prêche6. En d'autres termes : ce Messie souffrant, ce Messie glorifié est avec Jésus de Nazareth un seul et même personnage. (L'accent principal de la phrase repose sur οὗτος d'abord, puis et surtout sur Ἰησοῦς .) 17.4 Ces prédications ne restent pas sans effet. Quelques auditeurs furent persuadés et ajoutés en portion à Paul et à Silas. Le terme hapax προςεκληρώθησαν présente la belle idée d'un héritage spirituel, accordé aux deux missionnaires et composé de toutes les âmes gagnées par eux au Sauveur. Au nombre de ces convertis de Thessalonique nous rencontrerons, 20.4, un Aristarque et un Secundus, associés à deux hommes de Bérée et de Derbe : Gaïus et Sopater. Or quatre noms pareils ont été déchiffrés dans une inscription, sur un arc de triomphe de Thessalonique. Cela confirmerait peut-être les données de notre récit : Paul convainquit non seulement quelques Juifs, mais aussi une multitude de Grecs. Ces quatre noms, en effet, sont bien grecs. Si notre texte appelle ces Gentils σεβομένοι 7, le terme doit être pris au sens large et ne pas désigner exclusivement des prosélytes, car plusieurs membres du troupeau de Thessalonique étaient encore idolâtres (comparez 1 Thessaloniciens 1.9) au moment où ils écoutaient les prédications de l'apôtre. Il aura sans douté parlé non seulement dans la synagogue, mais dans quelque place ou quelque bâtiment public. Ici, comme peu après à Athènes, il a décidé en faveur de l'Evangile un certain nombre de femmes de qualité. 17.5 Mais l'envie saisit les Juifs, en Europe comme naguère en Asie, et les transforme en ennemis des missionnaires. Pour se débarrasser d'eux, ils ne reculeront pas devant les moyens les moins avouables. Appelant à leur aide les plus mauvais éléments de la population : quelques hommes méchants d'entre ceux de la place publique8, ils créent un rassemblement tumultueux, jettent le trouble dans la ville, puis lancent contre les étrangers la même accusation formulée un jour contre Jésus, celle de fomenter la révolution. En ce moment les deux amis sont heureusement à l'abri, dans la demeure d'un certain Jason, peut-être celui de Romains 16.21, et, dans ce cas, un parent de Paul. La foule ameutée force, ou peu s'en faut, cette demeure, voulant en traîner les hôtes devant la populace. On ne les trouve pas ; la colère tombe alors sur Jason et sur quelques frères, assemblés chez lui, semble-l-il. Il faut des victimes, en voici ; on les pousse chez les politarques (dans les classiques : « poliarques9 »), magistrats pareils, pensons-nous aux ἄρχοντες de 16.19), et l'on fait entendre de nouveau contre eux les cris déjà proférés dans les rues de Philippes. En les accusant, au reste, on rend un bel hommage à leur activité : ils bouleversent, dit-on, la terre entière ! Tel a bien été un des effets de l'Evangile ; la haine, tout en mentant, a vu souvent très juste. Et ces cris poussés à Thessalonique nous laissent lire en quelque sorte dans les prédications de l'apôtre. Oui, en prêchant Jésus, il lui a donné son titre de roi ; l'expression ἕτερον est juste ; il y a un autre monarque à côté de César. Jamais, en revanche, Paul n'a recommandé la désobéissance aux ordres de l'empereur, les droits de Dieu étant seuls réservés. Si donc les δογμάτα Καίσαρος sont en opposition avec ceux du Christ, c'est aux premiers de céder. Alors il faudra choisir, alors les conflits éclateront, se multiplieront, s'étendront jusqu'au bout de la terre. Exagérée quant à l'heure présente, l'expression n'est cependant point fausse comme marquant les limites d'action du christianisme. Baur n'a pas le droit d'en tirer un argument en faveur de la composition des Actes au second siècle ; à cette date, οἰκουμένη eût-il été plus mathématiquement exact10 ? -- Il nous paraît permis, d'autre part, de voir dans le terme βασιλέα une allusion à cette prédication de la Parousie dont les Thessaloniciens furent pour un temps préoccupés et même troublés. Elle montrait bien en Jésus un monarque, triomphant de toutes les puissances adverses. 17.8 Les opposants n'ont pas seulement amassé la foule, ils parviennent à la troubler. Les politarques eux-mêmes se laissent plus ou moins gagner par ces accusations, sans permettre toutefois des violences contre les étrangers. Peut-être la présence du proconsul les a-t-elle retenus ; il n'y a pas d'excès commis. Les magistrats, donc, se contentent de prendre de Jason et « des autres » τὸ ἱκάνον . Ces « autres » sont probablement les frères trouvés tout à l'heure dans sa maison ; le ἱκάνον littéralement, « le suffisant ») désigne une satisfaction donnée aux exigences de la foule, peut-être même au droit strict, par conséquent une caution11. Cela peut s'entendre d'un répondant ou, plus probablement, d'une somme d'argent laissée aux mains du magistrat. La ville est garantie par là contre toute tentative d'émeute. 17.10 Cet apaisement, néanmoins, n'empêche pas les frères de comprendre le danger, très réel encore, dont les évangélistes sont menacés. Dès la nuit prochaine, et sans un moment de retard -- εὐθέως -- ils font partir Paul et Silas dans la direction de Bérée. Cette ville, ressortissant alors au troisième district de la Macédoine, est aujourd'hui peuplée d'environ six mille habitants. Suivant une intéressante remarque de Hackett, l'influence des Juifs dans Bérée se serait fait sentir dès l'arrivée des missionnaires, et se reconnaîtrait depuis leur passage par l'absence prolongée de figures et de symboles païens sur les monnaies de cette ville. -- Timothée ne reparaît pas encore dans le récit. Il a peut-être rejoint son maître à Thessalonique, puis y est resté après son départ. Il y a fait, en tout cas, un séjour prolongé, et il a pris une position assez en évidence pour mériter d'être nommé en tête des deux épîtres aux Thessaloniciens. Nous ne rencontrons, d'autre part, ni à Thessalonique, ni à Bérée, la mention d'aucune famille chrétienne laissée par l'apôtre avant son départ. 17.11 A peine arrivés dans la ville, Paul et Silas s'en allèrent12 dans la synagogue des Juifs. Ils y parlent, et ils y rencontrent des auditeurs mieux nés (plus généreux) que ceux de Thessalonique. Au lieu de s'opposer d'emblée et sans réflexion aux nouveaux venus, ils commencent par recevoir leur parole avec tout empressement. Ils écoutent d'abord les prédications ; après cela, ils les jugent et ils prennent pour critère les saintes Ecritures : chaque jour13, -- dit le texte, -- scrutant les Ecritures [pour savoir] si ces choses (enseignées par Paul) étaient ainsi (que les Ecritures le disaient). Leur norme est donc bien pareille à celle dont Jésus a recommandé le constant usage. (Jean 5.39) Leur façon d'agir mérite d'être présentée en exemple. Nous ne savons pourtant pas si un troupeau proprement dit fut constitué à Bérée, et nous ne connaissons pas d'épître de Paul à des chrétiens de cette ville. La foi, dans tous les cas, naquit chez plusieurs individus. Elle gagna d'abord beaucoup de gens de la synagogue, puis d'entre les femmes grecques d'entre les distinguées14, et des hommes, non en petit nombre. L'adjectif Ἑλληνίδων grammaticalement se rapporte aux femmes seules ; mais les hommes indiqués sont bien aussi des Grecs ; ὀλίγοι, adjectif masculin, s'applique à la fois à γυναῖκες et à ἅνδρες . Un de ces hommes fut probablement Sopater, fils de Pyrrhus, nommé 20.4. 17.13 A Bérée déjà, nous le pensons, l'apôtre se sentit pressé de ce désir intense de revoir les Thessaloniciens dont il parle dans sa première épître 2.18. Il en fut, dit-il, empêché par Satan, et l'un de ces obstacles diaboliques à son projet peut bien avoir été la persévérante persécution des Juifs. Ceux de Bérée même restaient calmes ; ceux de Thessalonique surviennent alors pour reprendre leur œuvre méchante : ayant appris que dans Bérée aussi Paul faisait entendre la parole du salut, là aussi (la répétition du καὶ est significative) ils se mettent à secouer et à troubler15 les foules. Les frères n'ont pas de temps à perdre s'ils veulent sauver Paul. Ils le font sortir de la ville pour se rendre comme vers la mer. Le texte un peu difficile ὡς ἐπὶ τῆν θάλασσαν est simplifié dans א, A, B, où nous lisons ἕως. Mais ce pourrait bien être une correction bonâ fide ; et en maintenant le ὡς nous traduisons avec Rilliet et Oltramare : « pour qu'il gagnât la mer ; » ou avec Reuss : « dans la direction de la côte16, ». sans admettre de leur part aucune feinte. Leur plan est bien arrêté ; ils veulent envoyer l'apôtre par mer à Athènes ; Silas et Timothée restent momentanément encore à Bérée, où ils sont arrivés de Philippes. Depuis le départ de Thessalonique, Paul semble avoir, sinon perdu, du moins abandonné la direction du voyage ; il se laisse conduire par « les frères. » Cela ressort presque avec évidence des termes successifs : ἐξέπεμψαν (v. 10), ἐξαπέστειλαν (v. 14), καθιστάνοντες ἤγαγον (v. 15). La santé de l'apôtre l'a peut-être arrêté de nouveau, comme en Galatie. Peut-être a-t-il simplement reconnu dans les conseils et dans les décisions de ses frères des ordres du Saint-Esprit, auxquels il se contente d'obéir. Nous ne le voyons opposer aucune résistance, proposer aucun autre plan. A-t-il eu le dessein de se rendre à Athènes ? Cela même ne ressort pas du récit. Un désir de retourner en arrière et de revoir les Thessaloniciens et les Philippiens se serait plutôt présenté momentanément, mais il n'est pas indiqué. Ses amis, devenus ses guides, le dirigent sur Athènes, et ils prennent soin de l'établir (καθιστάνοντες) sur un vaisseau en partance pour cette ville17. Tout, en effet, parle en faveur d'un voyage accompli par eau et non pas par terre. Il y aurait eu, dans ce dernier cas, 251 milles romains à parcourir, non sans grandes fatigues. Le missionnaire, en outre, eût alors traversé plusieurs villes importantes ; il y aurait sans doute prêché l'Evangile, et notre historien n'en dit absolument rien. Par mer, avec un bon vent, c'était trois jours de route et un repos relatif. On devait se trouver alors à la fin d'octobre, peut-être tout au commencement de novembre de l'an 51...Le navire a mis à la voile. « Paul perd de vue, peu à peu, les sommets neigeux de l'Olympe. Son vaisseau se rapproche de ce point du monde où se concentrent tous les souvenirs classiques de la Grèce. Plus il avance, plus la terre et l'onde deviennent éloquentes ; partout apparaissent à l'apôtre les lumières et les ombres de la poésie et de l'histoire. Chaque rocher est un monument, chaque cours d'eau est traversé par quelque image du passé18. » Les frères venus de Bérée, après avoir accompagné l'apôtre jusque dans Athènes, en repartent presque aussitôt. Le missionnaire va se trouver seul dans la grande ville païenne et rieuse. Cette pensée semble l'avoir effrayé ; il a besoin d'amis, sinon pour lui, au moins pour l'œuvre de Dieu. Il donne à ses compagnons l'ordre -- ἐντολήν -- de lui envoyer le plus tôt possible Silas et Timothée. Le livre des Actes (18.5) mentionnera l'arrivée de ces deux disciples auprès de leur maître dans Corinthe seulement. Le passage 1 Thessaloniciens 3.1-2, comblant une lacune de notre récit, nomme Timothée et non Silas auprès de l'apôtre à Athènes. Apparemment donc, Timothée, parti le premier de Bérée, aurait rejoint Paul dans la cité de Minerve. Puis, envoyé par lui à Thessalonique pour y chercher des nouvelles, il aurait pris Silas au retour, en repassant à Bérée, et tous les deux, laissant Athènes où l'apôtre n'était plus, l'auraient retrouvé à Corinthe. Notre livre se borne à mentionner cette dernière rencontre ; à partir de ce moment, Silas et Timothée reprennent la mission avec Paul. b) A Athènes. 17.16-21. 17.16 En attendant ses amis, Paul parcourt la grande capitale. Il ne paraît pas en avoir admiré beaucoup les splendeurs architecturales. Sa mauvaise vue l'en empêchait peut-être. Elle lui permit cependant de voir, même de contempler (θεωροῦντος) les preuves multiples de paganisme semées à pleines mains dans Athènes, au point de faire d'elle une ville κατείδωλος 19 « toute plantée, ou constellée d'idoles. » En effet, elle était réputée au loin pour son idolâtrie. Au dire de Pétrone, on y trouvait plus facilement un dieu qu'un homme. Suivant Pausanias, tout le reste de la Grèce ne renfermait pas un aussi grand nombre d'idoles, et l'on rencontrait dans Athènes, la ville corrompue, des divinités auxquelles on n'eût guère songé : statues ou statuettes de la Pitié, de la Pudeur et de l'Energie. « Athenas inde, [ventum est] lisons-nous encore dans Tite-Live (XLV, 27),...plenas quidem et ipsas vetustate famae, multa tamen visenda habentes,...simulacra deorum hominumque omni génère et materiae et artium insignia. » Paul, assurément, ne peut pas être indifférent à ce spectacle, mais il en est rempli de tristesse et même d'indignation : Son esprit était poussé au paroxysme, dit le texte ; sans doute, comme l'esprit des anciens prophètes en face de l'idolâtrie. Et cette souffrance devient promptement en son cœur le παροξυσμός ἀγάπης recommandé par Hébreux 10.24, non l'aigreur dont la dispute avec Barnabas (15.39) avait vu l'explosion. L'apôtre, en effet, entraîné par l'amour des âmes, cherche aussitôt à les détourner de ces cultes menteurs étalés sans honte à tous les regards. Il prêche donc son Evangile. D'abord aux Juifs, en conversant avec eux dans leur synagogue, puis aux prosélytes, ou, tout simplement, aux païens pieux (σεβομένοις) dans l'Agora. Nous ne savons rien du résultat de sa mission auprès de ses concitoyens ; elle est mentionnée en passant et sans détails ; nous n'entendons pas parler d'une opposition soulevée contre Paul par les Juifs d'Athènes. Il en est autrement de son ministère au milieu des païens. Ceux-là, il les rencontre surtout en plein air, sur la place publique où les Athéniens passaient une grande partie de leur vie. Il les y aborde tous les jours. L'Agora, présentée dans le texte avec l'article au singulier, semble avoir été dans Athènes un marché unique. Il s'ouvrait, a-t-on pensé, à l'ouest de l'Acropole, pour aboutir à un portique où les philosophes aimaient à se rencontrer et à discuter. Une de ces discussions ya devenir la cause du célèbre discours de Paul à Athènes. Notons un fait avant d'étudier cette harangue. Notre livre a raconté en quelques mots fort brefs l'évangélisation de la Galatie. Il consacre plus d'un demi-chapitre au ministère de l'apôtre dans la capitale de la Grèce. En Galatie, pourtant, des Eglises furent fondées et Paul leur écrivit une épître. Rien de certain n'a été conservé sur la première Eglise d'Athènes, nulle épître à son adresse n'apparaît dans la correspondance du missionnaire. Le contraste est frappant, et notre auteur en a certainement eu conscience. Mais, pour lui, la visite en Galatie est un simple épisode dans la marche de l'apôtre vers l'occident. Athènes, au contraire, est un grand centre de philosophie et de civilisation païennes ; là, enfin, nous surprendrons la méthode du prédicateur en face du paganisme scientifique ; il importait beaucoup de s'y arrêter. L'historien, toujours précis, nomme en effet d'emblée deux classes de philosophes, en face desquels son héros va être appelé à défendre l'Evangile. 17.18 C'étaient des représentants des deux écoles les plus répandues alors. On ne pouvait guère prétendre à s'intéresser aux choses de l'esprit, sans se rattacher aux épicuriens ou bien aux stoïciens. Aristote et Platon ne comptaient plus beaucoup de disciples ; Epicure n'avait point perdu les siens. Son dieu, être sans providence, retiré dans ses templa serena après avoir jadis donné aux atomes la « chiquenaude initiale, » ne s'inquiétant plus des mondes après les avoir lancés dans l'espace, ce dieu-là, commode aux hommes auxquels il n'imposait pas de loi, les laissait poursuivre comme but suprême la jouissance. Epicure, il est vrai, voulait une jouissance basée sur la vertu et sur la modération. Ses disciples s'en émancipèrent. Leur dieu vivait dans une ataraxie permanente ; ils s'efforcèrent de vivre comme lui ; fuir la lutte, éviter la peine, ils ne connaissaient pas d'autre idéal. Malheureusement, la vie est toujours pleine de combats et de souffrances. Ils jugèrent alors à propos de fuir la vie et se virent conduits, comme fatalement, à l'apologie du suicide. Une de leurs écoles, assez brillante pour un temps au nord de l'Afrique, dut être fermée par mesure de police ; les élèves conséquents s'ôtaient la vie les uns après les autres. Les épicuriens d'Athènes, au moment où Paul les aborde, ne paraissent pas être entraînés dans cette aberration. Ils ont dans la ville des jardins publics, réputés pour mille agréments variés. Ils seront curieux d'entendre le missionnaire ; mais leurs principes les rendent foncièrement hostiles à sa doctrine. La lutte contre le péché, l'acceptation de l'épreuve comme un enseignement pour l'âme, la nécessité d'une conversion,...tout cela leur sera certes antipathique. A côté d'eux, des stoïciens, des disciples de Zenon. Ceux-là exaltent outre mesure, non pas la vertu seulement, mais les forces naturelles de l'homme et sa capacité prétendue d'arriver tout seul à la possession de la vertu. A les entendre, la volonté suffit pour parvenir à la pleine réalisation du bien. A cette exaltation des énergies humaines, le stoïcien joint un fatalisme qui semble parfois nier ces mêmes forces vantées si haut, mais qui pousse l'homme à mépriser la douleur, en opposant une indifférence superbe à toutes les tentations et à toutes les peines d'ici-bas. Y aura-t-il un accord possible entre cette doctrine et l'Evangile ? Un stoïcien acceptera-t-il l'idée d'une corruption totale de l'humanité ? Croira-t-il à la réalité des ravages exercés par le péché jusque dans la capacité de vouloir, et dans l'exercice de la liberté ? Quelle sympathie éveillera chez lui la prédication d'un apôtre pressant les âmes de voir dans les épreuves, non point un accident à dédaigner, mais un salutaire moyen d'éducation, une condition d'entrée dans le royaume des cieux ? Avec son expérience des hommes et son intelligence ouverte aux problèmes de la vie, notre auteur a bien compris l'importance de ces questions. Or, il a su voir aussi un antagonisme radical entre la doctrine de Paul et la philosophie d'Epicure ou celle de Zenon. La rencontre devait avoir lieu un jour ; l'Evangile en sortira certainement victorieux, mais non sans avoir paru une fois de plus une folie aux yeux de la prudence humaine. Les derniers débris delà sagesse grecque ne sauraient contracter une alliance avec lui ; la lutte ne se terminera pas par un compromis, mais par une victoire. Quelques épicuriens, donc, et quelques stoïciens entrent en discussion20 avec l'apôtre. Celui-ci, de son côté, ne l'a point évitée. Ce sont d'abord des questions, non pas directement hostiles, mais railleuses pourtant. Que peut bien vouloir dire ce ramasseur de grains ? C'est le sens littéral de σπερμολόγος, terme par lequel les Grecs désignaient la corneille, parce qu'elle pique çà et là les graines dans les champs ; de là, le mot a pu signifier un coureur des rues et des marchés, ramassant les marchandises oubliées ; enfin, un oisif, un parasite jaseur occupé à recueillir partout des mots, bons ou mauvais, pour les répéter ensuite à tort et à travers. Démosthènes appliquait ce terme, avec le sens de bavard, à ses adversaires dont la parole était intarissable. D'autres interlocuteurs de Paul ont su trouver quelque chose de plus dans ses discours : Il semble être, disent-ils, un annonciateur de divinités étrangères. Seulement, ceci devenait grave. Une pareille dénonciation avait suffi pour faire périr Socrate ; on avait dit de lui devant le tribunal : « Il commet injustice en introduisant des divinités nouvelles21 . » Quelles étaient-elles, ces divinités ? Car le pluriel employé semble bien en indiquer plusieurs. Sans compter le Dieu suprême, ce sont Jésus et la résurrection, nommés dans notre texte. Quelques manuscrits lisent bien ἀνάστασιν αὐτοῦ (la résurrection de Jésus) ; d'autres : ἀνάστασιν αὐτοῖς (il leur annonçait Jésus et la résurrection). Mais ces deux additions, imparfaitement appuyées, paraissent provenir du besoin de ne pas voir dans ἀνάστασις une divinité. Et pourquoi donc les Athéniens ne se seraient-ils pas amusés à cette supposition ? Essentiellement moqueurs, ces philosophes d'Athènes n'auront pas cru sérieusement à l'existence d'une déesse Anastasie ; mais il ne leur déplaisait pas de s'en donner l'air ; cela cadrait bien avec leur scepticisme. 17.19 Ces discussions, animées peut-être, peuvent avoir duré quelque temps. Elles aboutissent un jour à une séance à l'aréopage, où Paul est finalement entraîné, plus ou moins malgré lui (ἐπιλαβόμενοι). Rien pourtant, dans le texte, n'indique ici une arrestation de l'apôtre, ni un procès en formes, ni la convocation régulière d'un tribunal appelé à juger d'une cause. Les questions religieuses rentraient à la vérité dans la juridiction de l'aréopage ; mais nous ne voyons point ici un cas porté devant lui pour être tranché par son autorité. En fait, aucune sentence n'interviendra. Le choix de la « colline de Mars » donnera bien à la conférence demandée un certain caractère de solennité, même, si l'on veut, d'officialité. Mais au moins les conversations banales de l'Agora en seront bannies. -- Nous nous représentons les philosophes prenant Paul par le bras et l'engageant à les suivre ; nous ne voyons point des sergents lui mettant la main au collet. Ils n'ont pas, du reste, déposé leur ironie ; on la surprend dans le ton et dans la forme de leur question : Pourrions-nous savoir ?... D'autre part, en leur répondant, Paul ne prononce point l'apologie d'un accusé appelé à défendre sa vie ou sa liberté. Il n'a pas à se justifier devant des juges, comme Anaxagore ou comme Socrate. Il se retirera librement ; nul ne songera à l'inquiéter. Quand l'apôtre est arrivé au sommet de la colline historique, il n'a probablement pas pu embrasser dans ses détails le merveilleux panorama ouvert autour de lui. Sa mauvaise vue l'en empêchait. Il avait cependant assez vu Athènes pour savoir à quel point il devait être entouré par les dangereuses magnificences de l'idolâtrie. Essayons de nous en rendre compte d'après un témoin oculaire : « Placé sur une haute plates-forme, -- dit Robinson22, -- dominé lui-même par les sages d'Athènes venus pour l'écouter, tandis que la multitude, peut-être, couvrait les degrés, Paul avait en face de lui la célèbre Acropole avec toutes les merveilles de l'art grec. Tout près, à sa gauche, le temple de Thésée, le plus ancien et le plus parfait monument de l'architecture athénienne ; plus loin et tout autour de lui, des temples et des autels qui remplissaient la ville. Sur l'Acropole même, trois célèbres statues de Minerve ; l'une en bois d'olivier ; la deuxième en or et en ivoire, sur le Parthénon, chef-d'œuvre de Phidias ; la troisième, colossale, dressée en plein air, avec une lance dont la pointe se voyait du pont des navires qui entraient au Pirée. » 17.20 Une question, peut-être sérieuse, ouvre la conférence. Tu introduis dans nos oreilles certaines étrangetés ; nous voulons donc connaître ce que ces choses prétendent être. Ce nous voulons --- βουλόμεθα -- ressemble bien un peu à un ordre ; mais il n'a rien d'extraordinaire chez des gens si parfaitement convaincus de leur supériorité. 17.21 Avant de rapporter la réponse faite à cette invite, l'écrivain s'interrompt en quelque sorte lui-même pour nous présenter une brève caractéristique des Athéniens. Il reproduit, à cet effet, dirait-on, le jugement de Cléon, qui attribuait à ce peuple la fièvre des nouvelles23. Légers et frivoles, ils ont communiqué aux étrangers en séjour chez eux leur légèreté et leur frivolité. Les uns et les autres connaissent un seul et unique emploi du temps24 : dire ou entendre des nouveautés, ou, comme s'exprime le texte ; quelque chose de plus nouveau, car la nouveauté de tout à l'heure est déjà vieillie ; il faut « du plus nouveau. » Ainsi l'entend très justement Bengel : « Nova statim sordebant ; noviora quærebantur. » Cette faiblesse, devenue chez les Athéniens une sorte de plaie, ne se rencontrait pourtant pas chez eux seuls. c) A l'Aréopage. 17.22-34. 17.22 De telles circonstances ne paraissent pas très favorables à l'évangélisation. Mais Paul ne se laisse pas arrêter. Une occasion unique lui est offerte ; jamais, probablement, il ne retrouvera les auditeurs maintenant groupés autour de lui ; jamais il n'en a rencontré de pareils. L'heure est venue d'annoncer Jésus ἐνώιον ἐθνῶν (9.15). Le voilà debout au milieu de l'aréopage, peut-être sur la pierre dite « du prévenu » ou « de l'impudent, » selon Pausanias. Si des sentiments d'indignation ont rempli son âme, il ne leur donnera point essor maintenant ; non pas même à sa tristesse. Il a bien constaté l'idolâtrie des Athéniens ; généreusement il y veut reconnaître quelques vestiges au moins d'une religion véritable, quelques soupirs poussés du côté de Dieu. Même la crainte ressentie à la pensée de la divinité est un témoignage de la conscience. Partir de là pour arriver à Jésus-Christ, telle paraît être l'idée maîtresse du discours, dont Néander a pu dire : « Il est une preuve vivante de la sagesse et de l'éloquence de l'apôtre. Nous y surprenons en quelque sorte la méthode de Paul pour se faire, selon sa propre expression, Grec avec les Grecs, afin de gagner les Grecs à la connaissance de l'Evangile. » De Wette aussi déclarait ce discours « un modèle de style apologétique 25. » Zeller, néanmoins, voit dans cette harangue une composition tardive, due à l'auteur du livre des Actes et rédigée sur le modèle du discours d'Etienne (au moins en partie). La scène même de l'aréopage ne serait point un événement bien sûr ; l'écrivain aurait cédé au désir préconçu de combiner certains effets oratoires. Au surplus, il n'aurait point manqué d'habileté, au contraire ; il aurait adroitement changé le cadre, remplacé le sanhédrin et la couleur juive par l'aréopage et la couleur grecque, et retranché les traits empruntés à l'Ancien Testament. -- Si l'on trouve scientifique cette prétention de défaire l'histoire pour la refaire à son gré, et de la façonner aux exigences d'un système préconçu, mais nullement démontré ; s'il est sage et loyal de mettre de côté les données les plus appuyées, pour leur substituer les hypothèses les plus hardies ; s'il est probable, enfin, de trouver chez un auteur parfaitement inconnu un talent d'exposition, une puissance de dialectique dignes des grands maîtres de la chaire et de la tribune, et en même temps en plein accord avec plusieurs passages des épîtres les plus incontestées de Paul, alors nous pourrons accorder au système de Zeller un peu de vraisemblance. Sinon, nous lui appliquerions volontiers cette définition donnée par un homme d'esprit : « Du brouillard étendu sur la nuit. » Ce que nous possédons de ce discours est assurément un abrégé très sommaire. Il se réduit, dans notre texte, à moins de deux cents mots et peut se dire en quatre minutes. Paul aura parlé plus longtemps. Un de ses auditeurs -- peut-être un aréopagite converti plus tard -- aura transmis ses souvenirs à notre, auteur. N'y pas rencontrer l'exposé systématique de la doctrine capitale de l'apôtre : la justification par la foi, ne saurait être pour nous un sujet d'étonnement ; son auditoire ne pouvait pas d'emblée être conduit sur ces hauteurs. Nous y trouvons, en revanche, un remarquable essai d'apologétique, une profession de monothéisme développant celle dont les éléments avaient été présentés à Lystre, mais adaptée aux exigences d'hommes habitués aux questions philosophiques.
Les commentateurs partagent habituellement cette allocution en deux grandes parties : théologie (v. 22-25), anthropologie (v. 26-29). Une troisième partie, la christologie, devait certainement suivre ; elle a pu à peine être abordée dans les versets 30 et 31. Les rires de l'assemblée ont empêché l'apôtre d'aller plus loin. Avec un tact parfait, mais sans nulle flatterie, l'orateur commence par rappeler les dispositions religieuses des Athéniens. Il a déjà fait chez eux ses observations, et il les a trouvés en quelque sorte plus pieux que les autres Grecs. Traduire le δεισιδαιμονεστέρους par dévots, ou superstitieux, à l'excès, serait faire commettre à l'apôtre une étourderie dont il s'est bien gardé. Il ne voulait pourtant pas indisposer dès les débuts ses auditeurs. Il leur rend, bien plutôt, un témoignage sur lequel la plupart des anciens auteurs sont d'accord. Josèphe, dans son traité contre Appion (II, 11), appelle les Atliéniens « les plus pieux des Grecs. » Paul emploie, au comparatif, le terme δεισιδαίμων, et ce mot, il est vrai, est une « vox anceps. » Il signifie proprement : craignant la divinité ; cette crainte peut être de l'adoration ou de la superstition, c'est au contexte à décider. Or, dans le cas actuel, il ne décide point nécessairement pour la superstition. Seulement la divinité, objet de cette crainte, était multiple. Des cultes tyriens, phéniciens, phrygiens, égyptiens, romains s'étaient donné rendez-vous dans Athènes ; et ils y trouvaient des adorateurs. Et cela même justifie l'expression choisie par l'apôtre : les Athéniens dépassent en manifestations de piété les autres Grecs déjà rencontrés par lui. Piété mal éclairée sans doute et consistant surtout dans la crainte. Il appartenait précisément à un missionnaire comme lui d'en saluer avec respect la réalité, pour chercher ensuite à l'élever plus haut, en y faisant naître l'amour. 17.23 Il avait fait ses remarques en traversant les rues et les places de la ville, en en contemplant26 les σεβάσματα, c'est-à-dire, d'une manière générale, les objets de culte : temples, autels, statues. Or, dans le nombre, il a trouvé aussi (καὶ) un autel sur lequel son regard paraît s'être arrêté plus long-temps. Il y a lu l'inscription : Ἀγνωστῷ Θεῷ, à un dieu inconnu ! Bien des questions se posent à ce propos. Et tout d'abord, Une telle inscription est-elle historiquement prouvée ? Si nous n'avions pour l'attester pas d'autre preuve que notre texte, encore serions-nous disposés à l'admettre. L'auteur nous a donné jusqu'à maintenant assez de preuves de son exactitude pour nous engager à le croire sur parole. Mais il y a plus. Un orateur, même de beaucoup inférieur à Paul, eût-il donc été léger et imprudent au point d'affirmer un fait pareil, si facile à contrôler, quand le premier venu de ses auditeurs aurait pu lui infliger un démenti ? Aurait-il basé toute sa démonstration et tout son appel sur une fantaisie de son imagination ? Il est entouré de railleurs, et pas un n'aurait relevé une telle outrecuidance ? Et tous auraient consenti à l'écouter après un début aussi pitoyable ?...Il y a des hypothèses dont il est inutile d'essayer la réfutation ; elles ne peuvent pas tenir debout. Epicuriens et stoïciens connaissaient l'inscription citée par l'orateur. Des historiens profanes l'ont aussi connue. Pausanias (I, 1, 4, 17) confirme le dire de l'apôtre. Philostrate dans sa Vie d'Apollonius de Thyane, fait dire à un opportuniste de l'époque : « Il est plus prudent de bien parler de tous les dieux, et surtout à Athènes, où s'élèvent des autels même de divinités inconnues27. » Paul en a vu peut-être plusieurs ; un seul lui suffisait. Même s'il a rencontré, comme on l'a prétendu un autel unique avec l'inscription : Aux dieux inconnus ! il avait certes le droit, sans altérer la vérité, de remplacer ce pluriel par un singulier. Ainsi l'explique Calvin : « Cur ergo pluralem numerum mutavit ? Certe non ut circumveniret Athenienses, sed quia res ita ferebatur, dixit se affere doctrinam de quodam deo ignoto. » On n'a pas, en revanche, des données absolument certaines sur l'origine de cet autel ou de ces autels. S'agissait-il d'un monument très ancien, dont la destination première, maintenant ignorée, était définie par cette vague désignation ? Peut-être. -- D'après une tradition locale, une peste ayant éclaté à Athènes, le Crétois Epiménide aurait été mandé pour en conjurer les ravages. Il y serait parvenu en ordonnant de chasser sur la colline de Mars un certain nombre de brebis blanches et de brebis noires, puis de les égorger, chacune à l'emplacement où elle se serait arrêtée. Ces sacrifices auraient été voués en l'honneur du dieu plus ou moins inconnu auquel il paraîtrait possible d'attribuer l'envoi du fléau. Des autels auraient été dressés en nombre pour exécuter ces immolations ; de là, dans Athènes, beaucoup d'autels sans dédicace, βωμοί ἀνωνύμοι 28. -- Nous n'avons de raisons décisives ni pour ni contre cette tradition. Mais un fait semble solidement établi ; c'est qu'on dressait volontiers dans Athènes des autels anonymes en mémoire d'événements plus ou moins étranges, lorsqu'on ne savait pas à quelle divinité en rattacher la cause. Revenons à l'apôtre. Comme Jésus à Sichem (Jean 4.22), il a vu des âmes adorer sans connaître. Il ne condamnera pas, loin de là. Il ira chercher dans cette adoration ignorante la preuve des aspirations intimes de la conscience, à qui les cultes païens ne peuvent plus suffire. Sans doute l'inscription à laquelle il se réfère est purement polythéiste. Eh bien, elle prouve précisément l'impuissance du polythéisme et l'existence de besoins profonds auxquels il ne sait pas répondre. Le « dieu inconnu » n'est rien encore ; la crainte vague de l'oublier peut devenir le début d'une vraie religion ; la peur d'un dieu supposé peut conduire à l'amour pour le Dieu qui vit éternellement. Paul le connaît. Il osera l'annoncer, car il sait bien ce qu'adore au fond l'Athénien religieux29. Ce Grec léger croit honorer une divinité comme les autres ; mais il lui faut le Père céleste. 17.24 L'orateur, après cela, se gardera de conduire les Athéniens dans les mystères de la dogmatique chrétienne. Il touchera seulement, mais en passant, quelques-unes des vérités dont nous lisons l'exposé dans ses épîtres ; il n'approfondira point. Il n'essaiera même pas d'une démonstration de l'existence de Dieu : l'Ecriture ne nous en donne point. Il ira bien plutôt découvrir au fond de l'âme humaine une image de Dieu, demeurée sous les souillures du péché. Ni les poètes ni les philosophes n'avaient su retrouver le Créateur à travers les voiles de la superstition. Aussi l'humanité cherche toujours ; elle cherche souvent avec angoisse. Quelles admirables perspectives ouvertes devant notre apôtre ! Quelles réponses à donner à des questions parfois à peine balbutiées, mais d'autant plus angoissantes ! Il commencera donc par une affirmation : rien n'est plus bienfaisant pour un cœur inquiet. Il montrera le Dieu véritable, créateur de l'univers, et de ces prémisses il tirera facilement la conséquence : un tel Dieu ne peut pas être enfermé, pour y habiter, dans des temples faits par les mains de ses créatures. A cette doctrine, à la fois majestueuse et simple, Paul en ajoutera tout de suite une autre, celle de la Providence. Dieu, après avoir créé, existe encore aujourd'hui (ὑπάρχων) en qualité de Seigneur du ciel et de la terre. Quel contraste entre cet enseignement aux contours si fermes et celui d'Hésiode, par exemple, priant la muse de lui raconter la naissance des dieux, et plaçant au-dessus d'eux tous le chaos et la nuit ! Platon lui-même, reproduisant, développant les doctrines de Socrate, ne s'était guère élevé plus haut. Son Dieu est essentiellement un ordonnateur de la matière, ὑλη ; quant à celle-ci, elle coexistait avec la divinité, peut-être préexistait. Aristote, avec tout son génie, n'était pas parvenu à établir une claire distinction entre Dieu et le monde. Et dans notre siècle, un savant universel, Alexandre de Humboldt, n'a point reculé devant cette assertion : « Nous ne possédons ni compréhension ni intelligence du créer proprement dit, de l'origine ni du commencement de l'être au sortir du néant30. » Non, le Dieu du missionnaire, le créateur et le dominateur souverain ne saurait être enfermé ni dans les froids nuages d'Epicure, ni dans les sanctuaires splendides construits par les hommes. Cette noble pensée, nous l'avions déjà rencontrée dans le discours d'Etienne. (7.48-50) Mais les deux orateurs la développent d'une façon différente. Le diacre pouvait faire appel aux déclarations de l'Ecriture. L'apôtre doit renoncer à cet argument ; il s'adresse à la conscience et ; au bon sens, aidés du raisonnement. Tout au plus ses auditeurs se rappelleront-ils le dogme de l'αὐταρκειά -- Dieu se suffisant à soi-même -- mis en avant par quelques penseurs, cl du reste sans grand succès. La parole de l'apôtre est véritablement nouvelle ; nette et précise, elle a tous les caractères du courage dans le milieu où elle retentit. 17.25 Paul, au reste, va plus loin. A l'entendre, le culte rendu par les païens à la divinité n'est pas nécessaire à celle-ci. Elle pourrait s'en passer. Dieu n'est pas servi par des mains humaines [comme] ayant besoin de quelqu'un (ou de quelque chose, τίνος). Affirmation bien hardie, en face de tous ces autels dont l'encens monte à l'heure même vers le ciel. Mais affirmation découlant de l'essence même de Dieu : s'il avait besoin de cet encens, de ces offrandes, de ces soins religieux (θεραπεύεσθαι), il cesserait d'être Dieu. Loin d'être vis-à-vis des hommes dans la position d'un « indigent, » -- προσδεόμενος, -- il leur fournit à tous la vie et la condition même de la vie, le souffle, πνοὴν 31, en un mot toutes choses. -- Quelle réponse péremptoire aux théories des épicuriens et des stoïciens, à leurs définitions d'un dieu sans activité et sans intérêt, vivant dans une apathie perpétuelle ! Paul n'avait pas exposé d'autres vérités aux païens grossiers de Lystre. Avec quel art délicat il adapte aujourd'hui ses paroles à un auditoire plus cultivé, plus habitué aux exercices de l'esprit ! 17.26 Il passe maintenant à l'anthropologie, et il y arrive par une considération assurément familière aux philosophes d'Athènes. Depuis l'apparition des histoires d'Hérodote, les Grecs avaient été conduits à s'occuper des rapports mutuels des races humaines, surtout des relations de ces races avec les habitants de la Grèce. A l'origine, affirme maintenant l'apôtre, ces différences n'existaient pas ; une souche unique, un seul couple a donné naissance au genre humain. Paul, nous le savons, insiste longuement sur cette déclaration dans son épître aux Romains32. Les travaux d'Agassiz et de son école ont semblé, pour un temps, l'ébranler. De nos jours, la science y revient au contraire, et le darwinisme, assurément, n'appuie pas l'hypothèse des Adams multiples. Nous aurions ici, au point de vue du texte, une question à poser : faut-il, après ἕνος, sous-entendre un substantif, et lequel ? ἇιματος, donné par D, E contre א, A, B, ou ἀνθρώπου, suggéré, semble-t-il, par la comparaison avec Romains 5.12,15 et aussi par πᾶν ἔθνος ἀνθρώπων ? En fait, le terme ἇιματος paraîtrait en place dans la bouche de Paul, familier avec l'Ancien Testament, où le sang est tenu pour le contenant de l'âme, pour le véhicule de la vie. Mais cette idée, très courante chez les Juifs, restait étrangère aux Grecs, et nous devrons ou bien ne point sous-entendre de substantif après ἕνος ou, beaucoup plutôt, supposer un ἀνθρώπου . La phrase ne s'arrête pas à ces mots : Il a fait d'un seul homme toute la race des hommes. Le ἐποίησεν a un but, et l'orateur l'exprime en ces mots : pour habiter sur toute la face de la terre...pour chercher Dieu...Ici encore une question grammaticale : faut-il sous-entendre un τοῦ télique pour régir κατοικεῖν et ζητεῖν ? Ou bien ces deux infinitifs dépendent-ils de ἐποιήσεν ? Reuss traduit : « Dieu a fait que toutes les nations, issues d'un seul homme, habitent sur toute la surface de la terre...afin qu'elles cherchent... » Oltramare : « Il a fait habiter tout le genre humain, qui est issu d'un seul et même sang, sur toute la surface de la terre,...afin qu'elles (les nations) le cherchent.... » Ces deux traductions supposent donc le τοῦ seulement devant ζητεῖν, et relèguent un peu dans l'ombre cette pensée capitale : le genre humain procède d'une origine unique. Devant ce double inconvénient, nous préférons l'ancienne interprétation : « Dieu a fait d'un seul (homme) tout le genre humain afin qu'il habitât...et qu'il cherchât.... » Dans ce cas, il n'est pas même indispensable de sous-entendre le τοῦ télique, car on peut interpréter : Il a fait la race des hommes ; il l'a fait habiter33 ...et chercher. Par cette affirmation, Paul renverse l'orgueilleuse supposition des Grecs, pour lesquels tout peuple en dehors d'eux était barbare, indigne des soins de la divinité. L'apôtre aurait même voulu, suppose Olshausen, réhabiliter les Juifs, si méprisés par les Hellènes, et pourtant leurs égaux dans les conseils de Dieu. Cela se peut. Le missionnaire, pensons-nous, avait néanmoins des pensées plus hautes encore ; il tenait à montrer dans le fractionnement de la race humaine en une foule de nations une œuvre de la volonté créatrice. C'était combattre la notion polythéiste, d'après laquelle chaque peuple aurait possédé son dieu particulier. Dieu a fait plus. Il ne s'est pas contenté de former ces nations ; il leur a préparé une demeure sur la terre, et il a délimité cette habitation à la fois dans l'espace et dans la durée : Ayant arrêté les époques nettement prescrites34 et les bornes précises de leur établissement. Selon Hackett, ces « époques prescrites » désigneraient la succession établie entre les périodes de prospérité et celles de décadence, en conformité avec cette pensée de Job 12.23 : « Il donne de l'accroissement aux nations et il les anéantit. » Ce serait un nouvel avertissement aux Athéniens soi-disant autochtones ou même éternels. -- Baumgarten prend καιροὺς dans une acception plus littérale et plus précise ; il y voit les grandes époques de l'histoire universelle, indiquées dans les visions de Daniel. Ainsi les Grecs, après avoir eu la gloire d'écraser les Perses, avaient vu leurs libertés enchaînées par Alexandre. Voilà les temps fixés aux peuples, et les limites posées à leur habitation. 17.27 Au reste, si les hommes l'avaient sérieusement voulu, ils auraient pu reconnaître dans ces périodes les desseins particuliers et paternels de Dieu. Il leur laissait du temps « pour le chercher ; » là était la tâche sainte imposée à l'humanité. Et, en fait, l'histoire entière ne peut-elle pas se résumer en deux termes : l'homme cherchant Dieu, mais ne le trouvant pas ; Dieu cherchant l'homme, le trouvant et se faisant trouver ? On pourrait voir dans ce ζητεῖν 35 une allusion à la chute. Cela n'est pas, cependant, absolument indiqué. Il n'est pas nécessaire d'avoir perdu pour se mettre à chercher. Cette recherche n'était point fatalement destinée à échouer. C'était la tâche des hommes de la poursuivre, pour voir s'ils arriveraient peut-être à palper Dieu et à le trouver. Le verbe ψηλαφεῖν ne signifie pas « chercher à tâtons, » comme traduisent plusieurs de nos versions, mais « tâter un objet, » en suivre les contours pour en bien prendre connaissance. Il est dit de l'aveugle : ψηλαφήσει ἐν τῷ σκότει . (Les Septante, dans Deutéronome 28.29) Jésus dit aux apôtres, le soir de la résurrection : ψηλαφήσατέ με καὶ ἴδετε . (Luc 24.39) Et Paul ne peut avoir dit : « Chercher Dieu pour voir s'ils le chercheraient en tâtonnant, » mais bien : « s'ils arriveraient à le palper » -- spirituellement -- et par conséquent « à le trouver. » Les hommes, dans leur généralité, n'y sont pas parvenus ; ils n'ont pas fait un bon usage de leurs lumières naturelles ; même s'ils ont trouvé, c'est à la façon des aveugles. Seulement, Dieu n'est point responsable de cet insuccès, car il ne se tient pas loin36 des hommes. Le paganisme avait placé ses dieux à très grande distance de la créature. Le Père céleste est près, au contraire, très près de ses enfants. Ils n'ont pas su ou pas voulu le saisir ; mais pour lui « il ne s'est point laissé sans témoignage. » (14.17) 17.28 Parlant aux païens de Lystre, Paul avait signalé ce témoignage dans des phénomènes naturels : pluies du ciel et saisons fertiles. A ses auditeurs d'Athènes, il le montre dans les conditions mêmes de l'existence humaine. En lui (Dieu) nous vivons, nous sommes mus, et nous sommes. Ce n'est pas assez d'établir les rapports du Créateur avec le monde ; il importe de faire connaître ses relations avec l'homme. En lui, dit-il (et non pas par lui, ἐν conserve son sens primitif : dans), dans la sphère dont il est le centre, nous avons la vie, le mouvement, par lequel elle se manifeste, d'où l'existence entière. A la philosophie hellénique et à sa théorie de l'immanence de Dieu dans le monde, l'apôtre oppose la doctrine chrétienne de l'immanence de l'homme en Dieu. L'être humain séparé de Dieu n'a plus aucune existence propre ; nous possédons l'être dans la mesure où nous sommes en Dieu ; en ce sens l'homme est « capax naturæ divinæ. » Calvin l'a bien dit dans son beau langage : « Per omnes mundi partes diffusa est vis Spiritus, quee tueatur eas in suo statu, cælo et terræ vigorem quem cernimus, animantibus etiam motum suppeditet : non qualiter phrenetici homi-nes deorum plena esse omnia nugantur, imo lapides esse deos, sed quia admirabili Spiritus sui vigore et instinctu Deus, quæcunque ex nihilo condidit, conservat. » Tout n'est pas, cependant, erreur et fausseté dans la pensée du monde grec. Elle renferme plusieurs éléments de vérité, et Paul se plaît à en signaler un, par la citation textuelle d'un poète païen. En fait, deux auteurs pourraient la réclamer. Aratus d'abord, un Cilicien, un compatriote par conséquent de l'apôtre 37, écrivain du troisième siècle avant notre ère. On lit au vers quatrième de son poème des Phénomènes : πάντη δέ Δίος κεχρήμεθα πάντεςCléanthes, d'autre part, successeur de Zenon à la tête des stoïciens, avait écrit au vers cinquième de son hymne à Jupiter : ἐκ σοῦ γἀρ γένος ἐσμέν .Ces deux poètes, sans être athéniens, avaient bien été grecs de langage, et καθ’ ὑμᾶς, si l'on maintient cette leçon, signifierait : de votre bord, mais non : de chez vous. -- Faut-il, de cette citation fort exacte, conclure à une complète culture classique de notre apôtre ? Ce serait aller trop vite. Le vers cité par lui était de ceux que tout le monde sait, même sans avoir fait sa littérature. Et peut-être en faut-il dire autant des citations analogues dans 1 Corinthiens 15.33 ; Tite 1.12. 17.29 L'orateur arrive ainsi à la conclusion de sa partie anthropologique : Etant donc la race de Dieu, nous ne devons pas (avec quelle grâce chrétienne il évite de dire : Vous ne devez pas !) penser que la divinité soit semblable à de l'or ou à de l'argent ou à de la pierre, en sculpture d'art et d'invention d'homme. Paul aurait pu, sur ce point encore, s'appuyer de citations païennes. Sénèque, par exemple et plus d'un poète se sont exprimés en termes fort analogues ; les Athéniens lettrés tenaient, comme beaucoup de catholiques modernes, à distinguer entre l'image et le dieu représenté par l'image. Mais ni distinctions ni réserves n'avaient exercé sur le peuple une influence réelle ; or l'apôtre vient de s'adresser, pour la combattre, à la conception populaire. Son raisonnement, d'ailleurs très condensé, est fort justement reproduit par Bengel : « Homo non est similis metallo. Ergo Deus multo minus est similis metallo ; nam homo, Dei genus, Deo similis est. » Les philosophes n'avaient pas compris cette vérité, ou n'avaient pas osé la proclamer. Leurs rares protestations étaient restées stériles. Aristote et Platon s'étaient vainement élevés contre les scandaleux exemples d'immoralité donnés par les dieux ; ils n'avaient pas enlevé les idoles des temples ni l'idolâtrie des cœurs de leurs contemporains. On n'avait pas pu tirer de leurs leçons des enseignements franchement monothéistes ; la mythologie avait conservé ses fêtes les plus honteuses ; Socrate mourant ne s'était pas dégagé des liens du polythéisme. Avec cela, relevons la modération, la courtoisie de l'orateur. Il veut amener les Athéniens à la repentance ; il ne veut point les blesser. Il montre l'impossibilité de faire par l'art de la sculpture38, par des produits quelconques de la réflexion, voire même du génie de l'homme, une représentation vraie de la divinité ; il ne condamne point les arts. Sa brève description de l'idolâtrie rappelle beaucoup celle d'Esaïe 44.9-20 : il n'en retient pourtant pas l'ironie. Il évite avec grand soin de repousser ses auditeurs, en ayant l'air de mépriser leurs chefs-d'œuvre. Avec quelle charité, au contraire, il appelle seulement « temps d'ignorance » l'époque où des facultés si merveilleuses se sont consumées à essayer l'impossible ! Ces temps, Dieu les a laissés passer sans les voir, en « consentant à ne pas les voir » (suivant le sens exact du verbe ὑπεροράω 39.) Alors, malgré toute sa science, l'homme ne savait pas. Eh bien ! Dieu a consenti à ne pas abaisser son regard de juge sur cette méconnaissance en partie volontaire. Ou, comme l'apôtre l'avait dit à Lystre, il a laissé jadis toutes les nations aller leur propre chemin, agissant comme s'il ne voyait pas les transgressions, attendant avant de frapper les transgresseurs. Maintenant -- τὰ νῦν -- une ère nouvelle commence. Dieu regarde ; voyant le mal dans toute son étendue, il fait savoir aux hommes que tous, partout, aient à se repentir. Car leur ignorance n'est point une excuse ; ils pouvaient savoir, ils sont « inexcusables40. » Il n'est point indifférent d'observer ou de violer les lois divines, et Paul n'a pas cette charité menteuse dont le vrai nom est le scepticisme, avec sa vieille sentence : « Toutes les religions se valent ! » 17.31 Cette notion du péché, cet appel au repentir devaient, dans la pensée de Paul, introduire la prédication directe du Christ. Cela me paraît ressortir clairement, en tête du verset 31, par l'expression καθότι (à retenir d'après א, A, B, D, E, contre ὅτι) : Que tous se repentent en conformité avec ceci qu'il a établi un jour dans lequel il se prépare à juger la terre habitée. Les temps nouveaux sont venus et chacun, dans ces temps, va trouver un juge ou un Sauveur, suivant la fausseté ou la vérité de sa repentance. Ce Dieu si patient a pourtant établi un juge et un jour de jugement. -- Quelle parole au milieu d'un tel auditoire, sur la colline de l'Aréopage, où se dressait le tribunal le plus redouté ! Si le vrai Dieu est le Dieu de la grâce, il n'est pas moins celui de la sainteté. -- Le jugement s'exercera en justice en un homme qu'il a déterminé, lui ayant procuré créance chez tous en l'ayant ressuscité d'entre les morts. La résurrection de Jésus est ainsi présentée comme les lettres de créance données par l'Eternel à son ambassadeur auprès des hommes. N'est-ce pas l'enseignement personnel de Jésus ? (Jean 2.18-19) N'a-t-il pas établi un rapport étroit entre la notion du jugement et celle de la résurrection ? (Jean 5.21-24) 17.32 Le nom du Sauveur n'a pas été prononcé jusqu'ici. Paul, sans doute, allait le faire entendre, quand une explosion de rires l'en empêche. Les auditeurs commençaient à le trouver trop sérieux, trop incisif ; ils attendaient une occasion honnête de rompre l'entrevue. La voilà trouvée, cette occasion. Parler de nouveau de cette résurrection, dans laquelle ils s'étaient déjà amusés à deviner une divinité étrangère, c'est trop compter sur leur naïveté.... Or, malgré leur incorrigible légèreté, ces Athéniens n'ont-ils pas au fond vu très juste ? La foi en la résurrection ne serait-elle pas le renversement de toute leur philosophie ? A leurs yeux, le présent seul existe ; il faut en profiter, en jouir le mieux possible. Et l'on vient faire de la vie actuelle une préparation à une vie à venir ! Absurde rêverie, sans doute ; le mieux est de se débarrasser du rêveur ; poliment, si possible ; mais pas sans railler, comme on s'était moqué dans Jérusalem des apôtres remplis du Saint-Esprit41. (2.13) Quelques auditeurs, cependant, laissent entrevoir la possibilité d'un second entretien où la question serait reprise. Le désiraient-ils vraiment ? Ce n'est pas impossible ; Calvin penche pour l'affirmative : « Ex auditoribus aliqui fuerunt qui proficere cuperent. » L'entretien a-t-il eu lieu ? Nous n'en avons rien conservé. Nous ne surprenons même, dès ce moment, pas la moindre relation entre notre apôtre et un troupeau chrétien dans Athènes ; il n'en fait nulle mention dans ses épîtres. Ce troupeau fut pourtant formé ; notre historien le mentionne, donnant même les noms des premiers convertis. Mais, pour le moment, la séance est bien terminée ; le discours interrompu n'est pas repris. Ainsi, dit le texte, Paul sortit du milieu d'eux,... ainsi, ὅυτως, à peu près comme il était venu. Il n'essaie pas une protestation ; il ne réclame pas ; c'eût été inutile, le rire était, trop général42. -- Quelle différence, pour le dire en passant, entre cette audience et celle du sanhédrin à Jérusalem dans le cas d'Etienne ! On ne riait pas alors. On trépignait de rage, en attendant de tuer ! 17.34 En quittant l'Aréopage, le missionnaire n'a pas immédiatement quitté la ville. Cela me paraît clairement résulter des mots : Mais quelques hommes, s'étant attachés à lui, crurent. Paul aura offert des entretiens particuliers ; on en aura profité ; quelques semences jetées dans le discours public ont germé. L'historien a conservé deux noms de ces néophytes : celui d'un homme, Denys, juge de l'Aréopage ; celui d'une femme, Damaris, dont une tradition, appuyée par Chrysostôme et néanmoins peu solide, a fait l'épouse du précédent. A Denys se rattachent bien des récits où la légende domine à peu près seule. En voici du moins l'origine. Au deuxième siècle de notre ère, un Denys, évêque de Corinthe, veut faire de notre aréopagite un évêque de l'Eglise d'Athènes. Grégoire de Tours, en quelques lignes, parle d'un Denys envoyé en Gaule vers le milieu du troisième siècle, nommé évêque de Paris, et mis à mort par le glaive. Par quelle confusion ce Denys de l'an 250 est-il devenu un seul et même personnage avec le juge d'Athènes des environs de l'an 55 ? Il est difficile de rien affirmer. Mais on peut attribuer le fait de cette confusion à Hilduin, abbé de Saint-Denys près Paris, sous Charles le Chauve. Cela se conçoit. L'évêque-martyr du troisième siècle avait été inhumé à Saint-Denys ; il était devenu un des patrons de la France ; il était désirable de donner à sa mémoire tout le relief possible, et il parut très indiqué de l'identifier avec l'aréopagite. Cela devint même article de foi ; Abélard, pour en avoir douté, se vit en butte à la fureur des moines. Impossible, au reste, d'appuyer cette légende sur aucun texte positif d'Eusèbe ; ce chroniqueur évite sagement de se prononcer. (III, 4,10 ; IV, 23, 3.) L'ouvrage attribué à l'aréopagite « sur la hiérarchie céleste » date des environs de 500 et fut promptement cité comme authentique. L'Eglise romaine y a trouvé le dogme de l'Assomption de la Vierge ; mais cela ne rend cet écrit ni moins panthéiste ni moins apocryphe. Apocryphe aussi une lettre de Denys à Polycarpe, où il dit avoir observé, comme étudiant à Hiérapolis, l'obscurcissement du ciel à l'heure de la crucifixion du Christ. -- Les bollandistes racontent longuement l'histoire de ce Denys dans les Acta Sanctorum, à la date du 9 octobre43. (Une autre tradition place sa fête au 3.) S'il n'est pas possible de rattacher d'une manière absolument certaine à la visite de Paul la formation d'une Eglise chrétienne dans Athènes, l'existence au moins de cette Eglise est prouvée par de bons témoignages. En 179, le siège épiscopal d'Athènes est occupé par un Publius, d'ailleurs inconnu. Déjà en 425, à l'occasion d'un voyage dans cette capitale, l'empereur Adrien y avait rencontré deux apologètes, Qua-dratus et Aristide, prêts tous deux à défendre les droits menacés de l'Eglise, et tous deux auteurs d'apologies connues encore au quatrième siècle44. Si nous en croyons Aristide, l'Eglise d'Athènes aurait conservé un certain temps la doctrine très paulinienne de la catholicité du christianisme. Après s'être développée assez librement en dehors du judaïsme, elle paraît en avoir peu à peu subi l'influence avec un mélange de paganisme ; elle se serait adonnée au culte des anges et à l'observation méticuleuse des fêtes. Aristide lui adresse alors des reproches analogues à ceux de Paul aux Galates 4.9-11. Athénagore, le philosophe apologète du deuxième siècle, se rattache à l'Eglise d'Athènes ; au quatrième, Basile et Grégoire de Naziance viennent étudier sous les maîtres fameux de cette ville ; au sixième, Justinien y fait fermer les écoles de philosophie et consacre le Parthénon au culte de Marie, le temple de Thésée à saint Georges de Cappadoce. Peu après, le christianisme s'éteint presque complètement sur le sol athénien.
§ 4. Paul à Corinthe. Retour à Antioche18.1 Nous n'avons, répétons-le, aucune donnée précise sur la durée du séjour de Paul dans Athènes. Nous l'en voyons partir maintenant pour descendre à Corinthe. Ce voyage, à en juger par les propres expressions de l'apôtre, n'a rien eu de triomphal. Il semble plutôt avoir été agité, en ce moment, par des souvenirs pénibles et par d'assez tristes appréhensions. « Je suis venu à vous, écrira-t-il aux Corinthiens, en faiblesse, en crainte et en grand tremblement1. » (1 Corinthiens 2.2-3). Et comme il prend à ce moment même la résolution de ne rien savoir dans Corinthe si ce n'est Jésus seul et Jésus crucifié, Baumgarten a pu se demander à bon droit si cette décision ne lui fut pas inspirée par le regret d'avoir trop peu parlé du Christ à l'Aréopage. Sa crainte, au reste, n'aboutit point au découragement. Athènes n'est pas tout le monde grec, il s'en faut. Corinthe, par ses jeux, par son commerce, par ses richesses, hélas ! aussi par sa corruption, est bien une ville hellénique. Le proconsul romain, gouverneur de l'Achaïe, y est établi. De tous côtés, on s'y donne rendez-vous pour gagner de l'argent et pour s'amuser. Le plaisir y a franchi les limites du dévergondage ; n'a-t-on pas inventé le verbe « corinthiser » pour désigner la vie dissolue des habitants de Corinthe ? Paul était dans cette cité quand il écrivit l'effrayant tableau du paganisme de Romains 1.21-32 ; il peignait donc d'après nature.... Quel terrain à défricher pour la mission évangélique ! Quelle excuse aussi pour la crainte et le tremblement du missionnaire ! Il va trouver dans cette ville la population la plus mélangée. Car César, après avoir relevé Corinthe des ruines faites par Lucius Mummius en 146, y a fait habiter une colonie de vétérans, ajoutant leurs habitudes de soldats à tous les éléments cosmopolites de la cité. Certes, le ministère de l'apôtre y sera pénible. Nous savons, moins par notre livre que par les deux épîtres aux Corinthiens, combien il a été fructueux. 18.2 Deux jours ont pu suffire à notre voyageur pour se rendre d'Athènes à Corinthe, probablement par mer ; les steamers franchissent en quatre heures aujourd'hui la distance du Pirée à Kalimaki, port oriental de l'isthme. -- Tout d'abord le missionnaire est seul. Silas et Timothée sont encore en route ; ils le rejoindront plus tard seulement. (Vers. 5.) On peut mesurer avec quelle intensité il sentait le poids de cette solitude, aux termes touchants dont il se sert pour décrire sa joie à l'arrivée de ses deux amis, messagers de bonnes nouvelles. « Maintenant nous vivons ! » s'écrie-t-il. (1 Thessaloniciens 3.6-8) En attendant, un autre bonheur lui était réservé. Deux compatriotes, bientôt deux collaborateurs, se trouvaient déjà dans Corinthe ; ils y avaient débarqué très récemment2. C'est un couple originaire du Pont, Aquilas et Priscille, ouvriers du même métier que Paul, c'est-à-dire couseurs de peaux de tentes.(Vers. 3.) Aquilas est un nom romain ; mais, nous le savons par l'exemple même de Paul, cela n'enlevait rien à sa nationalité juive. Priscille (Prisca, dans Romains 16.3) était probablement aussi juive de naissance. -- Ces deux époux étaient-ils convertis déjà lors de leur rencontre avec l'apôtre ? Cela ne ressort pas du récit. Aquilas, originaire du Pont, peut bien s'être rencontré avec ses concitoyens à Jérusalem au jour de la Pentecôte (2.9) et en avoir même rapporté des impressions profondes. Notre texte, cependant, l'introduit simplement comme un Juif et non comme un disciple. S'il avait pour l'Evangile un certain attrait au moment où il fit la rencontre de Paul, il dut à la société de l'apôtre d'être amené pleinement à la foi. Et, sur ce chemin, sa femme semble l'avoir devancé. Priscille est nommée généralement avant Aquilas ; non pas ici, sans doute, où ils nous sont présentés pour la première fois, mais dans la plupart des occasions subséquentes. Nous les retrouverons plus tard, et pour un certain temps, à Ephèse (18.24-28 ; 1 Corinthiens 16.19) ; puis à Rome de nouveau (Romains 16.3), et peut-être encore à Ephèse d'après 2 Timothée 4.19. Priscille peut aussi avoir été de plus haute naissance que son mari. Leur récente arrivée dans Corinthe a eu pour cause un édit de l'empereur Claude ordonnant l'expulsion de Rome de tous les Juifs. Notre historien se trouve ici d'accord avec Suétone ; on lit, en effet, au chapitre 25 de la Vie de Claude : Judaeos, impulsore Chresto, assidue tumultuantes, Roma expulit. » Mais qui faut-il entendre par ce « Chrestus ? » Un émeutier juif, d'ailleurs inconnu ? Edmond Schérer paraît admettre cette hypothèse. Serait-ce plutôt une corruption irréfléchie du nom de Christus ? C'est, à mon sens, plus naturel. On se demandera seulement si Rome possédait à ce moment une Eglise chrétienne assez considérable, pour que le Christ fût connu de la sorte dans la ville éternelle et pût y passer pour le chef de révolutionnaires Juifs ? Ne verrons-nous pas bien plutôt, au chapitre 28, les Juifs de Rome avouer une ignorance à peu près complète à l'endroit de l'Eglise chrétienne ? Reuss a peut-être levé cette difficulté. Suivant lui, Suétone aurait confondu les chrétiens, déjà très nombreux de son temps, avec les Juifs contre lesquels Claude avait lancé son arrêté, et, sans plus approfondir la question, il aurait nommé « Chrestus » comme le chef des agitateurs3. -- Rappelons encore un édit de la même époque, mentionné par Tacite (Ann. XII, 52) et rendu contre des « mathematici. » -- « De mathematicis Italiâ pellendis, dit l'historien, factum senatus consultum, atrox et inritum. » Ces « mathématiciens » peuvent bien avoir été des astrologues » appelés populairement des Chaldéens, et facilement confondus avec les Juifs. L'édit relaté par Tacite est de l'an 52, et il fut effectivement « inritum, » s'il s'appliquait aux Juifs, car nous les retrouvons à Rome très peu d'années après. 18.3 C'est à propos de la rencontre de Paul avec Aquilas et Priscille4 que nous surprenons, pour une seule fois, la description de ce travail manuel auquel, en vrai disciple des rabbins, l'apôtre s'était astreint, et dont il se fait à plus d'une reprise un titre de gloire. (Comparez 1 Corinthiens 4.12 ; 1 Thessaloniciens 2.9 ; 2 Thessaloniciens 3.8.) Ils étaient tous trois σκηνοποιοὶ . Origène traduit : « travailleurs en cuir ; » et certain commentateur facétieux : « fabricants de rideaux de théâtre ! » Le plus littéral est bien de traduire : « faiseurs de tentes. » Leur métier consistait donc à coudre ces peaux de chèvres de Cilicie dont on se servait comme étoffes de tentes. Cette industrie n'enrichissait pas, mais elle faisait vivre un travailleur ordinaire. L'apôtre a dû sentir tout de suite la nécessité de s'y vouer, dans une ville mercantile et cupide comme Corinthe. Là beaucoup de Juifs gagnaient de l'argent non seulement par leur commerce, mais aussi par la pratique des arts magiques. Paul, en s'assujettissant au métier le plus commun, ne laissera planer sur son ministère aucun soupçon de vues intéressées. 18.4 Tout en poursuivant ce rude labeur, il n'aura pas négligé l'instruction religieuse d'Aquilas et de Priscille. Mais cela ne lui suffisait pas. Chaque sabbat il se rendait dans la synagogue ; il y entrait en conversation avec les Juifs et avec les Grecs. -- Ces derniers sont évidemment des prosélytes, puisque Paul les rencontre au lieu du culte ; quant à sa propagande par des entretiens, nous l'avons déjà signalée à Thessalonique et à Athènes. (17.2,17) Ce procédé réussit ; beaucoup d'âmes sont persuadées. Enfin Silas et Timothée reviennent de Macédoine ; encouragé par leur présence, le missionnaire poursuit son œuvre avec plus de vigueur et plus d'entrain. Ses deux amis, sans doute, y prennent chacun leur part. Mais pour lui, il est comme enfermé et concentré tout entier dans la parole : συνείχετο τᾷ λόγῳ 5. Et cette parole dont il ne veut pas sortir est bien conforme à la résolution prise par lui à son arrivée dans Corinthe ; elle se résume en cette seule affirmation répétée tout d'abord aux Juifs : Jésus est bien le Christ. Le fidèle évangéliste semble ressentir encore la douleur emportée d'Athènes, où il n'a pas pu faire connaître Christ à ses auditeurs de l'Aréopage. Ses discours, aujourd'hui, sont concentrés exclusivement autour de la personne de Jésus. 18.6 Mais à Corinthe, comme en mainte autre ville, ce hardi témoignage excite la haine des Juifs et leurs blasphèmes. Le participe ἀντιτασσομένον se rapporte, en effet, certainement aux Ἰουδαίοι du verset 5, et ce terme les représente comme mettant en ligne contre Paul -- ou même contre le Christ -- toutes leurs ressources en ruse et en force. Cette opposition aboutit à une rupture avec la synagogue, et Paul en fait ressortir la solennité, tout en obéissant à un ordre de son maître. Il secoue contre les blasphémateurs la poussière attachée à ses vêtements. Il avait accompli à Antioche de Pisidie un acte analogue (13.51). Mais il y ajoute aujourd'hui une grave sentence ; il condamne ces cœurs endurcis, tout en mettant à couvert sa propre responsabilité6. Sa parole rappelle celles d'Ezéchiel (3.16-21 ; 33.7-9) contre le pasteur infidèle à qui Dieu redemandera le sang du méchant et même celui du juste, quand ils auront été endormis par le prophète. Même sentence prononcée par Jésus contre les scribes et les pharisiens (Matthieu 23.35), confirmée en quelque sorte par l'imprécation d'Israël contre lui-même. (Matthieu 27.25) Paul n'est pas ce pasteur trop timide visé par Ezéchiel ; plus tard il pourra déclarer à ses collègues d'Ephèse : « Je suis net du sang de vous tous7. » Le sang est sans doute pris dans ces passages comme une allusion à la peine capitale, dans laquelle le sang du condamné est répandu, mais en même temps comme un symbole de la condamnation éternelle. Ce jugement dont les Juifs de Corinthe se chargent eux-mêmes a, comme dans Antioche de Pisidie (13.46), le résultat de rendre plus décisive encore la mission au milieu des Gentils. Et, chose digne de remarque, dans Athènes, où l'opposition s'était bornée à des rires, cette mission s'est beaucoup moins étendue ; ici les ennemis vont jusqu'aux blasphèmes,...et les païens vont être évangélisés pendant dix-huit mois ! La persécution, dans la main de Dieu, étend et affermit l'Eglise. 18.7 Quittant donc, non point la ville, mais la synagogue, Paul8 entre dans la maison d'un certain prosélyte nommé Titus Justus ; ces deux noms, en effet, paraissent les plus probables entre les diverses leçons données par les manuscrits : A lit seulement : Ἰούστου ; B Τιτίου Ἰούστου ; א, E Τιτου Ἰούστου . D'après Actes 1.23, Colossiens 4.11, Justus apparaît comme un surnom dans le Nouveau Testament ; pourquoi n'en serait-il pas de même ici ? La maison de cet homme, libéralement ouverte à la prédication évangélique, était attenante9 à la synagogue. De là un danger, sans doute ; les conflits pouvaient être plus faciles et plus fréquents ; mais un avantage aussi : même les habitués de la synagogue auront une occasion commode d'entendre la vérité. Le salut reste offert à tous sans exception et les chrétiens ne repoussent pas les Juifs. Et voici, en effet, une des preuves de cet avantage. L'un des premiers convertis, c'est le chef même de la synagogue, un nommé Crispus, dont la foi bien vite se communique à toute sa maison, comme avaient déjà fait celle de Lydie et celle du geôlier de Philippes. Ce Crispus, baptisé par l'apôtre (d'après 1 Corinthiens 1.14, s'il s'agit bien du même personnage), a été transformé en évêque par les Constitutions apostoliques. Le fait est loin d'être certain. Mais -- et c'est bien assez pour exciter notre admiration -- voici une famille juive amenée à la foi en bonne partie par l'intermédiaire des Gentils, dans cette même ville où Paul écrira le fragment fameux Romains ch. 9 à 11. Puis cette famille, à son tour, deviendra par le fait de sa conversion (car ἀκούοντες n'a point nécessairement pour régime un Παυλοῦ non exprimé) l'instrument de la foi et du baptême de plusieurs Corinthiens. L'adhésion au christianisme d'un chef de synagogue ne pouvait pas ne pas faire grand bruit. Parmi les familles gagnées, nous devons placer au premier rang celle de Stéphanas, les « prémices de l'Achaïe. » (1 Corinthiens 1.16 ; 16.15) L'animosité des Juifs a pour résultat la fondation de l'Eglise corinthienne. 18.9 . Ce n'est point encore assez pour le cœur du Père céleste. Il veut promettre et donner plus encore à son serviteur. Il lui accorde une vision de nuit, pour lui interdire toute crainte et lui commander de parler sans arrêt. Cette intervention divine paraît ici particulièrement nécessaire. Le succès même de l'apôtre à Corinthe, où Dieu se forme un « grand peuple, » pouvait l'engager à fonder plus loin un nouveau troupeau. Ou bien il pouvait se croire appelé à retourner en arrière, à fortifier les jeunes Eglises dont il a déjà quatre, comme au premier voyage : Philippes, Thessalonique, Bérée et Corinthe. Il l'eût fait, peut-être, sans l'ordre précis du Seigneur lui apparaissant dans un ὁράμα . A notre connaissance, c'est la seconde occasion où Paul voit le Seigneur depuis sa rencontre avec lui dans le temple de Jérusalem. (22.17) Les mots « ne crains pas, » rappellent ceux par lesquels le Christ avait si souvent rassuré les disciples pendant son ministère ; les paroles suivantes ne sont pas sans analogie avec celles d'Esaïe 62.1 ; comme aussi l'expression : « parle et ne te tais point » reproduit presque « il confessa et ne renia point » de Jean 1.20. La réponse faite jusqu'ici à l'appel du Macédonien n'est pas encore tenue pour suffisante. 18.10 Du reste, l'ordre de demeurer et de persévérer est justifié par la considération des secours assurés et de la vaste œuvre à faire. En disant : « J'ai dans cette ville un grand peuple, » Jésus peut désigner, sans doute, des brebis qui ne sont « pas encore » de sa bergerie et qui, pourtant, sont virtuellement à lui. (Jean 10.16) Mais c'est bien aussi l'écho de l'encouragement autrefois donné à Elie : « J'ai sept mille hommes qui n'ont pas fléchi les genoux devant Baal. » (1 Rois 19.18) Dans Corinthe la corrompue, le Sauveur déjà possède un peuple nombreux, qui ne se prosterne plus devant Vénus. -- Paul, à coup sûr, n'était pas homme à hésiter devant une telle révélation. Il reste ; « il s'assit, » dit le texte ; donc il s'établit, et presque : il prit position, pendant dix-huit mois, ne cessant pas d'enseigner la Parole de Dieu. Bengel a le droit de dire : « Cathedra Pauli Corinthia Petri Romanâ testatior. » Faut-il avec Lechler compter ces dix-huit mois de l'arrivée du missionnaire dans Corinthe jusqu'à son départ (v. 18), ou seulement, avec Meyer, de la même époque à l'attaque des Juifs, racontée versets 12-17 ? Cette dernière interprétation nous semble justifiée par le ἔτι προσμείνας ἡμέρας ἱκανὰς, où nous voyons un nouveau terme ajouté au précédent. Notre auteur, au surplus, indique le ministère de Paul à Corinthe et ne le raconte pas ; il ne relate aucun discours, aucun incident particulier, si ce n'est le mouvement populaire qui, peut-être, en précipita la fin. L'apôtre, nous le savons par lui-même, a gagné dans cette ville surtout les simples et les petits. (1 Corinthiens 1.26) Il évitait les discours et les raisonnements de la sagesse humaine. Mais, pendant ces dix-huit mois, il débuta dans son activité épistolaire (dans celle que nous connaissons) en écrivant ses deux lettres aux Thessaloniciens. L'explosion d'envie dont il faillit être la victime donne, en outre, la mesure de ses succès. 18.12 Corinthe était alors gouvernée par le proconsul Gallion, frère du philosophe Sénèque, nommé d'abord Novatus, puis adopté par le rhéteur Æneus Gallio, dont il avait, par reconnaissance, pris le nom. Sénèque lui a dédié ses traités De ira et De vita beatâ ; il lui témoignait une vive affection et il a écrit, en vantant son indifférence à la flatterie : « Solebam tibi dicere Gallionem fratrem meum, quem nemo non parum amat, etiam qui amare plus non potest, alia vitia non nosse, hoc etiam (l'adulation) odisse10. » Dans son épître 104, Sénèque mentionne la résidence de Gallion en Achaïe, sans expliquer pourtant en quelle qualité il s'y trouvait. Or Tacite fait de l'Achaïe -- comprenant l'Hellade et le Péloponèse -- une province impériale : « Achaïam ac Macedoniam, onera deprecantes, levari in præsens proconsulari imperio, tradique Ceesari placuit11. » En cette qualité, cette province aurait dû être gouvernée par un propréteur, et notre texte parle d'un proconsul ! L'auteur est exact, cependant, comme il l'a été à propos de l'île de Chypre. D'après une phrase de Suétone dans sa vie de Claude, chapitre 25, cet empereur rendit l'Achaïe au Sénat12 elle était donc bien administrée par un proconsul quand notre apôtre y arriva, vers 5313 . -- Gallion reçut de Néron, comme son frère, l'ordre de se donner la mort. Suivant une tradition très peu digne de foi, il aurait été converti par Paul et l'aurait mis en rapport avec Sénèque ; ainsi aurait commencé la correspondance supposée entre l'apôtre et le philosophe. Le changement d'administration de l'Achaïe peut fort bien avoir paru aux Juifs un moment favorable pour faire leur émeute dans Corinthe. Connaissant peut-être le naturel placide du nouveau proconsul, ils comptaient sur son indulgence et se flattaient de l'amener à livrer Paul entre leurs mains. Ils n'avaient pas fait entrer dans leurs calculs le suprême dédain de Gallion pour des gens de leur race. Son désir d'éviter le trouble et le bruit allait précisément lui faire prendre parti contre les perturbateurs. 18.13 Tous ensemble -- nous ne savons pas leur nombre -- tombent14 sur Paul et l'entraînent au tribunal. Là, suivant leur tactique constante, ils s'efforcent de présenter le missionnaire comme un danger pour la paix publique, un ennemi de la loi et du culte établi. La loi visée par eux semble avoir été la leur, celle d'Israël (comparez v. 15, νόμου τοῦ καθ’ ὑμᾶς.). Or, si l'apôtre l'avait attaquée, il eût encouru certaines peines, car toujours Rome entendait laisser à chaque nation soumise la libre pratique de sa religion. L'accusation était donc assez habilement calculée. 18.14 Heureusement, Gallion n'est pas un Pilate. Il ne donne pas même à Paul le temps de se défendre : à ses yeux, cela n'est pas nécessaire. Il va se renfermer exclusivement dans son rôle de magistrat civil ; il ne traitera nulle question qui ne soit pas de son ressort. Point d'injustice, au reste, point de partialité. Il promet aux Juifs de les écouter si besoin est. A eux seulement de fournir la preuve d'une infraction à la justice -- ἀδίκημα -- ou d'une violation de la loi morale, d'une « coquinerie, » ῥαδιούργημα . (Comparez ῥαδιουργία, Actes 13.10) Si cette preuve était faite, poursuit Gallion, je vous prêterais l'oreille15 selon la parole (ici : selon la raison, conformément à ce qui se doit). Mais s'il s'agit d'une dispute de parole et de noms, et de votre propre loi, vous y pourvoirez vous-mêmes ; Gallion est résolu à ne point s'en mêler. Ces noms, probablement, font allusion à ceux dont les disciples honoraient volontiers Jésus : Roi, Sauveur, Messie. Les Juifs en faisaient un épouvantail ; le magistrat y voit des mots et rien de plus : « Affaire de loi juive ; je n'en veux rien connaître ! » Il est difficile, en vérité, de séparer plus nettement le domaine civil du domaine religieux, et nous pouvons souhaiter à Gallion beaucoup d'imitateurs. Le droit romain, fidèlement interprété par lui, fait honte à bien des erreurs du droit prétendu chrétien. Quel accomplissement de la promesse faite par Jésus à son apôtre ! (Vers. 10.) Assurément, Gallion se montre fort méprisant à l'endroit du christianisme, comme à l'égard de Moïse ; une querelle relative au salut des âmes intéresse peu un magistrat romain. Mais, il faut en convenir, ce dédain même est pour notre récit une garantie d'impartialité ; un panégyriste tardif de la foi chrétienne ne se fût pas permis d'écrire de la sorte. 18.16 Le proconsul, en outre, importuné par ces braillards, les chasse de son tribunal. Le verbe ἀπελαύνω, employé ici, n'indique pas nécessairement une violence exercée contre eux, mais bien une insistance à laquelle il a fallu céder. L'échec des persécuteurs est complet ; ils avaient voulu exciter Gallion contre le missionnaire, la mauvaise humeur du Romain se tourne contre eux. C'est le premier cas de cette sorte dans l'histoire de notre apôtre. Pour lui, il sort victorieux de cette courte lutte, sans avoir eu besoin de prononcer même un commencement d'apologie. 18.17 Il fallait pourtant une victime à la multitude excitée : elle la trouve dans Sosthènes et se met à le battre devant le tribunal. Qui est ce personnage ? Le même que Paul salue du nom de frère 1 Corinthiens 1.2 ? C'est possible, cependant peu probable. Son titre de ἀρχισυνάγωγος le désigne ou comme successeur de Crispus depuis la conversion de ce dernier, ou comme chef d'une autre synagogue dans Corinthe. En tout cas, la scène où il paraît maintenant nous porterait à voir en lui l'instigateur de l'entreprise dirigée contre l'apôtre. La tentative ayant échoué, la foule fait retomber sur lui son irritation : c'est dans l'ordre ! Reste à savoir qui frappe Sosthènes. Le texte répond simplement : « Tous ; » l'addition οἱ Ἰουδαῖοι, dans quelques manuscrits, me paraît fort douteuse malgré l'appui d'Ewald et de Hoffmann. Les Juifs ne se battent guère entre eux ; encore moins auraient-ils battu un chef de synagogue devant un magistrat païen. Mais les Grecs, habituellement hostiles aux Juifs, doivent avoir saisi avec empressement cette occasion de leur donner une leçon. Ils n'ont pas la placidité trop stoïque de Gallion. Nous ne mettrons donc pas Ἑλληνες dans le texte ; les meilleures autorités ne le donnent pas ; mais nous le croyons appelé par le sens. 18.18 Paul ne quitte pas Corinthe avant un certain nombre de jours. Il ne veut pas avoir l'air de céder à l'émeute ; il ne le voudra pas davantage à Ephèse. Notons-le du reste : Corinthe est la première ville païenne dont il ne soit chassé ni par la violence, ni par l'indifférence ; en fait, nous ne saurions dire avec certitude pour quelle raison il est parti. A en juger par 2 Corinthiens 1.1, les résultats de son ministère se seraient étendus à l'Achaïe tout entière. Il part, cependant. Apparemment, l'Esprit lui en aura donné l'ordre, par une voie à nous inconnue. L'œuvre de l'apôtre en Grèce est, pour le moment, suspendue ; après avoir pris congé (Ἀποτάσσω, placer à part ; au moyen : se ranger à part, se séparer, prendre congé. Comparez Marc 6.46.) des frères, il va faire voile pour la Syrie. Corinthe est donc, pour son second voyage missionnaire, le « terminus ad quem, » comme Derbe l'avait été pour le premier. Cette fois, il laisse derrière lui une Eglise fortement organisée, avec beaucoup de ferments de troubles, sans doute, -- la première épître aux Corinthiens le montrera, -- mais aussi avec de très riches éléments de foi et de vie chrétienne. La Syrie, vers laquelle notre apôtre se rend aujourd'hui, doit être entendue, au dire de Reuss, dans le sens de la géographie politique romaine. Elle comprendrait ainsi le littoral méditerranéen, du mont Taurus à l'isthme de Suez, et tout le gouvernement proconsulaire dont le chef résidait à Antioche. Le voyage, néanmoins, ne sera pas direct ; il faudra faire relâche à Ephèse. Encore suivant Reuss, Paul n'aurait pas trouvé de vaisseau frété pour la Palestine ; il aurait dû débarquer à Ephèse pour y changer de navire. Stokes met en avant une autre supposition : Priscille et Aquilas auraient décidé du plan du voyage et choisi Ephèse à cause des besoins de leur commerce, par exemple pour une importante livraison de tentes à effectuer. Après tout, cela n'est point impossible ; souvent des causes en apparence très secondaires ont produit des effets d'une incalculable portée. -- Paul, avant de prendre la mer, s'arrête à Cenchrée, le port oriental de Corinthe. Une Eglise y existait déjà ou, tout au moins, s'y forma bien vite, car nous y rencontrons une diaconesse au moment où Paul écrit l'épître aux Romains, c'est-à-dire en 58, et nous sommes maintenant en l'an 53. Mais un fait absolument nouveau dans la carrière de l'apôtre attire ici notre attention. Il mit à la voile, dit notre auteur, s'étant rasé la tête à Cenchrée, car il avait un vœu. Pas un mot d'explication. Où, quand, pourquoi Paul avait-il contracté ce vœu ? Sur tous ces points l'historien se tait, et nous sommes réduits à des conjectures. Nombre d'exégètes ne veulent pas admettre que le missionnaire de la liberté se soit jamais soumis depuis sa conversion aux obligations légales d'un vœu. Aussi, à les entendre, le participe κειράμενος -- s'étant rasé -- ne se rapporte pas à Paul, mais à Aquilas. Stokes, parmi les plus modernes, se range à cette opinion pour des raisons de vraisemblance et des considérations grammaticales, en concédant, au reste, que Paul aurait pu faire un vœu sans être infidèle à ses principes : preuve en soit celui du chapitre 21. Cette hypothèse, pourtant, me semble malheureuse, et cela pour les deux raisons qui la font admettre au Dr Stokes. Au point de vue grammatical, d'abord. Sans doute, Ἀκύλας précède immédiatement κειράμενος, et Παῦλος en est assez éloigné ; en outre, Aquilas est nommé après Priscille. Est-ce, suivant l'explication de Meyer, afin d'attirer l'attention sur Aquilas seul, auquel la suite va se rapporter ? Je ne le crois pas. Dès le verset 26, d'après les meilleurs manuscrits, puis dans Romains 16.3 et 2 Timothée 4.19, Priscille est aussi nommée la première, et l'on ne saurait y relever aucune intention de mettre l'accent sur Aquilas. Nous avons indiqué plus haut (v. 2) pour quelle raison probable cette femme est nommée habituellement avant son mari. -- Ensuite, au point de vue des vraisemblances. L'auteur écrit l'histoire de Paul et non pas celle d'Aquilas. Ce dernier eût fait un vœu et se fût arrêté à Cenchrée pour s'en dégager, que nous n'en aurions probablement rien su. Et seule la difficulté d'expliquer un engagement de cette sorte accepté par Paul a pu mettre en avant l'idée bizarre de l'attribuer à Aquilas. Cette difficulté, d'ailleurs, est-elle insoluble ? Holtzmann le prétend ; il relègue ce trait au nombre des détails jugés par lui fort invraisemblables du trajet de l'apôtre de Corinthe à Ephèse. Il va plus loin. Il tient pour problématiques la dernière partie de son deuxième voyage missionnaire et la première partie du troisième. A toute rigueur, il pourrait se représenter Paul se faisant couper les cheveux à Cenchrée, puis formant le vœu de ne pas se raser de nouveau avant son arrivée en Palestine. Néander et Reuss partagent cette opinion ; l'apôtre, à les croire, se serait lié soudain par cet engagement en arrivant à Cenchrée. Ici encore, la grammaire proteste ; εἶχεν a le sens de l'imparfait, non du passé ; il avait, et non « il eut ; » le texte nous met en présence d'un vœu terminé, mais non d'un vœu inauguré. Une vue plus exacte des principes de apôtre nous empêcherait, me semble-t-il, de crier à l'impossibilité. Il n'a pas pu, dit-on, se soumettre de lui-même aux charges multiples d'un vœu. Pourquoi ? Ne s'est-il donc jamais fait Juif pour sauver aussi les Juifs ? L'empressement avec lequel nous le verrons se plier aux conseils de Jacques (21.23-26) prouve un caractère capable de céder, quand la cause même de l'Evangile est en jeu. Il n'a jamais cru à la puissance régénératrice des formes légales ; d'accord. Mais il ne s'est pas cru perdu pour s'y soumettre à l'occasion. L'apôtre de la liberté n'est pas devenu l'esclave de son indépendance. Il a donc bien, je le crois, formé de son chef un vœu. Lequel ? Quand ? Et pourquoi ? Les données très concises du texte nous laissent voir ici le vœu du naziréat, sinon complet, au moins partiel. Il est reconnaissable au fait de couper la chevelure pour marquer la clôture du vœu. Cet acte, dans la règle, s'accomplissait à Jérusalem et devait être accompagné de sacrifices minutieusement prescrits. Une certaine tolérance, néanmoins, permettait à l'Israélite très éloigné de la capitale de couper sa chevelure au lieu où il habitait, sous la condition d'en conserver une portion et de la brûler au sanctuaire lorsqu'il pourrait s'y rendre. La facilité était plus grande encore s'il s'agissait d'un naziréat restreint, ou seulement d'un vœu analogue. Bengel en admet un de cette sorte : « Votum hoc, cujuscumque rei fuit, proprie non fuit nazirætus, sed naziræatui affine. » Tout Israélite pieux pouvait, en tout temps, en faire de tels. (Comparez Deutéronome 23.21-23.) Mais, encore une fois, pourquoi Paul l'avait-il formé ? Nous avons combattu l'idée que le voyageur aurait alors promis à Dieu certains sacrifices si la navigation lui était favorable. Bengel lui attribue la résolution, prise avec serment, de poursuivre désormais très rapidement sa route jusqu'à Jérusalem. Mais cela oblige aussi à se représenter le vœu comme contracté à Cenchrée même. Calvin suppose une concession faite aux Juifs en vue de les gagner : « Ut Judæis adhuc rudibus, necdum rite edoctis, se accommodaret. » -- Selon Farrar, l'apôtre se serait soumis à cet engagement au milieu d'un accès nouveau de sa maladie, ou bien après avoir été délivré des machinations des Juifs. -- On pourrait, certes, abréger ces discussions et répondre très simplement : Paul a agi dans cette occasion pour satisfaire un besoin de sa conscience ; peu nous importe le détail. Cela paraît, toutefois, insuffisant. Notre historien n'a pas mentionné ce vœu, dans un récit d'ailleurs très succinct, sans y attacher une certaine importance. Résumons au moins la très intéressante étude à laquelle Baumgarten s'est livré sur ce point. Le fait de se raser la chevelure était chez les Hébreux, on le sait, un signe de deuil : cela ressort entre autres de Deutéronome 21.12-13, et de Jérémie 7.29. Cet acte marque dans Michée 1.16 la douleur d'une mère qui a perdu ses enfants. Accompli par Paul, pourrait-il avoir ce sens, au milieu des bénédictions du ministère corinthien ? En apparence, non ; cependant il semble bien s'être rattaché à une pensée d'humiliation. De toutes les épîtres de Paul, la première aux Corinthiens est la seule où il donne des prescriptions relatives aux soins de la chevelure, à propos de la tenue dans les assemblées du culte. D'après lui, si la chevelure longue est un honneur pour la femme, elle est pour l'homme plutôt un signe de dépendance et même de honte. (1 Corinthiens 11.3-16) S'astreindre donc, en certaines occasions et pour un temps déterminé, au port de longs cheveux, ce serait pour l'homme une humiliation volontaire, peut-être une consécration plus intime au service de Dieu. Notre apôtre a-t-il eu des motifs particuliers pour s'infliger cet assujettissement ? Il se pourrait. Il n'est pas sorti d'Athènes content de lui ; il est arrivé dans Corinthe avec un tremblement intérieur dont il ne nous fait l'aveu dans aucune autre circonstance, pas même en approchant de Rome. Il prend alors très spécialement la résolution de s'interdire tout discours de sagesse humaine, dont Jésus-Christ ne formerait pas le début, le centre et le terme ; il ne veut pas répéter l'éloquente expérience faite à l'Aréopage -- N'a-t-il pas pu, pour se mieux empêcher d'oublier sa résolution, se lier de son libre choix par les exigences d'un vœu fort analogue au naziréat, et dont il ne se dégagerait pas avant la fin de son ministère en Achaïe ? S'imposer une marque d'abaissement au milieu d'un peuple léger et moqueur, ajouter aux infirmités de sa maladie le ridicule d'une longue chevelure, et cela devant l'Eglise même à laquelle il a signalé ce ridicule, est-ce vraiment contraire aux habitudes d'un missionnaire dont la devise était : « Quand je suis faible, alors je suis puissant ? » (2 Corinthiens 12.10) Ses adversaires se sont beaucoup moqués de lui ; ils répétaient à satiété combien était faible « la parousie de son corps. » (2 Corinthiens 10.10) Non seulement il l'a su, mais il l'a voulu ; et, dans cette apparente impuissance, il a remporté quelques-unes de ses plus grandes victoires, tout en devenant pour le troupeau de Corinthe l'instrument de grâces exceptionnelles. Il a osé, dans la suite, considérer cette Eglise comme le sceau de son apostolat, comme son apologie auprès des détracteurs. (1 Corinthiens 9.2-3) Tant de succès conquis à travers tant d'humiliation, n'est-ce pas la voie indiquée par Jésus même à ses disciples ? Admettre comme indiscutable cette ingénieuse explication de Baumgarten, ce serait aller trop loin. J'avoue pourtant n'en pas connaître de plus acceptable.
18.21 . Il laisse néanmoins une espérance aux Ephésiens. En prenant congé d'eux, il leur dit : De nouveau je me retournerai20 vers vous si Dieu le veut. Cette volonté devait se manifester plus tard, et préparer à Paul dans Ephèse un admirable champ d'activité. Pour le moment, l'apôtre met à la voile pour Césarée, y débarque, puis, continue le récit : étant monté et ayant salué l'Eglise, il descendit à Antioche. Où donc est-il monté ? Du port à la ville haute, répondent quelques exégètes fantaisistes : était-ce donc seulement dans la ville haute de Césarée qu'il y avait une Eglise à saluer ? Et de Césarée à Antioche y a-t-il à descendre ? Le terme propre n'eût-il pas été : il monta à Antioche ? Après ἀναβὰς je n'hésite pas à sous-entendre : εἰς Ἱερουσάλημ.. D'après tout l'Ancien Testament, on montait à la ville sainte, et la seule expression « monter » était devenue synonyme de « se rendre à Jérusalem. » Paul est donc venu dans la capitale d'Israël, après son deuxième voyage comme après le premier ; là il a salué l'Eglise. Il y a fait peut-être un assez bref séjour ; nous lui fixerions volontiers comme date l'été de 54, donnant ainsi au deuxième voyage une durée totale de trois ans. Nous avons dit plus haut pourquoi nous ne plaçons pas ici, malgré l'opinion de Baumgarten, la rencontre de Paul et de Pierre dans Antioche. 2. TROISIÈME VOYAGE MISSIONNAIRE DE PAUL
§ 1. Apollos et Paul à Éphèse
a) Ministère d'Apollos. 18.23-28. 18.24 L'historien, supprimant tous les détails, s'arrête en quelque sorte avec complaisance sur l'entrée en scène d'un nouveau personnage, Apollos, admirablement choisi de Dieu pour remplacer bientôt Paul à Gorinthe. Ce nom d'Apollos paraît être un abrégé d'Apollonius. Originaire d'Alexandrie, -- où peut-être il avait entendu Philon, -- Juif de naissance, ce jeune homme est introduit comme λόγιος, par où nous devons entendre à la fois « savant » et « habile à manier la parole, » éloquent. Apollos était en même temps puissant dans les Ecritures ; il les connaissait donc, et savait en donner de fortes explications. Ce n'est pas tout : il avait été catéchisé 1 quant à la voie du Seigneur ; le plan de Dieu ne lui était pas inconnu dans ses lignes principales. Enfin, il était fervent d'esprit ; nous dirions presque : « animé de bouillantes dispositions2. » Enrichi de tels dons, il les employait à parler pour enseigner exactement ses auditeurs au sujet de Jésus. Toutefois, ses connaissances religieuses ne dépassaient pas l'horizon du baptême de Jean ; il se rencontrait sur ce point avec les disciples dont il sera parlé au début du chapitre suivant. Ceux-ci, nous le verrons, seront baptisés une seconde fois. Cela n'est pas dit pour Apollos, et il ne le fut probablement pas. Il peut, au surplus, avoir été un disciple immédiat du Précurseur ; la mention rapide de ce dernier au cours de notre récit rend encore un hommage à la valeur de son ministère. Ses leçons avaient suffi pour mettre Apollos en mesure de donner à son tour des instructions correctes, rattachées sans doute, comme celles du Baptiste, aux prédictions de l'Ancien Testament. (Reuss.) 18.26 C'est, naturellement, dans la synagogue qu'il se fait entendre. Priscille et Aquilas sont au nombre de ses auditeurs ; ils paraissent frappés tout ensemble de la distinction et des lacunes de ses prédications. Mais il ne leur suffit point de critiquer ; ils voudraient améliorer, amener si possible à la perfection. Dans ce but, ils ouvrent leur logis à l'éloquent orateur, pour se faire à la fois ses hôtes et ses maîtres. De simples artisans peuvent devenir les professeurs de futurs missionnaires. Ainsi, dans les débuts de la Mission bâloise, un humble cordonnier enseignait au comte Zaremba à prier pour réussir dans ses études3. Priscille, nouveau type de la femme chrétienne dévouée à l'œuvre du Seigneur, est en quelque sorte une Dorcas dans le domaine de l'instruction. Apollos enseignait déjà « exactement ; » grâce à ces deux ouvriers, il pourra le faire « plus exactement, » car ils se livrent avec lui à une exposition suivie de la voie de Dieu (ἐξέθεντο). Priscille, en agissant de la sorte, n'a certainement contrevenu en rien aux ordonnances apostoliques relatives au silence de la femme dans l'Eglise. (1 Corinthiens 16.34) Mais elle et son mari auront marqué leurs entretiens avec Apollos d'une empreinte fortement paulinienne, accentuée plus tard par l'action personnelle de l'apôtre. Le jeune Alexandrin devint, dans Corinthe, un des collaborateurs les plus utiles de son devancier : là où Paul avait planté, Apollos arrosait. Il se forma même dans l'Eglise -- bien malgré lui, nous n'en doutons pas -- un parti d'Apollos, en opposition à ceux de Paul, de Céphas et de Christ. (1 Corinthiens 1.12 ; 3.4-6) Ayant quitté Ephèse avant le retour de Paul (19.1), Apollos l'y rejoignit plus tard et, malgré les exhortations répétées de l'apôtre, refusa longtemps de rentrer dans Corinthe, probablement pour éviter jusqu'à l'apparence de favoriser un parti. (1 Corinthiens 16.12) 18.27 Pour le moment, et au terme de son instruction, Apollos veut partir pour l'Achaïe. Pourquoi ? Pour quitter momentanément une ville où l'on avait pu constater les déficits de son enseignement ? Peut-être. Pour voir de ses yeux l'œuvre de Dieu dans Corinthe, dont Priscille et Aquilas lui ont fait sans doute maints récits ? Peut-être encore. Le manuscrit D répond à la question par une de ces additions dont il est coutumier : « Quelques Corinthiens, dit-il, séjournant à Ephèse et l'ayant entendu, l'exhortèrent à passer la mer (dielje~in) avec eux jusque dans leur patrie. Apollos y ayant consenti, les Ephésiens écrivirent aux disciples de Corinthe de recevoir cet homme (τòν ἄνδρα). » Cette clausule, pour être peut-être tardive, ne présente rien d'invraisemblable. Aquilas, Priscille et les frères d'Ephèse ne détournent en tout cas point Apollos de son projet. Ils l'encouragent4, au contraire, et lui remettent ces lettres de recommandation -- συστατίκας ἐπιστόλας -- dont 2 Corinthiens 3.1 nous certifie l'usage dès cette époque. Ils ont bien fait ; car, à peine dans Corinthe, Apollos y a fort contribué à l'affermissement des croyants : il se rendit grandement utile à ceux qui avaient cru par la grâce. (On pourrait aussi traduire : il se rendit très utile par la grâce [de Dieu] à ceux qui avaient cru.) Intéressante et bienfaisante lumière jetée sur les rapports des Eglises entre elles, dès leurs premières origines. 18.28 Apollos, au reste, reprend vite ses discussions : Avec intensité, il disputait à fond5 avec les Juifs en public, démontrant par les Ecritures que le Christ c'est Jésus. Les obstacles donc ni les objections ne parvenaient point à l'arrêter. Il était armé des Ecritures et il triomphait. Argumentation de premier ordre, destinée à enlever aux païens un de
leurs prétextes pour ne pas croire, lorsqu'ils voyaient les Juifs demeurer incrédules. L'œuvre commencée par Paul est maintenant en bonnes mains dans Corinthe. b) Ministère de Paul à Ephèse. 19.1-22. 19.1 L'apôtre, de son côté, poursuit le voyage brièvement indiqué plus haut : 18.23. Notre historien désigne les contrées traversées alors par lui comme ἀνωτερικὰ μέρη, et ce comparatif doit apparemment s'entendre par rapport à Ephèse : des districts d'une altitude supérieure à celle de cette ville6. Au terme de ce trajet, Paul arrive pour la seconde fois à Ephèse. Il y séjournera, et même longtemps. Cette fois, le Saint-Esprit ne s'y oppose pas ; au dire du manuscrit D, il aurait même fait plus ; il aurait ordonné positivement au missionnaire d'entrer en Asie. « Paul, lisons-nous dans ce curieux texte, voulant de son propre chef7 se rendre à Jérusalem, l'Esprit lui dit de se tourner vers l'Asie. » Et nous répéterons encore : cela n'est pas impossible. L'importance d'un ministère évangélique dans Ephèse était, au surplus, évidente. Résidence du proconsul, visitée et habitée par un grand nombre de Romains, cette ville abritait comme Corinthe un commerce actif, une richesse considérable et une grande dépravation. Le droit d'asile attaché au temple de Diane avait tout naturellement attiré une foule de mécréants et de bandits. Ephèse était, d'autre part, un trait d'union entre l'orient et l'occident ; si elle accueillait l'Evangile, elle pouvait le répandre dans une portion immense de l'empire. 19.2 La première rencontre faite par l'apôtre est étrange ; c'est celle d'une douzaine de disciples, anciens adhérents de Jean-Baptiste. « Il les trouva8, » dit le récit ; mais peut-être sans les avoir cherchés. Leur nom de μαθήται ne les présente pas nécessairement comme chrétiens ; s'ils l'étaient, leur christianisme avait bien des lacunes ; mais ils croyaient pourtant dans une certaine mesure en Jésus-Christ. Ils étaient, suivant Reuss, le premier noyau de l'Eglise d'Ephèse ; suivant Meyer, d'origine juive ; selon Baumgarten, sortis du paganisme. Comment trancher la question ? Des Juifs n'auraient probablement pas avoué une telle ignorance du Saint-Esprit ; des auditeurs d'Apollos, encore bien moins. L'épisode, convenons-en, est raconté avec un peu d'obscurité. On se demande quand et comment Paul s'est rendu compte des déficits de leur foi. En auraient-ils eux-mêmes fait l'aveu ? Quelques entretiens peuvent avoir suffi pour les révéler. Et l'apôtre, mettant bien vite le doigt sur la plaie, demande sans préambule : Avez-vous l'Esprit-Saint ? La réponse à sa question a le mérite de la franchise : Mais nous n'avons pas même entendu s'il y a un Saint-Esprit ! Le Précurseur, cependant, avait constamment annoncé que Jésus baptiserait du Saint-Esprit. Mais cela même était une promesse pour l'avenir. Cet avenir était-il venu ? La promesse était-elle réalisée ? Y avait-il maintenant un Saint-Esprit ? On pouvait ne pas le savoir. Le ἔστιν de cette exclamation me paraît se rapprocher beaucoup du ἤν d'une déclaration tout analogue de Jean 7.39. Ces disciples ignoraient si oui ou non l'Esprit-Saint était alors présent : « adesset. » Ainsi l'entend, par exemple, Holtzmann. 19.3 L'apôtre se garde bien de railler ou de blâmer. Après tout, il n'avait pas été donné à tout le monde d'entendre raconter le miracle de la Pentecôte. Paul se borne à une nouvelle question : En quoi donc avez-vous été baptisés ? Et sur leur réponse : Dans le baptême de Jean, il se hâte de reconnaître la valeur de ce baptême avant d'en proclamer l'insuffisance. Jean a baptisé d'un baptême9 de repentance ; il a plongé en quelque sorte les âmes dans les eaux de l'humiliation. C'était beaucoup assurément ; mais ce n'était pas assez, et Jean a été le premier à s'en rendre compte. Aussi ne cessait-il, d'exhorter ses néophytes à croire en Jésus. Les douze disciples ne paraissent pas avoir bien compris cet appel ; le missionnaire s'efforce de leur en faire saisir la puissance et la nécessité. Cette instruction doit avoir duré quelque temps ; elle éveille enfin chez ces hommes la conscience des faiblesses de leur foi et le désir d'un nouveau baptême « en Jésus. » L'enseignement reçu a donc porté avant tout sur la personne du Messie. Nous rencontrons ici, pour la dernière fois dans le Nouveau Testament, une mention du Précurseur. Et ce souvenir, en attestant la vitalité de son œuvre, en rappelle aussi l'humble fidélité. Jamais il ne s'est posé en chef de religion. Les douze disciples d'Ephèse n'avaient pas été baptisés « en lui, » mais « en son baptême, » et ce n'est point la même chose. Or, à ce rite manquait encore une claire notion du Saint-Esprit ; elle était réservée à l'apostolat de Paul. 19.5 On se demandera très naturellement à ce propos si ces douze hommes ont réellement reçu un nouveau baptême. A prendre le texte dans son sens le plus immédiat, l'affirmative s'impose. Nombre d'interprètes cependant, poussés en partie par le désir d'enlever une arme aux anabaptistes et aux catholiques romains, nient résolument cette explication. -- Tenant pour seul valable le baptême de Jésus, administré selon les rites officiels, les théologiens de Rome dénigraient outre mesure celui de Jean ; ils arrivèrent ainsi à faire voter au Concile de Trente, dans sa septième session, cette résolution : « Si quis dixerit baptismum Johannis habuisse eamdem vim cum baptismo Christi ; anathema sit10. » Donc un enfant peut être rebaptisé, et doit l'être s'il n'a pas reçu un baptême orthodoxe. Plusieurs docteurs évangéliques du seizième et du dix-septième siècle, Bèze par exemple, Buddée, Calov, pour échapper à cette conséquence, ont voulu faire de notre verset 5 la continuation des paroles de l'apôtre, et ils ont traduit : « Jean a baptisé d'un baptême de repentance, disant au peuple de croire en celui qui venait après lui, savoir en Jésus ; et ceux qui l'avaient entendu (lui, Jean) étaient baptisés au nom du Seigneur Jésus. » Cette traduction est forcée et très peu claire. Car, qui aurait administré ce second baptême ? Le Précurseur ? Nous n'en avons aucune preuve. Jésus en personne ou les apôtres ? Rien non plus ne l'établit. Calvin croit mieux faire en entendant la première phrase du verset 5 d'un baptême d'Esprit seulement : « Iteratum fuisse nego aquæ baptismum, dit-il, quia non aliud sonant verba Lucæ quam spiritu fuisse baptizatos. » Je crois plutôt le contraire ; le texte et le contexte visent bien un baptême d'eau ; et toutefois nous n'y voyons pas une confirmation des principes anabaptistes ou romains, ni même du baptisme. Les douze disciples ont reçu le sacrement une seconde fois, uniquement parce que leur premier baptême avait été incomplet et non pas spécifiquement chrétien. Nous ne saurions pas davantage tirer de notre récit la preuve que tout disciple de Jean ait dû être rebaptisé ; l'exemple d'Apollos, avons-nous, dit, prouve le contraire. Trois conclusions ressortent de cet épisode :
L'opinion de Holtzmann me paraît généraliser beaucoup trop les conséquences d'un fait particulier. Elle ne tient pas compte de la promesse du Christ ; pour obtenir le Saint-Esprit, avait dit le Sauveur, il suffit de le demander. Quant à l'attaque de Zeller, il m'est difficile d'en être ému. Logiquement entendue, elle aboutit à cet axiome : lorsque deux apôtres, chargés d'évangéliser deux milieux très différents, y font preuve de capacités et de dons analogues, cette ressemblance même établit l'inauthenticité des récits. -- Pourquoi ? En vertu de quels principes rigoureusement scientifiques ? Lorsque la conférence de Jérusalem a déterminé les champs missionnaires de Paul et de Pierre, à l'un les Gentils, à l'autre les circoncis, a-t-elle décrété que Dieu ne leur accorderait jamais les mêmes charismes ? Parce que Pierre a obtenu l'envoi du Saint-Esprit dans la maison de Corneille, c'est-à-dire dans un milieu païen, est-il interdit à Paul de le faire descendre à Ephèse sur douze disciples de Jean-Baptiste ? Et si un auteur se permet de raconter un trait pareil, sa narration sera-t-elle nécessairement fausse ? Une telle façon de raisonner n'est pas un raisonnement, c'est une sentence préconçue. 19.7 Nous prenons ici congé de ces disciples, dont le livre des Actes ne parle plus. L'historien ne paraît pas même tout à fait certain de leur nombre, dans lequel Baumgarten a voulu voir une représentation spirituelle des douze tribus d'Israël. En employant le terme ἄνδρες, l'auteur exclut de ce petit groupe les femmes et les enfants. L'apôtre les a probablement rencontrés au début de son séjour dans Ephèse ; aussitôt après, nous le voyons entrer dans la synagogue et y commencer son ministère. 19.8 Pendant trois mois, il y put parler en liberté, usant de sa hardiesse ordinaire et, selon son habitude, conversant avec les Juifs. Quelques-uns furent convaincus au sujet du royaume de Dieu ; le participe πείθων doit avoir pour régime un αὐτούς sous-entendu, car ce verbe se construit volontiers avec le double accusatif. L'œuvre de l'apôtre pendant ce trimestre peut être comptée en dehors des deux ans indiqués au verset 10, et dont la portée semble s'étendre jusqu'au verset 20. Si nous joignons à cette période de deux ans et un quart les mois écoulés entre 19.21 et 20.1, nous arrivons très approximativement aux trois ans du séjour total de Paul à Ephèse, mentionnés 20.31. 19.9 La première opposition éclata du fait des Juifs ; le τίνες, en effet, ne saurait guère désigner des païens ; il a été question jusqu'ici seulement de la synagogue. Ces « quelques-uns » s'endurcissent, refusent de se laisser convaincre, calomnient devant la foule la voie, celle du Seigneur assurément, donc le plan du Christ exposé par l'apôtre. Alors, comme à Corinthe, Paul se retire. Et il ne se contente pas, cette fois, de se séparer lui-même de la synagogue ; il en sépare aussi ses disciples pour mieux assurer leurs premiers pas. Il s'établit dans l'école d'un nommé Tyrannus, sur lequel notre auteur ne donne aucun renseignement ; il ne l'appelle même pas σεβόμενος, comme Justus 18.7. Etait-il un Juif ? On pourrait le croire en voyant des Hébreux prendre part chez lui aux entretiens de Paul. (Vers. 10.) Seraient-ils entrés dans la maison d'un païen ? Par le terme σχόλη, il faudrait peut-être entendre avec Meyer une בֵית־הַמִדְרָשׁ, une synagogue privée dont Tyrannus aurait été le rabbin. « Schola, dit Vitringa, dubio procul, hic est בֵית־הַמִדְרָשׁ οἴκος συζητήσεως et διαλογισμοῦ, ldots ædes disquisitionis, et distingintur hoc nomine a בֵית־הַמִדְרָשׁ ædibus sacri conventus12. » -- Malgré ces remarques, l'impression domine que nous avons affaire ici à un païen, peut-être plus ou moins rapproché des Juifs. Tyrannus est un nom grec ; σχόλη de même. En quittant une synagogue, Paul ne se serait probablement pas rendu dans une autre, ni chez un rabbin. Seulement, une supposition est encore permise. La σχόλη indiquée peut avoir été simplement l'école abandonnée d'un rhéteur, avec lequel personnellement Paul n'aurait eu rien à faire. Lechler et Baumgarten partagent cette dernière hypothèse, et l'absence de toute indication au sujet de Tyrannus en fait assurément une conjecture admissible13. Au reste, dans une ville toute païenne, des Juifs peuvent avoir consenti à laisser tomber leurs préjugés et à franchir le seuil d'un païen. 19.10 Deux années commencent maintenant dont les résultats ont été énormes. L'Evangile pénétra dans l'Asie entière par la voix de Paul et aussi, nous pouvons le croire, par celle de ses collaborateurs et de ses disciples. Ephèse devint une métropole spirituelle. Grecs et Juifs eurent l'occasion d'entendre la vérité. Des Eglises se fondèrent aux environs d'Ephèse, même à grande distance, à Colosse, par exemple, comme à Hiérapolis et à Laodicée. Les luttes, certes, ne manquèrent pas à l'apôtre. Les complots de ses compatriotes le poursuivirent ; il travailla souvent au milieu des larmes. (20.19) Mais les succès dépassèrent de beaucoup les peines. Et parmi les bénédictions accordées au missionnaire, et par lui à toute la chrétienté, nous mentionnerons encore la continuation de son activité épistolaire. L'épître aux Galates et les deux épîtres aux Corinthiens datent du triennium d'Ephèse. 19.11 Notre écrivain ne dit rien de cette correspondance. Il tient, en revanche, à mentionner des miracles, littéralement : des puissances extraordinaires, -- οὐ τὰς τυχούσασ, celles qui ne se rencontrent pas d'habitude, -- accomplis non point par Paul lui-même, mais par Dieu, employant pour cela les mains de l'apôtre. Il y a eu plus encore. D'autres miracles ont été opérés sans sa participation directe, très probablement à son insu. Des linges et des tabliers14 portés par lui plus ou moins longtemps ont été, suivant l'énergique expression du texte, enlevés de sa peau pour être appliqués sur des malades. Les infirmités étaient ainsi guéries et les démons chassés. Beau terrain d'attaque pour la critique adversaire du miracle. « Impossible, écrit Zeller, de songer à une interprétation naturelle.... Même en se plaçant au point de vue de la foi au surnaturel, une conception si grossière et si magique de la vertu de l'apôtre se heurte à trop d'objections.... Nous ne saurions, pour notre part, quelle histoire de reliques la critique historique aurait encore le droit de repousser, si elle est contrainte d'accepter ce récit15. » Un peu plus loin, le même auteur veut bien concéder une certaine probabilité aux cas des exorcistes juifs et des livres de magie brûlés publiquement. Il les rejette, néanmoins, à cause de leur lien très étroit avec les miracles prêtés à Paul. Notre verset 11, proteste Holtzmann, a un caractère tout aussi légendaire et tout aussi apocryphe que le passage 5.14-15. Reuss, beaucoup plus réservé, voit ici la foi populaire sous une forme où elle touche de près à la superstition. Mais il continue : « L'historien n'en a pas moins le droit d'enregistrer des faits qui, tout singuliers qu'ils paraissent, peuvent bien avoir été très réels16. » En acceptant, pour ma part, cette déclaration du professeur de Strasbourg, je n'hésite point à reconnaître d'autres difficultés encore. Pourquoi Paul ne fait-il aucune allusion à ces prodiges, ni dans ses adieux aux pasteurs d'Ephèse, ni dans ses épîtres aux Corinthiens et aux Ephésiens, entre autres dans 2 Corinthiens ch. 11, où il énumère ses titres à l'apostolat ? Pourquoi l'historien au contraire a-t-il noté, avec une sorte de prédilection, les miracles dont le ministère de Paul dans Ephèse fut particulièrement illustré ? Ces questions ne trouveraient-elles pas leur réponse, d'un côté dans l'importance très spéciale de ces signes au milieu des Ephésiens, de l'autre dans la part relativement faible réservée à la personne de l'apôtre dans l'accomplissement de ces œuvres ? Ephèse était une ville superstitieuse entre toutes. La théurgie et la sorcellerie y avaient élu domicile. Si le missionnaire avait besoin d'être accrédité quelque part par les marques d'une autorité supérieure, c'était bien dans cette cité, dont la population idolâtre croyait à l'influence puissante des esprits méchants et des divinités mauvaises. Le miracle est toujours refusé là où il servirait à la parade, à l'amusement ; un prophète de l'Eternel, un apôtre du Christ n'en opéreront jamais pour la satisfaction frivole de quelques badauds ; le Christ lui-même n'en a point fait devant Hérode. Mais Moïse, au contraire, en a opéré devant Pharaon et devant Israël, comme Elie sur la montagne de Carmel. La position de Paul est analogue maintenant à celle de ces hommes de Dieu, car aujourd'hui déjà les chrétiens d'Ephèse ont à lutter contre « les dominations de ce monde de ténèbres. » (Ephésiens 6.12) Influence considérable des arts magiques, éblouissements de la sorcellerie, séduction exercée tour à tour par l'exorcisme et par la divination, tout se réunissait pour réclamer de l'apôtre, afin d'appuyer sa mission, des signes visibles et décisifs de la puissance de Dieu. Nombre de malheureux, retenus dans les liens de la supercherie, attendaient anxieusement l'heure d'échapper à cet esclavage. Dieu répond à leur attente : est-ce en dehors de son pouvoir ? Cette réponse a pour effet un admirable développement de l'Eglise éphésienne ; n'était-il pas dès lors dans le plan même de notre auteur de nous raconter cet épisode ? Les arguments avancés pour défendre le récit de 5.14-15 conservent toute leur force pour le cas présent ; et, dans les signes dont nous sommes témoins, tout nous montre l'œuvre de Dieu seul. Elle est exécutée par l'entremise du missionnaire. Dieu faisait par les mains de Paul, dit très expressément le narrateur. Cette œuvre excite un grand déploiement de foi ; à coup sûr, c'était bien le but de Dieu. Et cette foi, enfin, se manifeste par les tentatives, dirai-je ? ou par les procédés le plus à la portée des âmes simples chez qui elle vient de naître. Un peu de psychologie devrait nous empêcher de déclarer cette marche impossible. Elle est naturelle, au contraire. Le cœur croyant, après avoir beaucoup reçu, s'attend à recevoir encore plus, c'est dans l'ordre. Et après des miracles accomplis par les mains de Paul, on compte en voir d'autres où sa participation personnelle sera effacée. Car telle est bien l'impression faite par notre récit. Les malades et leurs amis ont recouru, sans la connivence du missionnaire, tout au plus en lui forçant la main, mais plus probablement à son insu, à l'essai dont nous lisons le résultat. Tous, on le voyait aisément, ne pouvaient pas arriver à entrer en contact avec lui : de là l'espérance et le désir de remplacer ce contact par celui d'objets qui l'auraient touché. L'hémorrhoïsse, n'est-ce pas ? avait cru pouvoir être guérie en touchant simplement le bord d'un vêtement de Jésus ; sa foi n'a pas été confondue. (Luc 8.44) Il s'agit ici de linges et de tabliers, objets particulièrement faits pour rappeler le travail manuel auquel l'apôtre ne cessait pas de se livrer et dont il tirait gloire. C'étaient donc, à certains égards, les symboles du missionnaire-ouvrier. Nous ne les rechercherions pas, nous ; et, si nous les touchions, nous ne serions guéris, je pense, d'aucune maladie, surtout pas de celle du scepticisme. Mais si l'ardent espoir des malades éphésiens avait été trompé, en serait-il résulté quelque bien pour la cause du règne de Dieu ? D'autre part, est-ce vraiment de ce règne qu'il s'agit dans l'exhibition de la tunique de Trêves ou du sang de saint Janvier ? Il nous sera pourtant permis de répondre : non ! L'apôtre a fini, sans doute, par avoir connaissance de ces actes. Nous ignorons s'il s'y est alors opposé. Il aura tout fait, je pense, pour arrêter les abus superstitieux, et le texte, pris à la lettre, semble indiquer un phénomène très passager. Paul y pensait peut-être, quand il affirmait avoir reçu de Christ le don d'agir « en puissance de signes et de prodiges. » (Romains 15.19 ; comparez 2 Corinthiens 12.12.) 19.13 . L'historien nous réserve, au reste, un contraste instructif entre les œuvres de la foi et celles de la superstition ; ces dernières ne peuvent tenir longtemps devant les premières. Quelques goètes et exorcistes juifs17 ont été témoins des merveilles opérées dans Ephèse. Ils ont tâché de les assimiler à leurs sortilèges et pensent pouvoir en produire plus ou moins la pareille. Déjà, nous le savons par Matthieu 12.27, les disciples des pharisiens prétendaient posséder le pouvoir de chasser les démons. Ils affirmaient l'avoir reçu de Salomon, par une tradition certaine et ininterrompue. Josèphe nous transmet cette opinion ; il raconte même les opérations d'un nommé Eléazar qui aurait pratiqué l'exorcisme en présence de Vespasien et de sa cour : il faisait sortir le démon en approchant des narines du possédé une bague, dont le chaton renfermait la racine magique de Salomon, souveraine contre les mauvais esprits18. Pratiquant ce métier peu recommandable, des Juifs parcouraient des provinces entières -- περιερχόμενοι -- et trouvaient toujours des gens crédules, prêts à se laisser exploiter. Ils variaient leurs formules suivant les circonstances. -- Ceux d'Ephèse, par exemple, n'exorcisent plus au nom de Salomon ; ils invoquent sur les possédés celui du Seigneur Jésus, et, comme pour attirer à eux une partie des faveurs dont Paul est enrichi, ils définissent ce nom très clairement : Je vous conjure par le Jésus19 que Paul annonce. 19.14 . L'écrivain mentionne spécialement parmi eux sept fils d'un certain Scéva20, désigné comme Juif et comme grand prêtre. Ce personnage nous est inconnu ; mais il peut avoir été le chef d'une des vingt-quatre classes des prêtres. Au surplus, la tentative de ses fils aboutit à un échec complet, châtiment de leurs principes et de leur orgueil. L'esprit impur, loin de leur obéir, répond et résiste. Il reconnaît l'autorité de Paul, il ne connaît pas la leur. Pour vous, dit-il, qui êtes-vous ? On comprend, en entendant cette question, le but des miracles accordés à l'apôtre dans Ephèse. Là, tout particulièrement, il avait besoin d'être connu, ou reconnu ; là, il fallait pouvoir nettement établir la différence entre les goètes et lui ; là, il était de première nécessité de montrer que la victoire sur les esprits impurs appartient au Christ seul et à ses envoyés ; là enfin ce témoignage devait être rendu par un de ces esprits, sans recours au plus modeste procédé d'incantation. 19.16 Cette fois la victoire sera décisive et publique ; elle rappellera la chute de Dagon devant l'arche. Le malheureux sur lequel on voulait faire une tentative d'exorcisme s'élance sur ses guérisseurs malencontreux, et les met en fort triste état. Ici le texte le plus appuyé (א, A, B, D) donne pour régime à κατακυριεύσας non pas ἀυτῶν, mais ἀμφοτέρων ; le possédé aurait donc sauté seulement sur deux des fils de Scéva et les aurait maltraités. Les goètes sortent de la maison les vêtements en lambeaux et couverts de blessures. 19.17 La ville d'Ephèse tout entière est bien vite instruite de cet événement. Deux conséquences en résultent ; d'une part, un sentiment de crainte très général ; de l'autre, la glorification du nom de Jésus ; les chrétiens l'ont partout proclamé comme le seul auteur de ces miracles. Il y a plus. Un réveil de conscience se produit chez un grand nombre de croyants. « C'étaient, dit Meyer, des disciples de fraîche date, remués par ces scènes et poussés à des aveux complets. » Cette opinion ne s'accorde pas avec le participe πεπιστεύκοτες, où je vois plutôt des convertis déjà anciens, dont la rupture avec le monde n'avait pas encore été complète. C'est tellement naturel, tellement ordinaire ! Ils avaient longtemps conservé et caressé un de leurs péchés favoris. Soudain, la proclamation de la puissance et de la sainteté de Dieu leur ouvre les yeux. Ils viennent maintenant -- ils venaient, dit le texte pour marquer une action prolongée -- confessant et annonçant leurs pratiques. Ne dirait-on pas les premiers néophytes du Précurseur, dont il est raconté : ils étaient baptisés, confessant ?...(Matthieu 3.6) En les voyant venir, l'apôtre ne les accable point de reproches ; il sait à quelles tentations ils étaient exposés, dans cette cité où les superstitions de l'Asie tendaient la main à celles de l'Europe ; Ephèse était si bien considérée comme la patrie des arts occultes, qu'on donnait le nom de « lettres éphésiennes » (γράμματα Ἐφέσια) aux livres de magie répandus de là sur presque tout le monde romain. Les pratiques enseignées dans ces écrits vont subir aujourd'hui une éclatante défaite et ces livres vont être fort diminués. Portant, dessinés sur parchemin, les caractères mystiques qu'on lisait sur la couronne, sur la ceinture ou sur les pieds de la Diane éphésienne, enrichis de formules et de sentences variées, ils représentaient une valeur considérable pour l'époque. Mais il n'y a pas de vrai réveil sans sacrifice. Les chrétiens d'Ephèse, secoués de leur sommeil, honteux de leurs « inepties21 » résolus fermement à entrer dans une vie nouvelle, font collection de leurs livres menteurs -- cause de leur fortune et de leur péché -- et, ne voulant pas passer à d'autres le poison, ils se refusent à les vendre ; ils les brûlent. Ils en auraient pourtant retiré une belle somme : cinquante mille pièces d'argent, des drachmes sans doute, par conséquent un minimum de 120 000 euros22. L'estimation en a été faite23, et notre historien, ami de la précision, prend soin de la rapporter. Cette richesse est réduite en cendres ; tous ces livres sont consumés. Il y faut peut-être comprendre tant les « rouleaux » proprement dits que les simples feuilles ou les amulettes. Cette rencontre du christianisme avec les arts magiques, l'habitude conservée pour un temps, par des croyants, de ces pratiques païennes, jettent un jour fort intéressant sur certains passages du Nouveau Testament, entre autres sur la première épître à Timothée. Ces arts et ces livres exercèrent une longue influence en Orient, dans la Syrie en particulier et dans l'Asie Mineure. La jeunesse de Chrysostome en présente une preuve frappante. L'empereur Valens avait été informé que ses ennemis, par l'emploi d'un procédé occulte fort analogue à nos tables tournantes, avaient découvert les premières lettres du nom de son successeur : elles donnaient les syllabes « Théod. » Valens, là-dessus, décrète la mort dans tout l'empire de tous les Théodores et des Théodoses ; il ordonne même de faire périr quiconque sera trouvé en possession d'un livre magique. Peu après cet édit, en l'an 374, Chrysostome se promenait avec un de ses amis au bord de l'Orontès ; voyant flotter un livre sur l'eau, les deux jeunes gens l'amènent à eux. Mais, y reconnaissant un ouvrage de magie, ils se hâtent de le rejeter dans le courant. Au même instant, un officier de police paraissait au tournant du chemin. Chrysostome aurait fait souvent allusion à cet événement comme à l'une des plus grandes délivrances de sa vie24. 19.20 Revenons à Ephèse. Le sacrifice accompli dans cette ville par des chrétiens y excita, cela se comprend, un mouvement notable, et la prédication de l'Evangile en fut fort encouragée : de là, sous la plume de l'auteur, le retour du refrain déjà noté (6.7 ; 12.24) : Selon la force du Seigneur, la parole augmentait et prenait force. Paul, de son côté, après ses admirables succès, formait de nouveaux projets. Le texte nous en donne seulement l'esquisse générale : Il déposa dans son esprit, ayant traversé la Macédoine et l'Achaïe, de se rendre à Jérusalem, avec l'intention de partir ensuite pour Rome. Et cette intention, il l'exprimait ouvertement : εἰπών ὅτι, etc. Ce nouveau voyage se présente à lui maintenant comme une nécessité : Il faut, dit-il, que je voie aussi Rome. Aucun appel d'en haut, cependant, ne nous est connu, aucun ordre de Dieu qui justifie cette, obligation ; mais il peut y en avoir eu dont nous n'ayons pas été informés. Car, si l'apôtre déploie dans sa mission une indépendance croissante, il n'en reste pas moins placé sous l'action continuelle du Saint-Esprit ; il lui attribue sans doute son désir d'arriver un jour jusqu'à Rome. En répondant à l'invitation du Macédonien, il a franchi une première étape vers ce but, dont il ne détourne plus ses regards. Ses entretiens avec Priscille et Aquilas ont dû lui révéler les besoins immenses de la ville éternelle. Ne serait-il point destiné à y répondre lui-même ? Pour lui, c'est un devoir ; il faut ! Et le Seigneur lui dira plus tard la même chose, δεῖ, 23.11. (Comparez Romains 1.10,13.) Avant Rome, toutefois, il doit revoir Jérusalem. N'est-il pas tenu d'y porter le produit des collectes si fidèlement continuées au cours de ses voyages ? (1 Corinthiens 16.1-3 ; 2 Corinthiens ch. 8 ; Actes 24.17 ; Romains 15.25-28) Ne sera-ce pas une preuve palpable des victoires de l'Evangile au milieu des Gentils ? Or le plan maintenant énoncé a été en grande partie réalisé,...mais achevé dans les chaînes. 19.22 Le missionnaire, en attendant, prépare l'exécution de ses vastes projets. Il envoie en Macédoine deux messagers, ses associés et ses compagnons d'œuvre, Timothée et Eraste. Nous avions perdu de vue le premier depuis son arrivée et ses travaux dans Corinthe. (18.5) Il aura évidemment rejoint l'apôtre à Ephèse. D'après 1 Corinthiens 4.17-19 ; 16.10, il avait alors reçu le mandat de traverser rapidement la Macédoine et de retourner à Corinthe pour y préparer l'Eglise à une nouvelle visite de son pasteur. Eraste nous est inconnu. C'est peut-être le disciple nommé 2 Timothée 4.20 avec la seule mention : « Il est resté à Corinthe ; » celui de Romains 16.23, présenté comme « économe de la ville » (Corinthe), semble être un autre personnage. Tite, d'après 2 Corinthiens 7.6,13, aurait aussi visité Paul dans Ephèse, ou plutôt pendant un voyage fait de cette ville en Macédoine. Quant à Paul lui-même, laissant ses deux envoyés lui préparer les voies, il passe encore un certain temps25 εἰς τὴν Ἀσίαν . Ces mots nous le montrent clairement non pas restant enfermé dans Ephèse, mais circulant dans l'Asie proconsulaire et sans doute y fondant ou y visitant des Eglises.
§ 2. Émeute excitée par Démétrius19.23 Notre historien insère ici, en le rattachant directement au séjour prolongé de Paul dans Ephèse, un épisode d'un vif intérêt, dont Reuss dit avec beaucoup de raison : « La scène décrite est la plus pittoresque de tout le livre. Elle porte à un si haut point le cachet de la vérité psychologique, qu'elle trahit à chaque ligne le témoin oculaire. » Et ce jugement me paraît fort supérieur à celui de Baur. Pour le fondateur de l'école de Tubingue, l'épisode est une composition de fantaisie, imaginée pour prouver les étonnants succès de Paul. Pour Zeller, cependant, le texte ne présente pas d'invraisemblance absolue ; plusieurs traits pourraient bien ne pas avoir été inventés. L'auteur qualifie de trouble non petit l'événement inattendu dont la cité de Diane fut alors le théâtre. L'instigateur fut un artisan du nom de Démétrius (Dimitri), orfèvre sur matières d'argent, habile peut-être dans son métier, très expert, en tout cas, dans l'art de remuer les foules. Il avait sous la main un nombre probablement considérable d'artistes -- τεχνίται -- et d'ouvriers -- ἐργάται -- employés tous à fabriquer des reproductions en argent du fameux temple d'Artémis. On sait l'histoire de cet édifice, une des sept merveilles du monde, brûlé par Erostrate, rebâti avec une nouvelle magnificence grâce à des contributions volontaires envoyées par les villes grecques de l'Asie. Des ruines bien détériorées en subsistent seules aujourd'hui ; quelques colonnes ont été transportées à Sainte-Sophie de Constantinople ; des fouilles bien dirigées ont commencé en 1869. Au temps de Paul, le sanctuaire contenait une pierre prétendument tombée du ciel (Diopétès), symbole de la divinité. D'autre part, des monnaies et des médailles présentent l'image d'une déesse « multimamma, » emblème fort peu artistique de la fécondité, mais objet dans ce temple d'une vénération enthousiaste. C'était Diane, disait-on. Or le culte de Diane fut assurément pour Ephèse une source d'immenses revenus. On appelait volontiers la ville « neokoros, » la « nettoyeuse du temple ; » et des figurines de diverses dimensions comme de diverses valeurs allaient porter à peu près partout la représentation même de ce temple. Les étrangers en achetaient beaucoup ; ils s'en servaient en voyage comme d'amulettes de prix, préservant des maladies ; puis ils les déposaient chez eux, un peu comme des dieux lares. Artistes ciseleurs et simples ouvriers gagnaient fort1 à fabriquer ces objets. Ils y trouvaient leur εὐποριά, leurs « subsidia, » donc leur opulence. (Vers. 25.) On avait fondé en outre, dans nombre de villes de l'Asie Mineure, des associations volontaires en vue d'encourager le culte d'Artémis. Vingt ans environ avant l'arrivée de Paul, les magistrats d'Ephèse avaient décrété que le mois « artémision » (mai) tout entier serait consacré à des fêtes en l'honneur de la déesse, et plus d'une scène de débauche marquait habituellement ces réjouissances. A la même époque, une sorte de parlement réunissait dans la ville, autour du proconsul, les députés des
villes asiatiques. Une foire, enfin, attirait, alors une foule énorme de visiteurs, et Farrar peut avoir raison en plaçant dans ce mois de Diane l'émeute racontée par notre texte. Le ministère de l'apôtre devait avoir diminué d'année en année le concours des étrangers, par conséquent aussi le débit des petits temples ; le mécontentement provenant des intérêts atteints allait grandissant. Démétrius n'aura pas grand'peine à l'exploiter contre le missionnaire, en se couvrant d'un voile religieux. Cette fois, comme à Philippes, les païens et non les Juifs prendront l'initiative du mouvement. 19.26 L'orfèvre commence par rendre, sans le vouloir, un très bel hommage à celui dont il désire se défaire. A l'entendre, l'activité de Paul a exercé ses effets non seulement à Ephèse, mais presque dans toute l'Asie2. Ses paroles ont été assez persuasives pour détourner (du culte des idoles) une foule considérable. Faisons la part de l'exagération ; ce témoignage n'en confirme pas moins celui du verset 10. Démétrius, en outre, résume assez exactement la prédication de l'apôtre, et dans des termes mêmes employés par lui. (1 Corinthiens 8.4-5) De pareils discours font courir un grave danger, d'abord à la branche3 artistique cultivée par les orfèvres : elle est menacée de venir en répudiation, personne n'en voudra plus ; ensuite à la réputation du temple de Diane et à celle de la déesse elle-même : le premier va être tenu pour rien ; la seconde sera dépouillée de sa grandeur. La honte en rejaillirait sur la terre entière et non pas seulement sur Ephèse. Nous avons dit tout à l'heure pourquoi. Une inscription du temple mentionne l'offrande faite par un riche citoyen romain de plusieurs statuettes d'argent du poids de 3 à 7 livres4. Il faut donc bien reconnaître l'habileté de cette harangue. « Efficax sermo, dit Bengel, quem utilitas et superstitio acuit. » Et Calvin en fait une application ironique, mais souvent méritée, au faux zèle des moines et du clergé romain : « Quis eos exagitat furor, ut tam acriter Evangelio résistant ? Jactant quidem se pro fide catholica certare : nec vero Demetrius honesto prætextu carebat, cultum Diana ; obtendens. Verum res ipsa clamat non tam pro aris ipsos quam pro focis pugnare, ut scilicet culinam habeant bene calentem. » 19.28 L'orfèvre, au surplus, est promptement arrivé à ses fins. Ses auditeurs remplis d'excitation crient à l'envi : « Grande est la Diane des Ephésiens ! » Bientôt la ville entière est toute en confusion. Une passion sauvage, religieuse en apparence, s'est emparée de la foule ; d'un commun accord elle se précipite vers le théâtre où volontiers se réunissent les assemblées populaires. Les restes aujourd'hui visibles du théâtre d'Ephèse en font un bâtiment très considérable ; au jugement d'un voyageur moderne, il doit avoir pu contenir jusqu'à trente mille spectateurs. La multitude, en attendant mieux, saisit deux otages, macédoniens l'un et l'autre : Gaïus, différent probablement de ceux dont 20.4 ; Romains 16.23 ; 1 Corinthiens 1.14 font mention et qui ne sont pas de la Macédoine ; Aristarque de Thessalonique, dont le nom se retrouve 20.4 ; 27.2 ; Colossiens 4.10 ; Philémon 1.24. Chacun d'eux est un compagnon de voyage5 de Paul. Quant à l'apôtre, il est resté libre. Sans doute, on voulait aussi s'emparer de sa personne ; lui-même n'entendait pas abandonner ses amis en face du danger. Il va se rendre au milieu du peuple, car il pourrait bien trouver ainsi l'occasion de lui prêcher l'Evangile. Son courage ne faiblit pas un moment. 19.31 Mais les disciples ne laisseront pas leur pasteur exposé à un tel péril. Ils le retiennent à la maison ; ils l'empêchent de se montrer. Il y a plus. Jusque chez des magistrats d'Ephèse l'apôtre a trouvé des amis. Ils lui font dire de ne pas se donner au théâtre, car ce serait probablement se livrer aux mains des ennemis. L'auteur appelle ces magistrats des Asiarques, titre évidemment analogue à ceux de Galatarques, Bithynarques, etc. Jadis représentants de la province, formant entre eux une sorte de conseil général, ils paraissent avoir été dépouillés par les Romains de leur pouvoir politique, et réduits à des fonctions moitié municipales, moitié religieuses, comme surveillants du culte et des fêtes de Diane. Ils devaient, entre autres, avoir soin d'associer aux honneurs rendus à la divinité provinciale ceux dont Rome et les Césars prétendaient ne jamais se passer. Peut-être présidaient-ils aussi, mais surtout honorifiquement, le parlement dont nous parlions plus haut. Ils avaient la charge flatteuse, et surtout onéreuse, de pourvoir aux frais des réjouissances ajoutées au culte. Leurs fonctions donc étaient presque toujours exercées par des membres de familles riches ; elles n'en étaient pas moins enviées pour cela, au contraire. Les épouses de ces magistrats étaient appelées « Asiarquesses,... » cela faisait accepter, sans doute, bien des sacrifices ! Au nombre de dix, croit-on, ils étaient habituellement choisis parmi les délégués des villes de la province. Leur président résidait à Ephèse. -- Certes, l'intervention de ces hommes, défenseurs attitrés de l'idolâtrie, en faveur du missionnaire de Jésus-Christ, est un trait admirable. On n'invente pas ces choses-là. Et l'allure à la fois si concise et si vivante du récit ; la description si naturelle du tumulte, de cette foule où tout le monde crie, mais la plupart sans savoir pourquoi ; la peinture de cette confusion générale6 dans laquelle une ville entière est soudain enveloppée, voilà bien encore des caractères d'authenticité. Environ quatre siècles plus tard, au concile œcuménique de 431, la même ville fut remplie de mêmes clameurs, lorsque la populace ameutée criait dans toutes les rues : « Anathème contre Nestorius ! » Le salut de l'orthodoxie semblait dépendre de la puissance des poumons. 19.33 Un incident se produit tout à coup. Quelques individus tirent brusquement de la foule7 un certain Alexandre, et les Juifs le mettent en avant aussitôt, avec une intention dont le texte ne rend pas compte. Meyer fait de cet homme un chrétien, survenu pour sauver Paul s'il était compromis. Ce serait alors un judéo-chrétien, car le verset 34 le nomme Ἰουδαῖος . Je le croirais plutôt Juif non converti. Précisément, observe Holtzmann, des écrits juifs attaquant le culte de Diane avaient paru vers cette époque. Les Israélites avaient donc de bonnes raisons d'être inquiets. Un des leurs aura peut-être tâché de détourner d'eux les soupçons et de les jeter sur les chrétiens. Ils auront même chargé Alexandre de cette manœuvre, car nous le voyons essayer d'une apologie (ἀπολογεῖσθαι) devant le peuple. Mais cette habileté manqua totalement son effet. -- Faut-il voir dans cet Alexandre celui dont l'apôtre parle 1 Timothée 1.20 et 2 Timothée 4.14, où il le désigne comme ouvrier en cuivre ? « Incertum est, dirons-nous avec Calvin, conjectura tamen mihi videtur probabilis. » 19.34 La seule vue de ce Juif agit sur la foule comme un coup de fouet8. Il s'était bien mépris en se flattant d'obtenir le silence. Un seul cri s'échappe de centaines de poitrines, et se répète furieusement pendant environ deux heures : Grande est la Diane des Ephésiens ! Ainsi rugissaient, et plus longtemps encore, sur la montagne de Carmel, les prêtres de Baal. (1 Rois 18.26) Ainsi s'exclament aujourd'hui des millions de païens, aux Indes par exemple, où la seule répétition, poursuivie jusqu'à l'abrutissement, du nom de Ram (Rama) est considérée comme un acte de culte et d'adoration. Ainsi les derviches hurleurs se tuent à redire sans relâche, et jusqu'à y perdre leur voix, quelques syllabes du Coran9. -- Essayons de nous représenter le bruit de ces clameurs, répercutées deux heures durant par des parois de rocher et par les murailles du théâtre ! 19.35 Pour pouvoir intervenir utilement, l'autorité doit attendre l'épuisement de ces fous. Elle est représentée par un γραμματεὺς, un greffier ou secrétaire, dit Reuss, ordinairement appelé à fonctionner dans les assemblées du peuple. L'inscription mentionnée plus haut, et relative à l'offrande de statues de Diane par un citoyen romain, confie la garde de ces images à un greffier ou écrivain de la ville. Ce magistrat agit maintenant comme représentant de l'autorité romaine et comme citoyen responsable de l'ordre public. D'après son titre de γραμματεὺς, il peut avoir été chargé de la rédaction et de la publication des actes officiels. Son principe dans l'occasion présente est celui dont Gallion, à Corinthe, n'avait pas voulu se départir ; son discours peut passer de même pour un modèle de justice et de bon sens. Il rappellera d'abord aux Ephésiens leur état de dépendance vis-à-vis de Rome. Ils ne sont pourtant pas libres d'en agir à leur tête ; à troubler l'ordre, ils auraient plus à perdre qu'à gagner. Ensuite, il se garde bien de mettre en doute l'autorité religieuse de Diane, dont il semble être lui-même un adorateur. Mais le tumulte soulevé à son sujet est à la fois absurde, car la puissance de la déesse demeure incontestée ; injuste, puisque les missionnaires n'ont commis aucun sacrilège ; dangereux, car il tend à empiéter sur les attributions des tribunaux. Ainsi, beaucoup plus libéral que l'autorité juive dans des cas analogues, cet officier païen s'oppose aux mesures de violence, et veut recourir aux seuls moyens légaux. Paul se serait-il rappelé cette honnête conduite en écrivant aux Romains (13.3-4) : « Les magistrats ne sont point un sujet de crainte pour l'œuvre bonne ? » Le γὰρ par lequel le greffier commence son discours semble sous-entendre une phrase, déjà prononcée pour amener le calme : « Ne criez pas ainsi, car quel est l'homme qui ne sache que la ville d'Ephèse est νεωκόρος 10 c'est-à-dire balayeuse de temple de la grande Diane, et de [l'image] tombée de Jupiter11 ? Ce terme de νεωκόρος, reproduit sur des médailles et sur des monnaies de quelques autres villes, leur attribuait l'honneur fort recherché de tenir toujours en ordre le temple d'une divinité particulière. Les Ephésiens ne craignaient point d'être nommés νεωκόροι, « balayeurs du temple ; » dans une inscription probablement contemporaine d'Auguste, on trouve la mention d'une assemblée formée de « Néocores d'Artémis » et d'amis de l'empereur. La statue, prétendument tombée du ciel, était une figure informe, en bois d'olivier ou de vigne ; peut-être une simple pierre noire sans ressemblance humaine. Suivant la légende, elle aurait été miraculeusement conservée lors de l'incendie du temple. 19.36 Toute cette gloire de Diane est, continue le greffier, incontestable et incontestée. Votre devoir est donc de vous calmer -- littéralement « d'être placés en bas, » κατεσταλμένοι -- et de ne rien faire avec précipitation12. Calme lui-même, courtois, ne perdant rien de sa dignité, le magistrat n'est pas moins habile, en montrant aux Ephésiens les complications au-devant desquelles ils courent. Ils ont en effet traîné devant le tribunal des hommes contre lesquels ils ne peuvent relever aucune charge. Les chrétiens -- et ce témoignage impartial est d'une très grande valeur -- ne se sont montrés ni sacrilèges13, ni blasphémateurs à l'égard de Diane. Pas une voix dans la foule excitée ne proteste contre cette affirmation du greffier. Les missionnaires n'ont donc pas été des iconoclastes. Dans Ephèse, comme dans Corinthe et dans Athènes, Paul a prêché la croix sans insulter aux idoles et sans profaner leurs sanctuaires. Exemple trop peu suivi à certaines heures de la Réformation. Et sans doute, la réserve de l'apôtre sur ce point a été reconnue par ses plus ardents ennemis. Car les païens ne cessaient de traiter les Juifs de sacrilèges ; si le missionnaire avait donné la moindre prise sur ce point, Démétrius n'eût pas manqué de s'en prévaloir. 19.38 Cet orfèvre, au surplus, n'est aucunement désarmé si quelque tort réel lui a été fait. Un recours lui reste ouvert. Ephèse possède des ἀγοραῖοι (sous-entendu ἥμεραι ou σύνοδοι), c'est-à-dire des jours, ou des assemblées d'audience dans l'Agora, des « conventus forenses. » Les plaintes peuvent y être portées ; les magistrats supérieurs en jugeront...Si nos suppositions antérieures sont exactes, une de ces sessions devait avoir lieu précisément alors, vu les fêtes de Diane, et l'expression « des assemblées se tiennent » prend encore plus d'actualité. Reste une petite difficulté. Les magistrats auxquels le greffier se réfère sont appelés des proconsuls. Ephèse en possédait un seul ; pourquoi ce pluriel ? Peut-être doit-il être entendu de l'ensemble des proconsuls établis successivement dans la ville, ou du fait qu'il n'en manque jamais. Une circonstance pourrait l'expliquer mieux encore. En l'an 54, P. Celer et Ælius, collecteurs des impôts dans l'Asie proconsulaire, empoisonnèrent le proconsul Silanus, personnage de la famille d'Auguste. Les assassins auraient été récompensés en recevant le gouvernement de la province ; il y aurait dès lors bien eu deux proconsuls simultanément dans Ephèse, ou au moins dans la province. Tel peut avoir été le cas encore en 5714. 19.39 Si enfin, conclut l'orateur, vous recherchez quelque chose au delà15, cela sera dénoué dans l'assemblée légale. En d'autres termes, s'il y a encore matière à discussion, videz l'affaire devant une de ces assemblées publiques où la justice est rendue. Il serait périlleux de recourir à d'autres moyens. Aujourd'hui déjà, il y a danger pour tout le monde d'être accusé de sédition, puisqu'il n'y a eu, de la part des étrangers, aucun délit 16 prouvé sur lequel point (question du délit) nous puissions donner une raison au sujet de ce concours, ou : de ce rassemblement, terme moins grave que στάσις 17. Le greffier, ainsi, termine sur la menace voilée d'une intervention de l'autorité romaine, peu maniable -- on le savait bien -- en matière d'émeutes. Pour les éviter plus sûrement, elle interdisait toute association libre, d'où aurait pu sortir quelque mouvement populaire.
§ 3. Second voyage de Paul en Europe. Retour en Asie20.1 Notre apôtre a donc été l'objet d'une délivrance miraculeuse. Aquilas et Priscille y ont-ils contribué, en exposant alors leur vie pour la sienne, ainsi qu'il est raconté dans Romains 16.4 ? Il se pourrait. L'auteur ne le dit pas et, pour le moment, après s'être arrêté à plusieurs détails, il entre dans une narration extrêmement brève : cinq versets pour une année presque entière ; car Paul a voulu rester dans Ephèse jusqu'à Pentecôte (1 Corinthiens 16.8), et il veut être à Jérusalem pour la Pentecôte suivante. (20.16) L'historien manquait-il de renseignements sur cette période ? Jugeait-il peu nécessaire de les raconter ? Nous ne savons. Il montre Paul revenant à ses plans après le tumulte d'Ephèse, convoquant les disciples pour prendre congé d'eux, non sans une certaine solennité, et leur adressant ses dernières exhortations1 avant la bénédiction et le baiser des adieux : ἀσπασάμενος . Un point cependant nous aurait fort intéressés. L'apôtre, au cours des trois ans maintenant terminés, n'aurait-il pas fait une rapide visite à Corinthe ? Il en annonce l'intention 2 Corinthiens 1.15-16 ; a-t-il pu la réaliser ? Cela résulte-t-il du τρίτον τοῦτο, par lequel il se dit prêt pour la troisième fois à venir chez les Corinthiens ? (2 Corinthiens 12.14 ; 13.1) Ou bien a-t-il dû en rester au projet, et la visite faite en Hellade, après le tumulte d'Ephèse, est-elle seulement la seconde de l'apôtre dans cette province ? Il est très difficile de trancher la question ; les probabilités me paraissent pourtant en faveur de trois visites de Paul à Corinthe et non pas de deux seulement. Schott et quelques autres commentateurs supposent un voyage un peu prolongé de l'apôtre pendant les dix-huit mois de Corinthe (chapitre 18) ; sa rentrée dans la ville pourrait alors être considérée comme une seconde visite. N'est-ce pas un peu forcé ? Un fait reste certain : le missionnaire se met maintenant en route pour la Macédoine. Est-ce à ce voyage que se rapportent les événements racontés 2 Corinthiens 2.12-13 ; 7.6-7, savoir un court passage en Troade, puis l'arrivée en Macédoine, où Tite calme ses inquiétudes au sujet des Corinthiens ? La seconde épître à leur Eglise aurait alors été composée pendant ce voyage, et de là Paul serait allé directement chez eux. C'est possible, mais cela ne me paraît pas très probable. Je crois plutôt devoir placer ces événements pendant le triennium d'Ephèse, peu de temps après l'envoi de la première épître aux Corinthiens. Puis l'apôtre serait revenu dans la ville de Diane, et maintenant il la quitte définitivement, traversant τὰ μέρη ἐκεῖνα, c'est-à-dire les provinces de la Macédoine. Il a peut-être alors poussé jusqu'en Illyrie ; mais cela ne ressort pas forcément de Romains 15.19, où il dit avoir rempli de l'Evangile un cercle atteignant à l'Illyrie ; il peut ne s'être pas rendu de sa personne dans cette province-là. 20.2 Après de nombreuses exhortations aux disciples rencontrés sur sa route, l'apôtre passe en Hellade. D'après 19.21, ce terme doit désigner l'Achaïe et, en fait, le pays portait ces deux noms. Il y demeura trois mois, à chercher selon toute apparence dans l'hiver de 58 à 59. Notre auteur ne dit rien absolument de l'emploi de ce temps. Le missionnaire, à coup sûr, n'en fit pas une période de repos. Il eut d'abord un grand travail dans l'Eglise de Corinthe, si troublée depuis son départ. Il eut ensuite à reprendre sa correspondance. Nous ne datons pas de cet hiver -- avec Farrar et Stokes -- la rédaction de l'épître aux Galates ; mais nous y voyons bien naître l'œuvre magistrale de Paul, la lettre aux Romains. La collecte, en troisième lieu, dut occuper une forte partie de ce trimestre. Nous tenons pour probable, enfin, qu'il en consacra une portion à un rapide voyage dont le but pourrait avoir été l'île de Crète. Cela expliquerait bien cette phrase, autrement difficile à interpréter, de l'épître à Tite (1.5) : « La raison pour laquelle je t'ai laissé en Crète... » Abandonnés, au reste, sur ces points à des hypothèses, nous sommes brusquement ramenés dans le domaine des faits, au terme des trois mois. L'apôtre avait laissé connaître son intention de mettre à la voile pour la Syrie. Un complot des Juifs, heureusement découvert, l'en empêche ; ils voulaient l'arrêter au moment du départ. Le plan du retour est alors modifié. Au lieu de s'embarquer à Cenchrée, Paul se décide à un grand détour par terre ; il traverse à nouveau la Macédoine. Là-dessus, l'auteur entre tout à coup dans des détails minutieux, énumérant les compagnons2 de l'apôtre et donnant, non pas seulement leurs noms, mais aussi leurs lieux d'origine. 20.4 Ces voyageurs sont au nombre de sept. Plusieurs restent inconnus, à commencer par le premier, Sopatros, fils d'un Pyrrhus non moins ignoré, peut-être identique au Sosipatros, parent de Paul, de Romains 16.21. Nous avons déjà rencontré Aristarque 19.29 ; il accompagnera notre missionnaire prisonnier, de Césarée à Rome ; Gaïus de Derbe n'est pas le Macédonien de même nom de 19.29 ; il peut être le Gaïus de 3 Jean 1.1. Tychique recevra de Paul un très beau témoignage (Ephésiens 6.21 ; Colossiens 4.7) et deviendra un de ses lieutenants. (2 Timothée 4.12 ; Tite 3.12) Trophyme, originaire d'Ephèse, sera la cause involontaire de l'arrestation de l'apôtre à Jérusalem (21.29), et 2 Timothée 4.20 nous le montre malade à Milet. Ainsi, quatre de ces compagnons de Paul sont originaires de l'Asie, trois de l'Europe. Ils représentent à eux sept les principaux champs déjà parcourus par le missionnaire. En outre, ils ont été rejoints à Philippes par ce même personnage dont l'apparition, à Troas, dans la société de Paul, avait été signalée par l'emploi subit de la première personne du pluriel dans le récit. Le même phénomène se reproduit maintenant, après avoir complètement cessé. Le chiffre total des associés de l'apôtre se trouve ainsi porté à huit. Leur place à ses côtés est vraiment importante. Ils seront au milieu des Eglises déjà anciennes des témoins irrécusables de son activité ; ils pourront être considérés, à la Pentecôte prochaine, comme les prémices spirituelles formées au sein des païens. Les frères de Derbe et de Lystre représenteront le premier voyage de Paul ; ceux de la Macédoine le deuxième ; ceux de l'Asie proconsulaire le troisième. Silas n'est pas nommé parmi eux. Ces sept hommes, pourtant, sont aussi en partie les fruits de son ministère : ils prouvent combien étaient sages les résolutions de la conférence de Jérusalem, dont Silas comme Paul a été un fidèle messager. Ne réussiront-ils pas, ces voyageurs, à exciter saintement la jalousie du peuple élu, ainsi que l'apôtre vient de l'écrire au troupeau de Rome ? (Romains 10.19) Dans notre conviction, enfin, ces hommes ont été chargés de porter à l'Eglise mère le produit de la collecte, poursuivie avec tant de persévérance au cours de la mission. Nous en avons déjà parlé. Nous savons qu'elle tenait fort au cœur de l'apôtre. C'était à ses yeux un service dû au Seigneur dans la personne des frères indigents. Remise aux mains de chrétiens de choix, elle prouvera la réalité de la foi et de la charité des missionnaires et de leurs troupeaux. Pour eux, ils contribueront par leur seule présence à détourner de Paul tout soupçon injurieux quant à l'emploi de cet argent. Au terme de son ministère itinérant, il retrouvera les fonctions dont il s'était acquitté au début, quand il apportait à Jérusalem les libéralités des chrétiens d'Antioche. (11.27-30) Les sept hommes, continue le texte, étant allés en avant, nous attendirent à Troas. Comme Timothée est compris dans leur nombre, ce n'est évidemment pas lui qui écrit : il ne peut aller s'attendre lui-même. La tentative de séparer Tychique et Trophyme des cinq autres au verset 4, pour pouvoir rapporter à eux seuls le οὖτοι du verset 5, serait une violence inadmissible faite au texte. Donc Timothée n'est pas l'auteur de notre récit. -- L'écrivain, laissant les autres partir les premiers, est demeuré avec Paul dans Philippes pendant les jours des azymes, c'est-à-dire pour célébrer la Pâque avec le troupeau de cette ville, avec Lydie par conséquent et le geôlier. Les autres frères ont pu la célébrer avec l'Eglise de Troas, probablement pagano-chrétienne en majorité. La fête passée, Paul et son ami les rejoignent ; mais leur voyage, cette fois, dure cinq jours. La longueur de cette navigation peut avoir été causée soit par des vents contraires, soit par des haltes dans quelques îles. A Troas on passe une semaine, malgré le désir de l'apôtre de se trouver à Jérusalem pour Pentecôte (v. 16) ; il veut attendre le jour du culte public. C'était alors déjà le premier de la semaine, et ces mentions répétées de périodes de sept jours rappellent à Baumgarten l'ordre de Lévitique 23.15 relativement à la Pentecôte : « Tu compteras sept semaines entières depuis le lendemain du jour où tu apporteras la gerbe... » Cet arrêt un peu prolongé dans Troas est au surplus très naturel, vu le champ tout préparé que Paul y avait déjà rencontré. (2 Corinthiens 2.12) Il tient surtout à rester jusqu'à la célébration de la cène, fixée au premier jour de la semaine, comme il était naturel dans une Eglise d'origine païenne, où le dimanche a dû s'installer sans peine en lieu et place du sabbat. La communion, assurément, a pu se célébrer et, en fait, s'est célébrée aussi à d'autres jours. Mais déjà par 1 Corinthiens 16.2, nous connaissons la pratique adoptée chez les Galates de se réunir le dimanche pour le culte public. Cet usage nous paraît même remonter au premier dimanche après la résurrection (Jean 20.26) ; Justin Martyr dans sa première apologie en constate la haute antiquité. La sainte cène s'est donnée d'abord le soir, comme nous le voyons ici. Pline, cependant, dans sa fameuse lettre à Trajan, la montre célébrée le matin, avant le lever du soleil. L'habitude de la communion à jeun finit par devenir générale ; on se réunissait le soir pour l'agape, sans la cène. Ce n'est du reste pas ici le lieu d'entrer plus avant dans les discussions relatives ni à l'observation du dimanche, ni à la célébration de l'eucharistie au sein de l'Eglise primitive. La réunion convoquée pour ce soir-là dans Troas doit être une séance d'adieux. Paul va repartir dès le lendemain ; il converse avec ses amis, il leur adresse des exhortations et il prolonge son discours jusqu'à minuit. Or il y avait -- dit notre historien -- beaucoup de lampes dans le lieu où l'on était assemblé, et Bengel explique : « Ut omnis abesset suspicio scandali. » -- « Ainsi, ajoute Meyer, la chute d'Eutyche aura pu être immédiatement remarquée. » -- « L'obscurité, dit Hackett, devait être profonde, car on se trouvait à quinze jours de la pleine lune. » C'est fort simple et fort juste ; et, ajouterons-nous, cette remarque d'un témoin oculaire n'excuserait-elle pas un peu le sommeil d'Eutyche dans une atmosphère enfumée ? 20.9 Ce jeune homme, en effet, assis sur la table d'une fenêtre, finit par céder à la puissance du sommeil. Il en est maîtrisé (καταφερόμενος) et finalement emporté (κατενεχθεὶς 3), entraîné, il tombe de la hauteur d'un troisième étage (littéralement d'un troisième toit : τριὰ στέγη d'où τρίστεγον, terme hapax). Ces détails précis ne révèlent-ils pas encore le témoin oculaire, assistant de loin à toute la scène et dans l'impuissance de rien empêcher ?...A lire simplement le texte, Eutyche est mort lorsqu'on le relève ; l'auteur en est bien convaincu : νεκρός ne veut pas dire ὡς νεκρός . La suite, donc, prétend raconter un miracle, comme l'observe loyalement Reuss. Zeller lui-même en convient, mais ajoute aussitôt : « Cela n'exclut pas la possibilité que celui qu'on croyait mort ne le fût pas réellement. Le narrateur peut n'avoir trouvé dans la source à laquelle il emprunte cet épisode pas autre chose qu'un événement naturel. » Holtzmann voit ici un phénomène digne de foi (glaubwürdig), considéré comme un miracle et exposé comme tel ; mais il ne croit pas à la mort du jeune homme. La parole de l'apôtre au moment où il a saisi Eutyche : « Son âme est en lui, » ne signifie nécessairement -- avouons-le -- ni : « Elle est encore en lui, » ni : « Elle est de nouveau en lui. » Mais le second de ces deux sens, après le mot νεκρός, semble s'imposer ; le fait apparaît donc comme une résurrection. Quant à l'acte accompli par l'apôtre : se jeter sur le corps et l'environner de ses bras, il rappelle celui d'Elie et celui d'Elisée (1 Rois 18.21 ; 2 Rois 4.34) ; Paul s'en est vraisemblablement souvenu à l'heure même. 20.11 Cet accident avait retardé la célébration de la cène. Le missionnaire y procède maintenant, dans la chambre haute où il est remonté. Il prend ensuite, paraît-il, un léger repas (γευσάμενος). Puis il continue le discours ou les récits commencés, et il les prolonge jusqu'à la splendeur du jour, donc jusqu'au soleil levé. Sur quoi il s'en va ὁύτως, ainsi, sans s'être reposé. A ce moment Eutyche est amené bien vivant dans la salle. Le verbe ἤγαγον a probablement pour sujet quelques diacres ; ils auront donné au jeune homme les premiers soins nécessaires, et tous, en le revoyant, de se réjouir surabondamment : οὐ μετρίως . Cette joie put compenser, en quelque mesure, la douleur amenée par le départ de Paul. 20.13 Le voyage continue, toujours dans la direction de la Syrie. Tous les voyageurs, sauf l'apôtre, poursuivent la navigation jusqu'à Assos. Paul a décidé de faire ce trajet à pied. La façon dont ces détails sont racontés (ainsi διατεταγμένος ἦν, au moyen) semble presque le désigner comme le chef véritable non seulement de la petite caravane des chrétiens, mais même du navire. L'équipage paraît attendre son commandement pour s'y conformer. L'arrêt de sept jours à Troas pourrait donc bien avoir eu ses propres désirs pour origine, plus que les besoins de la navigation. Assos, où le rendez-vous a été donné, était une ville maritime de la Mysie, au sud de Troas, à laquelle une bonne chaussée pavée la reliait. Si l'apôtre fait ce trajet à pied, c'est peut-être par besoin de solitude, ou par désir de s'entretenir plus librement avec quelques frères, ou encore pour faire des visites sur son chemin. Il a dû arriver à Assos après ses compagnons4. (Vers. 14.) Ceux-ci le prennent à leur bord et font voile pour Mitylène, sur la côte orientale de l'île de Lesbos, dont elle était la capitale : l'île même aujourd'hui s'appelle Metilino. Comme le trajet total par mer, de Troas à Mitylène, comprenait une journée entière, le τῇ ἐπιούσῃ du verset 15 doit indiquer le deuxième jour à compter du départ de Troas. Les voyageurs arrivent alors en face de Chios, aujourd'hui Scio, au sud de Lesbos. Un jour encore5, et ils atteignent l'île de Samos. Si l'on accepte le texte reçu, appuyé par D, on ajoutera à « Samos » les mots et étant restés à Trogylle, le jour suivant, nous vînmes jusqu'à Milet ; καὶ μείναντες ἐν Τρωγγυλίῳ manque il est vrai dans א, A, B, C, E, qui lisent seulement : Σάμον τῇ δὲ ἐχμένῃ ...L'addition relative à Trogylle a peut-être été retranchée par ces manuscrits parce que cette ville, avec un promontoire de même nom, se trouvait sur la côte ionienne et non dans Samos. Cependant on ne comprendrait guère l'interpolation de ces quatre mots, et nous les tenons pour authentiques. Le navire donc, après avoir touché Samos, aura croisé sur Trogylle pour y passer la nuit et sera entré dans le port de Milet le lendemain, quatrième jour depuis le départ de Troas. On avait, pour cela, passé devant Ephèse sans y toucher. Ainsi l'avait décidé6 Paul, sachant l'impossibilité pour lui d'entrer dans cette ville sans y faire un séjour trop long pour le temps dont il disposait avant Pentecôte. Il veut, cependant, prendre congé de ses anciens collègues, les pasteurs d'Ephèse, et il a résolu de les faire venir à Milet. Trogylle, plus rapprochée de la métropole, aurait pu sembler plus favorable à ce rendez-vous. Mais le port de Milet était beaucoup meilleur. Il fallut certainement un jour pour l'arrivée à Ephèse du messager de l'apôtre, et au moins autant pour la convocation des pasteurs et pour leur petit voyage. L'arrêt à Milet fut donc d'une certaine durée.
§ 4. Adieux aux pasteurs d'Éphèse20.17 Les pasteurs accourus à l'appel de leur ancien collaborateur ne sont pas venus d'Ephèse seulement, mais aussi de localités circonvoisines. Cela paraît résulter de quelques termes du discours de Paul, et déjà des mots τῆς ἐκκλησιας, par où Ephèse seule n'est pas nécessairement indiquée. 20.18 Lorsqu'il les voit groupés autour de lui1, l'apôtre leur adresse une allocution touchante, admirable même, mais dont les accents émus ne sont point parvenus à désarmer la critique. N'insistons pas sur l'idée bizarre et bien peu soutenable d'après laquelle nous aurions ici simplement une « conceptio post eventum. » Un écrivain composant ce discours après que l'événement en aurait démenti les prophéties relatives à la fin prochaine de Paul, -- après deux ans de captivité à Césarée et deux au moins à Rome, -- cet écrivain-là eût été singulièrement maladroit. Mais on a cru trouver un point d'attaque plus sérieux dans le caractère très personnel du discours. L'apôtre, dit-on, n'a pas pu parler si longuement de lui-même, et cela suffit à Zeller, entre autres, pour nier l'authenticité de ces versets. Jamais, dit-il, Paul n'aurait mis ainsi en avant son moi et son ministère dans une occasion aussi solennelle. Cela ne peut pas se comprendre de lui, mais seulement d'un de ses admirateurs postérieurs. -- Vraiment ? Zeller n'aurait-il donc point observé que, de tous les auteurs du Nouveau Testament, Paul est celui qui parle le plus souvent de lui ? Non de son plein gré, il est vrai ; il y est poussé par les adversaires, par les nécessités de l'apologie, par celles aussi de la reconnaissance, car en lui se sont montrées avec éclat les œuvres de la grâce divine. Quand il fait son histoire, c'est pour glorifier Jésus et pour signaler dans son apostolat les triomphes de son Sauveur. Se taire en ces cas-là, sous prétexte d'humilité, eût été de l'infidélité. Holtzmann croit découvrir dans le discours de Milet un autre point faible. Il le trouve, quant au langage, trop « lucaniste, » c'est-à-dire beaucoup trop teinté du style de Luc, et, quant aux pensées, dépassant notablement l'horizon de l'apôtre et reflétant les idées des épîtres pastorales ; autant de signes, pour ce savant, d'une époque postérieure. Une lecture du texte sans préventions me paraît conduire à une solution contraire. Les traits de la biographie de Paul déjà recueillis de ses épîtres et des Actes dessinent très exactement l'horizon dans lequel ce discours se meut. Il s'y trouve, à la vérité, plus d'un rapport avec les épîtres pastorales ; j'en tirerais aisément des conclusions favorables à l'authenticité ; de ces lettres. Et je résume volontiers avec Reuss : « Nous, lisons ici le plus beau de tous les discours insérés dans notre, livre et qui, même sous la forme abrégée sous laquelle il nous est parvenu, révèle une profondeur de sentiments et une conception du devoir apostolique telles qu'il peut être comparé aux plus touchantes pages des épîtres. Tout nous fait sentir que nous avons ici un résumé fait par un auditeur immédiat. » Stokes propose de le partager en quatre parties : apologie, prophétie, exhortations, adieux. Ces derniers étant relativement fort courts pourraient rentrer dans la partie précédente, et nous nous bornerions ainsi à trois :
a) Le passé. Versets 18-21. Une première révélation nous est faite sur ce passé. L'apôtre, durant tout le temps de son séjour à Ephèse, a été exposé aux complots et aux violences des Juifs. Il ne dit rien ici des manœuvres païennes, rien de l'émeute de Démétrius ; ses auditeurs se les rappellent fort bien. Leurs souvenirs remontent jusqu'au premier jour où ils ont été mis en contact avec le missionnaire, et ont appris sa façon d'évangéliser2 . Il la résume en trois mots : humilité, larmes3, épreuves. La forme μετὰ πάσης ταπεινοφροσύνης est tout à fait paulinienne et rappelle, par exemple, 2 Corinthiens 12.12 ; Ephésiens 4.2 ; 6.18, etc. Or, dans ce ministère traversé et mouvementé, il y a un principe dont Paul ne s'est jamais départi : c'est celui de ne rien dissimuler de ce qui pouvait être utile au troupeau, de ne renoncer jamais à lui annoncer, même à lui enseigner les vérités nécessaires à son salut4. N'est-ce pas la règle à laquelle il s'est astreint partout ? A Corinthe, en Galatie, à Thessalonique, a-t-il usé d'autres procédés ? Il a parlé, du reste, tantôt en public, par ses prédications, tantôt de maison en maison, par la cure d'âmes, sans se permettre de diminuer une de ces deux tâches au profit de l'autre. Il rappelle enfin la nature du témoignage rendu par lui aux Juifs et aux Grecs. Aux uns comme aux autres, il a proclamé la repentance [qui mène] à Dieu, et la loi à notre Seigneur Jésus. La repentance et la foi sont bien les deux pôles de la prédication apostolique, signalés très particulièrement dans l'épître aux Romains, terminée à ce moment. Bengel les appelle à bon droit : « Summa eorum quœ sunt utilia ; summa doctri-nee chrislianæ, summa consilii divini : psenitentia et fides. » b) L'avenir. Versets 22-25. 20.22 Mais la position de l'apôtre a maintenant changé. Il est aujourd'hui lié en esprit à un voyage dont le terme est Jérusalem, et dont les péripéties lui apparaissent comme dangereuses. Il obéit à une force intérieure, dont l'Esprit de Dieu a, sans doute, la direction, et à laquelle il ne peut résister. L'expression τῷ πνεύματι ne veut donc point dire : « en imagination, » ni « en pressentiment ; » ni même « par l'Esprit-Saint, » -- celui-ci n'est nommé qu'au verset suivant -- mais l'homme intérieur est lié chez ce missionnaire, sa liberté est soumise ; le devoir lui est tracé de marcher en avant vers Jérusalem. Il ignore ce qui l'attend dans cette cité ; il est seulement averti de liens et d'angoisses dont son avenir est désormais semé5. Cette révélation, il la reçoit même de ville en ville, probablement par des prophéties particulières. Nous en rencontrerons l'indication au verset 4 et au verset 11 du chapitre suivant ; il peut y en avoir eu d'autres, dont le récit n'a pas gardé la trace. Si les Eglises visitées par l'apôtre sur son chemin avaient, comme il est probable, connaissance de ses projets, elles auront dû, plus d'une fois, tâcher de l'arrêter. Vainement, du reste. Paul, de son côté, paraît s'attendre à un sort analogue à celui d'Etienne. Les disciples en étaient réduits à prier pour leur pasteur. Ne le leur avait-il pas instamment demandé ? (Romains 15.30-31) Or ils n'ont pas failli à leur tâche et Dieu n'a pas laissé leurs prières sans exaucement ; elles ont contribué, nous osons le croire, à procurer maintes fois au missionnaire persécuté par son peuple la protection légale des autorités païennes. Cette considération nous suffit ; nous n'allons pas jusqu'à prétendre, avec Baumgarten, que Dieu, sans ces prières, aurait fait mourir Paul dès son arrivée à Jérusalem. 20.24 Au surplus, l'avenir a beau être noir, l'apôtre ne s'en met pas en peine. Sa vie ne lui est pas précieuse ; il lui importe seulement d'achever sa course en achevant son service, son diaconat comme il dit, et ce terme revient une vingtaine de fois dans ses épîtres. La phrase par laquelle il exprime cette pensée nous est transmise dans un texte plein de variantes, et assez difficile à fixer. Le μετὰ χαρᾶς après τελειώσω manque dans A, B, D ; il paraît pourtant bien conforme à l'esprit ordinaire de l'apôtre lorsqu'il parle de ces sujets ; le conjonctif τελειώσω est remplacé dans quelques manuscrits par τελεῖωσαι, et cet infinitif après ὡς pourrait se justifier par Hébreux 7.9. Le premier membre de phrase, enfin, se lit dans la Recepta : ἀλλ’ οὐδὲ λόγου ποιοῦμαι, οὐδὲ ἔχω τὴv ψυχήν μου τιμίαν ἐμαυτῷ ; dans A et D : οὐδὲ λόγον ἔχω οὔδε ποιοῦμαι ; dans א, B, C, ἀλλ’ οὐδενὸς λόγου ποιοῦμαι τὴν ψυχὴν τιμίαν ἐμαυτῷ . Tout bien considéré, cette dernière leçon me paraît la plus probable et nous traduirons : Mais je ne fais pour moi-même ma vie digne d'aucune parole (elle ne vaut pas, selon moi, la peine qu'on en parle), afin d'accomplir avec joie ma course et le ministère que j'ai reçu du Seigneur Jésus. On notera sans peine l'accord de cette déclaration avec celles de 2 Corinthiens 12.10 ; Philippiens 2.17 ; 2 Timothée 4.7-8. Paul est résolu à ne se laisser détourner par rien de son but : prêcher le salut, et, si possible, une fois encore dans Jérusalem, pour essayer un dernier appel à son peuple, en lui montrant les fruits de l'œuvre de Dieu parmi les Gentils. 20.25 Sa position est donc celle du soldat à la veille de la bataille. Il s'attend à n'en pas revenir ; il le dit même comme. le sachant pertinemment : « Vous ne verrez plus mon visage. » Il prend congé pour toujours. Ici, les partisans résolus de la seconde captivité de Paul relèvent une erreur dans sa perspective : échappé de la prison de Rome, il serait revenu dans Ephèse et y aurait trouvé encore ses collègues. Au reste, un projet conçu par lui et non réalisé n'a rien enlevé à son inspiration (1 Thessaloniciens 2.18) ; ainsi en serait-il d'une supposition, même énoncée par lui comme une certitude. Nous en convenons. Il faut cependant l'avouer aussi : Paul ne dit pas maintenant : « Je désire, » ni : « Je crois. » Il dit : « Je sais ; » et cette assurance paraît provenir d'une révélation. Au fait, même dans l'hypothèse d'une double captivité à Rome, Paul pourrait n'avoir pas revu ces pasteurs dont il prend congé ; les passages 1 Timothée 3.14 ; 4.13 ne sont pas garants de ce revoir. Quant à la manière dont il les désigne : Vous tous chez lesquels j'ai passé publiant le royaume, elle justifie l'hypothèse énoncée plus haut : Paul n'a pas autour de lui uniquement les pasteurs d'Ephèse. c) Exhortations. Dangers de l'Eglise. Versets 26-36. 20.26 Au moment de quitter ses frères, le missionnaire se rend devant eux un témoignage dont il trouve le droit dans sa conscience, et fort analogue à celui qui fut rendu jadis à Samuel. (1 Samuel 12.1-5) C'est pourquoi, continue-t-il, -- puisque nous allons ainsi nous séparer, -- je vous témoigne dans le jour d'aujourd'hui que je suis pur du sang de tous. Cette expression, indiquée déjà 18.6, est empruntée à l'hébreu. Elle signifie : si la condamnation capitale vient à vous frapper, elle ne pourra pas m'être imputée. Et en parlant ainsi, Paul est certain de ne pas être contredit, car il n'a eu recours à aucune dissimulation pour ne pas annoncer à ses collègues tout le conseil de Dieu, tout le plan divin de la rédemption. Cette fidélité du prédicateur leur impose un grand devoir, celui d'être fidèles à leur tour, d'appliquer par conséquent leur attention à eux-mêmes, et à tout le troupeau dans lequel le Saint-Esprit les a établis évêques. L'apôtre a probablement imposé lui-même les mains à ces pasteurs ; mais ils tiennent leur mandat directement du Saint-Esprit. Les termes employés ici demandent à être examinés de près. Paul s'adresse à des presbytres (v. 17) ; [il les déclare maintenant évêques de par l'Esprit de Dieu. Les deux mots sont donc équivalents à ses yeux ; les deux fonctions aussi. Le substantif ἐπισκόποι peut avoir été choisi à cause du verbe ποιμαίνειν ; mais l'évêque n'en est pas moins l'égal du pasteur, et 1 Timothée 3.2 le veut διδακτικόν comme lui. D'après un intéressant passage d'Irénée (Hæres, III, 14), à Milet se trouvèrent rassemblés « les évêques et les anciens » d'Ephèse et des villes voisines6. Une distinction plus ou moins marquée entre ces deux classes commençait donc au temps d'Irénée. Mais, au premier siècle, l'égalité subsistait. 20.28 Une autre expression réclame aussi notre attention. Paul presse ses collègues de paître l'Eglise de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang. Telle est du moins la leçon de א et de B : ἐκκλησίαν τοῦ θεο~υ . A, C, D, E lisent ἐκκλησίαν τοῦ κυρίου . L'usage ordinaire de Paul dans ses épîtres étant d'écrire ἐκκλησίαν τοῦ θεοῦ, des copistes ont pu être tentés de reproduire ici sa formule habituelle. D'autre part, le τοῦ κυρίου ne serait-il pas une correction dogmatique, destinée à faire disparaître de notre verset cette affirmation en apparence choquante : « Dieu s'est acquis l'Eglise par son propre sang ? » Expression bien hardie, en effet. Il est curieux de la voir apparaître dans le manuscrit le plus rapproché par sa date du concile de Nicée. Reste à noter le verbe περιεποιήσατο . L'actif περιποιέω signifie : sauver du danger, conserver ; puis : procurer, fournir ; au moyen : acquérir pour soi, se procurer, et avec l'accusatif : se faire du superflu. Le substantif περιποιήσις se rencontre 1 Thessaloniciens 5.9 ; 2 Thessaloniciens 2.14 ; Ephésiens 1.14. Avec le régime τὴν ἐκκλησίαν, le verbe veut dire : se former à soi-même ; l'Eglise n'existant pas encore, Jésus l'avait acquise en la formant. La teneur générale du verset est bien paulinienne ; le début, en particulier, rappelle 1 Timothée 4.16. Il faut vraiment être prévenu pour y voir, avec Holtzmann, la marque d'une époque tardive, où les droits des troupeaux commençaient à s'effacer devant l'importance croissante de leurs conducteurs. 20.29 Les avis donnés par l'apôtre à ses collègues sont de première nécessité, car des temps graves s'approchent ; et cela aussi, il le sait : οἶδα, dit-il. Des loups pesants vont s'introduire dans le troupeau, et ils ne l'épargneront pas. Ils y entreront μετὰ τἡν ἄφιξιν . Ces mots signifient littéralement : « Après mon arrivée, » et l'on pourrait interpréter avec Lechler : « A peine arrivé, je serai suivi par d'autres. » C'est aussi le sens donné par Bengel : « Primum venit Paulus ; deinde venient lupi. » Il est toutefois possible de traduire ἄφιξις par « départ, » comme c'est le cas, par exemple, Jos., Antiq., 4, 8, 47. L'apôtre peut alors avoir pensé à son départ de ce monde ; mais le mot lui-même ne signifie pas mort. Quant aux « loups pesants, » ce sont ces faux docteurs dont Paul avait pu voir en Galatie le travail malfaisant ; œuvre de séduction plus dangereuse encore que la persécution. La première épître de Jean, écrite d'Ephèse, confirme par plus d'un trait ces appréhensions du missionnaire au moment où il quitte son Eglise. Nous les retrouvons déjà dans l'épître aux Colossiens, écrite selon nous de Césarée, et dont l'auteur met les croyants en garde contre des doctrines à moitié juives, à moitié païennes, prêchées parmi eux. Les docteurs, au reste, ne viendront pas seulement du dehors ; plusieurs sortiront du sein du troupeau prononçant des paroles détournées7 [de la vérité] (ou : tortueuses), afin d'attirer les disciples après eux. Ces expressions, observe Zeller, sont identiques à celles dont on se servait au second siècle pour désigner les hérésies ; donc elles trahissent une date postérieure.... Faut-il, dès lors, placer au second siècle les passages Matthieu 17.17 ; Luc 9.41 ; 23.2 ; Actes 13.10 où nous rencontrons soit le participe διεστράμενος, soit le présent διαστρέφω ? Reconnaissons plutôt par Apocalypse 2.2-4, combien les avertissements ici donnés étaient nécessaires. Ils sont la reproduction de ceux dont l'apôtre a semé ses exhortations pendant trois années, la nuit et le jour8, s'adressant à chacun en particulier, et joignant ses larmes à ses paroles. 20.32 Maintenant, le temps de la parole humaine est passé. L'apôtre remet ses collègues à celle de Dieu -- parole de grâce, seule capable d'édifier et de donner l'héritage au sein de tous les sanctifiés. -- Logiquement, en effet, le δυναμεῳ se rapporte à λόγῳ ; on peut cependant aussi, par hyperbaton, le rattacher à θεῷ (ou κυρίῳ) ; mais le sens est le même : la puissance, dans la Parole de Dieu, vient de Dieu seul. La κληρονομία rappelle le territoire partagé par le sort aux tribus d'Israël, נ_ַחֲלָה ; le sort est aujourd'hui remplacé par les grâces de Dieu, accordées aux croyants ; une « part » leur est assurée dans les cieux. (Comparez 26.18 ; Ephésiens 1.18.) 20.33 Puis, comme si la pensée de cet héritage céleste eût amené celle des biens périssables, Paul affirme n'avoir jamais rien convoité d'un trésor terrestre, ni or, ni argent, ni vêtements. Il y aurait eu des droits, certes ; mais il a voulu éviter jusqu'à l'apparence de servir Dieu pour un salaire. Il a demandé au travail manuel les ressources nécessaires pour lui-même et pour ses compagnons. Le pasteur fidèle donne et ne prend pas ; sa propre conduite l'a prouvé, dans cette Ephèse où tant de prêtres païens faisaient juste le contraire. Paul a donc l'autorité de l'exemple : Absolument je vous ai démontré qu'il nous faut, en travaillant ainsi, prendre soin des faibles. (πάντα n'est pas le régime de ὐπέρηστησαν du verset 34, mais un adverbe, comme 1 Corinthiens 10.33 ; Ephésiens 4.15.) Ces faibles, ἀσθενόυντες, pourraient être des malades, comme l'entend Holtzmann, ou des pauvres, incapables de travail. Ne serait-ce pas plutôt des gens faibles en la foi, comme 1 Thessaloniciens 5.14 ? Ils seraient scandalisés en voyant un missionnaire chercher avant tout un gain matériel. Calvin l'entend ainsi : « Cavendum igitur esse admonet ne offendiculum detur infirmis et ne labefactur eorum fides. » Au contraire, la conduite préconisée par l'apôtre est en accord avec des paroles9 du Seigneur Jésus disant : Plus heureux est-il de donner que de recevoir. Nous ne trouvons cette sentence nulle autre part. Ce n'est pas une raison pour la dire inauthentique ; elle faisait partie, sans doute, de la tradition orale. Elle clôt bien cette allocution si vibrante où le pasteur s'est donné lui-même tout entier. 20.36 L'heure est venue de se séparer. Cela ne se passera pas sans douleur ; on entendra bien des sanglots. On commence pourtant par prier ; c'est le vrai moyen de supporter les souffrances. On prie à genoux. Cette posture paraît avoir été habituelle dans la primitive Eglise, sauf le jour du sabbat et pendant sept semaines entre Pâque et Pentecôte ; on priait alors debout. La prière est prononcée par l'apôtre ; les frères, en se relevant, « tombent sur son cou, » et « le couvrent de baisers. » (Sens littéral de καταφίλειν ; comparez Matthieu 26.49.) Ces baisers et ces pleurs rappellent ceux de Joseph quand il se fait reconnaître à ses frères et quand il revoit Jacob en Egypte. (Genèse 45.14-15 ; 46.29) Une flèche aiguë reste au cœur de tous ces anciens : ils ne reverront plus leur maître ! Ils auraient tant voulu contempler encore (θεωρεῖν) ce visage aimé !...Mais il faut bien le laisser aller ; on l'accompagne jusqu'au vaisseau...et c'est la fin.
§ 5. De Milet à Jérusalem21.1 Les pasteurs d'Ephèse ne furent pas seuls à ressentir la douleur de ce départ. Paul aussi l'éprouva ; l'auteur nous la dépeint par le choix du terme ἀποσπᾶν 1 cette séparation fut un déchirement. Et un chagrin pareil marquera d'autres adieux encore, même dans des Eglises dont Paul n'a point été le fondateur. Suivant la route la plus directe -- εὐθυδρομήσαντες -- les voyageurs touchent d'abord à Cho, aujourd'hui Chos ou Stanchio, à une cinquantaine de kilomètres de Milet. Ils arrivent le lendemain à Rhodes, l'île des roses. Son colosse, à la suite d'un tremblement de terre, se trouvait alors très diminué ; les débris, enlevés et vendus au quatorzième siècle, formèrent encore, dit-on, la charge de quelques centaines de chameaux. De là, le navire aborde à Patara, extrême pointe sud-ouest de l'Asie Mineure ; la côte s'infléchit ensuite dans la direction de l'est. Ici, changement de vaisseau. Dans ce port, célèbre par un oracle d'Apollon rival de celui de Delphes, on trouve un bâtiment à destination de la Phénicie et l'on s'y embarque. Il était, dit notre historien, « traversant -- διαπερῶν -- en Phénicie, » donc absolument sur le point de partir ; encore le cachet du témoin oculaire. Trois jours, avec un bon vent, suffisaient pour ce dernier trajet par eau. Or on se trouvait alors au printemps, fin mars ou commencement d'avril. Les vents ordinaires dans ces parages, à cette époque de l'année, soufflent du nord-ouest ; ce sont précisément les plus favorables à un navire marchant vers le sud-est. 21.3 La navigation de nos voyageurs les amène ainsi en vue de l'île de Chypre, premier théâtre de l'activité missionnaire de Paul. Mais, précisant les faits et employant les termes exacts, le narrateur observe qu'on eut seulement connaissance de cette île. Le verbe ἀναφαίνω, dont nous avons ici le participe aoriste passif, signifie proprement : donner à voir, donc : montrer, manifester ; au passif : être rendu visible. (Comme Luc 19.11) La construction ἀναφανέντες τὴς Κύπρον (tout analogue à πεπίστευμαι τὸ Ἐυαγγέλιον) veut donc dire : « Ayant été rendus visibles quant à... » ou : « mis en vue de » l'île de Chypre. On dira de même, dans le cas inverse, ἀποκρύπειν τὴν γὴν : cacher la terre, la perdre de vue (aperire, et abscondere terram2). Au surplus, on n'aborde pas dans l'île ; on la relève seulement, en la laissant à gauche ; on continue sur la Syrie, à laquelle la Phénicie se rattachait alors, et l'on vient débarquer3 à Tyr. L'Evangile déjà était parvenu dans cette ville, peu après la première persécution (11.19), et Jésus lui-même avait visité la contrée. (Matthieu 15.21) Deux actes parallèles se poursuivent alors dans Tyr. L'un tout mercantile : on y décharge la cargaison du navire4, peut-être des céréales et des vins amenés de l'ouest. -- L'autre tout missionnaire : Paul cherche avec soin les disciples de son Maître, difficiles probablement à rencontrer dans ce grand centre commerçant. Il les trouve, cependant, et il leur consacre sept jours. Et durant cette entrevue un fait intéressant se produit. Les disciples possèdent -- au moins en une certaine mesure -- le Saint-Esprit. Paul aussi, bien certainement. L'Esprit leur a fait connaître comme à lui les dangers du voyage entrepris, du séjour à Jérusalem surtout. Les disciples en concluent : il faut s'arrêter. Paul : il faut continuer. L'Esprit se contredit-il lui-même ? Non pas, et nous avons ici une preuve remarquable de la liberté laissée par lui aux croyants auxquels il a parlé. « Il est le même des deux côtés, dirons-nous avec Reuss,... ce sont ses organes qui apprécient les faits à deux points de vue différents. » Et Paul n'est pas blâmé une seule fois pour avoir persévéré dans sa route. Sa visite, d'autre part, n'aura-t-elle pas été un accomplissement des promesses faites à Tyr au travers de beaucoup de menaces ? Esaïe ch. 23 ; Ezéchiel ch. 26 à 28 ; Zacharie 9.3-4 prédisaient à cette patrie de Jézabel une ruine totale. Un jour pourtant son « salaire impur » devait être consacré à l'Eternel ; ce jour n'était-il pas venu ? (Esaïe 23.18) La suite semble vouloir le prouver. Car, au moment où l'apôtre, sans s'être laissé ébranler, reprend son voyage au terme des sept jours5, son historien, pour qui cette résolution semble toute naturelle, s'arrête un instant et nous dessine une rapide esquisse de la famille chrétienne dans ce milieu corrompu. Les disciples ne sont pas seuls à accompagner jusqu'au rivage l'indomptable missionnaire ; leurs femmes se joignent à eux, leurs enfants aussi -- les enfants, pour la première fois mentionnés dans nos récits depuis la scène de la Pentecôte. -- (2.39) Toutes ces familles s'associent à la prière d'adieu, dite à genoux sur la grève...et le départ est un nouveau déchirement. L'écrivain semble en ressentir encore la douleur. Son regard, à l'heure où il trace ces souvenirs, suit ses amis en pleurs, retournant lentement chez eux, εἰς τὰ ἴδια . (Comparez Jean 19.27.) 21.7 Voici donc la navigation reprise. Elle ne durera pas longtemps. On la termine6 à trente milles de Tyr, au port de Ptolemaïs, l'Acco de l'Ancien Testament, Saint-Jean-d'Acre aujourd'hui. Cette ville, dans le partage de Canaan, avait été assignée à la tribu d'Ascer, mais n'avait jamais été conquise par elle. L'Esprit de Dieu avait fait ce que ni Josué, ni les juges, ni les rois n'avaient su obtenir. Le peuple de Dieu est établi maintenant dans Acco, grâce à la présence d'un certain nombre de frères. L'apôtre leur donne un jour entier. Le lendemain, cette fois par terre, les voyageurs entrent à Gésarée. Ils auraient pu s'y rendre en traversant la Galilée et la Judée. Mais des conflits avec les judaïsants étaient presque certains sur cette route : il valait mieux les éviter. Paul d'ailleurs, tenait à visiter un de ses devanciers sur le terrain missionnaire, Philippe, un des sept diacres, plus connu encore par son titre d'évangéliste. Philippe avait donc été relevé des fonctions du diaconat dans Jérusalem ; il était venu s'établir à Césarée, où il possédait une maison, et il y continuait l'œuvre commencée par Pierre chez Corneille. La rencontre de l'apôtre et de l'évangéliste ne manque assurément pas de grandeur. Tous deux au service du même Maître, ils y ont conservé chacun sa place. Le vieux dicton garde sa vérité : « Omnis apostolus evangelista ; non omnis evangelista apostolus ; » dans Ephésiens 4.11, les évangélistes sont nommés après les apôtres et les prophètes, et avant les « bergers. » 21.9 Quatre filles de cet ancien diacre possédaient le don prophétique, montrant ainsi en elles-mêmes l'accomplissement de Joël 2.28. Notre auteur ne cite aucune de leurs prophéties : elles se seront associées très probablement aux instances adressées à Paul pour le détourner de Jérusalem. Et si l'apôtre a résisté à ces exhortations-là, comme à d'autres tendant au même but, il ne paraît pourtant pas avoir rien fait pour contraindre ces quatre prophétesses au silence. Elles ne violaient pas les prescriptions de 1 Corinthiens 14.34 ; 1 Timothée 2.12 ; rien, du moins, ne nous les montre enseignant dans les assemblées. 21.10 La visite de l'apôtre se prolonge plusieurs jours. Elle dure encore quand arrive de Judée chez son hôte un prophète nommé Agabus -- le même pensons-nous que 11.28, quoique notre historien ne fasse aucune allusion à ce précédent épisode. -- Averti comme beaucoup d'autres des persécutions dont Paul est menacé, il essaie d'arrêter son voyage en avant, en lui donnant une sorte de représentation de ces souffrances ; il exécute une action symbolique à la façon des anciens prophètes7. Peut-être l'imagination de Paul sera-t-elle ainsi plus vivement frappée. Celle des assistants, en tout cas, l'est très fortement. Ils voient leur pasteur bien-aimé lié pieds et mains, comme Agabus vient de l'être avec la propre ceinture de l'apôtre ; et tous maintenant -- non pas seulement les gens du lieu, ἐντόπιοι 8, mais même les compagnons de route de cet intrépide voyageur -- le conjurent d'abandonner la marche commencée. Il dut être difficile à Paul de résister à une pression si remplie d'affection. Il résiste pourtant, non sans laisser voir le désir qu'on ne lui parle plus de cela. Que faites-vous, dit-il, en pleurant et en m'abattant9 le cœur ? [ne le faites pas] car pour moi je suis prêt10. Il voit devant lui la prison ; il voit même la mort ; il ne craint pas. Ainsi s'accomplit la prophétie de Jésus à son sujet 9.16. -- Luther partant pour Worms n'a pas été plus héroïque. Les frères, au surplus, n'insistent pas outre mesure. Ils ont compris. L'Esprit-Saint a bien révélé au prophète Agabus les réalités de l'avenir. Paul les connaît aussi et, par le même Esprit, il est amené à une autre conclusion. Nous avons déjà vu ce conflit à Tyr ; il aboutit à Césarée à une solution identique : en avant ! Un mot résume tout : Que la volonté du Seigneur se fasse ! Et ce mot amène le calme dans les esprits : ἡσυχάσαμεν . Avec le calme, assurément, les prières. Elles n'auront pas manqué d'accompagner l'apôtre, et sa vie conservée pendant quatre ans au moins en aura été l'exaucement. Pour lui, il vient de faire sa dernière visite avant d'entrer à Jérusalem. La caravane achève ses préparatifs, achète peut-être des vivres ou certains objets nécessaires pour la fête prochaine. Tout cela, grossissant le fardeau déjà lourd de la collecte à porter dans la capitale, a dû être chargé à dos d'hommes ou sur des mulets11 ; cela représentait un bagage assez considérable. 21.16 Quelques frères de Césarée accompagnent l'apôtre dans cette dernière étape ; on sait dans quelle demeure on recevra l'hospitalité à Jérusalem : ce sera la maison de Mnason. Cet homme faisait-il déjà partie de la caravane ? L'attendait-il seulement chez lui ? Les termes du texte admettent ces deux solutions. On peut prendre le datif Μνάσωνι comme une attraction amenée par ᾧ et traduire avec Calvin : « Adducentes secum apud quem hospitaremur Mnasonem. » Mnason, dans ce cas, aura fait la route au moins de Césarée à Jérusalem. On peut également sous-entendre un ἡμᾶς après ἄγοντές, et traduire avec Holtzmann : « Führten uns zu Mnaso, bei dem wir herbergen sollten. » Mnason alors, connu des frères de Gésarée, aurait été choisi par eux comme hôte de l'apôtre12. Le premier sens me paraît plus probable. De ce Mnason lui-même nous savons seulement deux choses : sa nationalité, il était Cypriote et par conséquent concitoyen de Barnabas ; sa foi, c'était un ancien disciple, converti peut-être dès la Pentecôte13, ou bien par l'entremise de Barnabas. Son nom le désigne comme un helléniste. Les apôtres semblent avoir été en ce moment absents de Jérusalem ; leurs noms, en tout cas, restent effacés dans la suite de notre récit ; s'ils avaient été présents, Paul eût probablement logé chez l'un d'eux.
3. PAUL ARRÊTÉ. PREMIÈRE APOLOGIE
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