Le dicton du peuple

Dieu ne peut pas damner les païens

pour n'avoir pas connu Jésus-Christ

et la réponse de Jésus-Christ

 


 

Il est des gens (peu nombreux sans doute) pour qui c'est un besoin que de parler de religion. Ils y reviennent sans cesse, sous toutes les formes, avec tout le monde.

Tel était M. Bernard.

Il en est d'autres pour qui les premiers sont insupportables ; ils les fuient du plus loin qu'ils les voient venir. S'ils sont interpellés sur un sujet religieux, ils font la sourde oreille.

Si l'on insiste, ils répondent par un de ces mots qui coupent court à toute conversation.

Tel était M. Cazal.

Son argument péremptoire était d'ordinaire celui-ci :

"Au reste, Dieu ne peut pas damner les païens pour n'avoir pas connu Jésus-Christ."

M. Bernard parlait-il du devoir d'envoyer des missionnaires dans les contrées sauvages ?

_ Bah ! répondait M. Cazal, Dieu ne peut pas damner les païens pour n'avoir pas connu Jésus-Christ.

Le convertisseur parlait-il à son voisin de la nécessité de changer de vie lui-même ? Revenait toujours la même parole :

"Dieu ne peut pas damner les païens pour n'avoir pas connu Jésus-Christ."

Un jour impatienté de cette éternelle répétition, M. Bernard regarda en face M.Cazal et lui dit :

_ Vous avez bien raison, Dieu ne peut pas damner les pauvres païens qui n'ont jamais entendu parler de Jésus-Christ, des hommes qui savent à peine discerner leur main gauche de leur main droite, des hommes qui non seulement n'ont pas connu le Sauveur, mais qui n'en n'ont jamais entendu parler, qui ne savent pas même qu'il existe un Evangile et des contrées chrétiennes.

_ Vous avouez donc que j'ai raison ?

_ Sans doute ; comment damner un homme pour n'avoir pas su ce qu'il ne pouvait pas savoir ? Oh ! si cet homme avait repoussé le missionnaire, déchiré l'Evangile, ou si après avoir reçu le missionnaire et lu l'Evangile, il avait mangé l'homme et brûlé le livre ; ou bien encore, si après avoir écouté le prédicateur, étudié le volume sacré et reconnu que tous deux disaient vrai, certes, si à ce moment le païen était resté idolâtre, cannibale, polygame, voleur et assassin, alors sans doute Dieu aurait le droit de le condamner, car alors il aurait connu et rejeté le salut en Jésus-Christ.

_ Oh ! alors ce serait bien différent, répondit M. Cazal.

_ Oui, ce serait bien différent de la supposition que vous faisiez du sauvage ignorant ; mais c'est semblable à vous , homme civilisé, élevé dans un pays chrétien, instruit sur des livres chrétiens ; vous qui avez lu l'Evangile, connu Jésus-Christ, approuvé les deux. Or ce n'est pas des païens, c'est de vous qu'il s'agit ; et si Dieu ne peut pas les condamner, eux, pour n'avoir pas connu Jésus-Christ, par la même raison il doit vous condamner, vous qui l'ayant connu, ne l'avez pas accepté.

M. Cazal ne s'attendait pas à cette conclusion ; il resta quelques instants étourdi sous le coup. Mais enfin il reprit son ancienne tactique et ramena les païens.

_ Ce n'est pas d'eux, c'est de vous qu'il s'agit reprenait toujours M. Bernard. Répondez pour vous-même : Avez-vous connu Jésus-Christ ?

_ Oui.

_ L'avez-vous pris pour Sauveur ?

_ Non.

_ Donc ne trouvez pas étrange qu'il ne vous sauve pas.

_ Mais ces pauvres païens...

_ Vous êtes en vérité trop compatissant ; vous pensez toujours aux autres, et vous vous oubliez vous-même.

_ C'est qu'en effet, quand on songe qu'il y a cinq cents millions d'hommes...

_ Non, non, monsieur Cazal ; la vérité est que vous ne songez guère à ces cinq cents millions que pour m'empêcher de parler de vous. Ces cinq cents millions sont une petite ruse pour changer la question, et je vous répète en abondant dans votre sens ; les païens ne sont pas responsables pour une connaissance qu'ils n'ont pas eue ; mais vous l'êtes vous qui la possédez.

_ Je vous assure qu'en parlant des païens je pense à moi...

_ Oui, dans un sens, cela est vrai ; mais voici comment vous vous dites :

" Si les païens peuvent se passe de Jésus-Christ, pourquoi moi-même ne le pourrais-je pas comme eux ? Ne puis-je pas profiter de l'ignorance dont ils profitent ? et, pourvu que j'ignore, n'en aurai-je pas le profit ? Donc ne nous cassons pas la tête pour apprendre ce qui ne servirait qu'à m'obliger ; laissons dans l'ombre le plus possible de dogmes évangéliques, afin d'avoir moins de responsabilité. Plus j'ignorerai, plus j'aurai de liberté. "

Voilà votre secrète pensée. Vous ne l'avouez pas, vous cherchez même à vous faire illusion. Mais sachez-le bien : là est votre véritable désir : rester dans l'incertitude religieuse, pour n'être pas soumis à une obligation ! Si bien qu'au lieu d'être excusable, comme ces païens, vous êtes deux fois coupable : coupable pour ne pas suivre ce que vous connaissez déjà, et coupable pour ne pas vouloir en savoir davantage.

_ Moi, je vous répète, que si le sauvage peut se passer de Jésus-Christ, tout le monde peut s'en passer, et par conséquent moi-même.

_ Je vous répète aussi que le païen n'est excusable que par son ignorance. Or, êtes-vous païen ?

_ Non.

_ Donc vous n'êtes pas du même nombre de ceux que Dieu ne saurait damner. Je continue : N'auriez-vous pas pu vous instruire davantage de l'Evangile ?

_ Oui.

_ Ne négligez-vous pas un peu ce que vous en savez ?

_ Oui.

_ Donc, d'après votre règle, que Dieu punit selon la lumière qu'on a et celle qu'on refuse, vous êtes doublement condamnable. Ce n'est pas moi, c'est vous qui l'avez dit.

_ Mais, moi, je vous répète que Dieu ne peut pas damner les païens pour...

_ Ah ! vous en revenez encore à vos païens ? convenez qu'ils vous rendent le grand service de détourner la conversation de dessus votre propre personne ! C'est précisément là que je trouve un nouvel indice de votre culpabilité. Si vous vous sentiez en foi et en conduite ce que vous devriez être, vous n'éviteriez pas avec tant de persévérance de parler de vous-même. Vous seriez bien aise qu'on parlât de votre Sauveur, de votre amour pour lui. Vous diriez clairement, directement : Je suis sauvé ; Dieu ne peut pas me condamner, et vous n'iriez pas répétant toujours : Dieu ne peut pas damner les païens.

_ C'est vous qui mettez votre plaisir à me taquiner ; mais vous ne répondez pas à la difficulté : Est-ce que votre Evangile ne damne pas les païens pour n'avoir pas connu Jésus-Christ ?

_ Non.

_ Comment ! non ? mais ne dites-vous pas tous les jours : Il n'y a de salut qu'en Jésus-Christ ?

_ C'est vrai. Toutefois écoutez une histoire.

Un jour, un médecin vient dans un hôpital offrir ses services à tous les malades. Quelques-uns le consultent et sont guéris ; d'autres ne le consultent pas et meurent. De quoi sont-ils morts ?

_ De leur maladie.

_ Bien répondu. Il en est de même du docteur Jésus et des pauvres pécheurs dans l'hôpital de ce monde. Jésus vient leur offrir le pardon par la foi en sa mort expiatoire. Les uns croient et sont sauvés ; les autres ne croient pas et restent perdus. Par quoi sont-ils perdus ?

_ Par leurs péchés.

_ Encore bien répondu. Si donc les païens sont un jour condamnés, ce ne sera pas pour leur ignorance de Jésus-Christ, ignorance invincible, ignorance involontaire ; je dirai même, si vous voulez, ignorance innocente ; mais ils seront condamnés parce qu'ils ont péché. C'est la pensée de saint Paul : les transgresseurs qui n'auront pas eu la loi n'en périront pas moins, parce que leur conscience leur tient lieu de loi.

_ Alors pourquoi Jésus-Christ ne s'est-il pas fait connaître aux hommes de tous les siècles et de tous les pays, afin qu'ils puissent être sauvés !

_ Je vous le dirai tout à l'heure ; mais d'abord laissez-moi vous faire une réponse de côté, pour vous très intéressante.

_ Je vous écoute.

_ Si Jésus-Christ s'était fait connaître dans tous les siècles et dans tous les pays, il n'aurait pas mieux réussi sur les autres hommes que sur vous, qui le connaissez et ne le croyez pas ! Vous voyez donc, d'après votre exemple personnel qu'il n'aurait pas suffi que Jésus fût connu pour qu'il fût cru.

_ C'est vrai ; mais alors tous les hommes auraient été inexcusables.

_ Vous avouez donc que vous, vous êtes inexcusable ?

_ Bien, bien ; il ne s'agit pas de moi, mais des païens. Voyons votre réponse directe.

_ J'y viens ; mais remarquez en passant que, comme je vous l'ai dit, vous détournez toujours la conversation de vous-même, parce que vous vous sentez coupable.

Maintenant j'en viens à vous dire pourquoi Jésus-Christ ne s'est pas fait connaître dans tous les lieux. D'abord, remarquez que Dieu se sert de moyens; ses moyens dans l'œuvre de la diffusion de l'Evangile, ce sont les hommes, et qu'il faut qu'il en soit ainsi.
Supposez que Dieu n'ait employé pour convertir le genre humain que des moyens infaillibles, l'éclat violent de la foudre ou la force irrésistible du Saint-Esprit ; les convertis seraient semblables à la brute obéissant au fouet.

Pour qu'ils fussent libres d'accepter le salut, il fallait qu'ils fussent libres de le refuser ; de là la nécessité de les appeler au salut par des instruments auxquels ils puissent résister, par des hommes enfin.

Dieu s'est chargé de faire croître la semence ; mais il a laissé à des mains faillibles le soin de planter et d'arroser. Si ces cultivateurs ne font par leur devoir, ce n'est pas à Dieu qu'il faut en demander compte.

Je pourrais donc vous dire : si l'Evangile n'est pas plus connu parmi les païens, la faute en est aux hommes qui portent le nom de chrétiens, en partie à vous et à moi-même. N'en accusons donc pas le Créateur. Mais j'ai plus et mieux à vous dire.

_ Voyons !

_ Quand Jésus-Christ aurait-il du se faire connaître de tous les peuples ?

_ Dès le jour où il est venu sur terre.

_ Soit. Mais alors, dans les jours qui ont précédé la venue de Jésus-Christ, les païens auraient encore été perdus.

_ Eh bien ! Jésus-Christ aurait pu venir plus tôt ; par exemple, au temps de Moïse.

_ Soit. Mais avant Moïse il y avait des païens qui n'auraient pas connu le Sauveur et qui eussent encore été perdus.

_ Eh bien ! le Christ aurait du venir à l'appel d'Abraham... Mais non ; vous allez me dire, pour le siècle d'Abraham, ce que vous m'avez dit de celui des apôtres et de celui de Moïse.
Pour couper court, je vous dirai que Jésus-Christ aurait dû venir avec le premier homme, le lendemain de la chute originelle ; ainsi le remède eût été aussitôt appliqué que le mal accompli. Au fur et à mesure que le péché se fût propagé avec les hommes sur la terre, le salut eût été proclamé ; tout le monde l'aurait connu, et l'on ne pourrait plus vous opposer aujourd'hui cette objection que l'Evangile laisse périr les païens qui n'ont pas connu Jésus-Christ.

_ Je n'ai qu'un mot à répondre : Si Jésus-Christ était venu dès la création du monde, Adam, lui-même, n'aurait-il pas pu dire : Pourquoi le monde n'a-t-il pas été créé plus tôt ? Né il y a mille ans, je serai déjà dans le paradis. Bien des siècles après, le père d'Abraham aurait pu dire la même chose, ainsi de suite et sans fin.
Si bien que pour répondre à votre objection, il faudrait que ni le monde, ni l'homme n'eussent jamais commencé ; il faudrait que la création fût éternelle, ce qui implique contradiction. Dites-vous donc que tout, excepté Dieu, tout doit avoir un commencement. Dès lors, qui en fixera l'époque ? Qui pourra dire : Mieux aurait valu créer l'univers plus tôt ou plus tard ?
Ne voyez-vous pas que c'est là une question oiseuse, insoluble, et que l'important pour vous, comme pour moi, c'est de savoir si Jésus-Christ apporte oui ou non le salut ? Et quand nous aurons reconnu la vérité pour nous-mêmes, nous chercherons comment la communiquer aux autres.

_ Tout cela est bel et bon ; mais je trouve toujours injuste que Dieu laisse mourir les païens dans leurs fautes. Pourquoi sauver les uns et pas les autres ? Du moins, pourquoi appeler ceux-ci et pas ceux-là ?

_ Je n'en sais rien ; mais que ce soit injuste, c'est ce que je nie. Remarquez que le salut de Jésus-Christ n'est pas une récompense, c'est une grâce. Dieu peut l'accorder aux uns sans l'accorder aux autres. Il n'y a point là d'injustice, il y a préférence. Dieu traite les croyants avec faveur ; cela n'empêche pas de traiter les incroyants avec justice.

Dieu est maître de ses dons. Le Créateur de toutes choses n'est pas un homme qui, ayant hérité lui-même, soit obligé en conscience de partager des biens qu'il a reçus d'un autre et dont il n'est que l'administrateur. Le Créateur n'a rien reçu de personne, il n'est obligé envers aucun être. Il reste équitable en donnant plus ou moins, et tout ce qu'il accorde, quelque peu que ce soit, reste un bienfait.

Vous connaissez la parabole des ouvriers appelés à différentes heures du jour à travailler dans une vigne. le soir, le maître donne à ceux venus le matin le prix convenu, un denier ; à ceux venus sur le midi et même plus tard, il accorde le même salaire. Les premiers s'en plaignent, et le maître réplique avec raison :

Mon ami, je ne te fais aucun tort ; n'as-tu pas fait accord avec moi à raison d'un denier ? Prends ce qui est à toi et t'en vas. Pour moi, je veux donner au dernier venu autant qu'à toi. Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi. Ou bien, vois-tu d'un œil mauvais que je sois bon ?

Tel est l'emblème de la conduite de Dieu, il fait aux païens la promesse de les traiter dans l'autre monde selon leur conduite dans celui-ci. Ils ont pour loi leur conscience. S'ils font bien, ils trouveront bien. S'ils font mal, ils trouveront mal. En quoi consistera leur punition ? Je n'en sais rien ; je sais seulement que ceux d'entre les pécheurs qui parviennent à la connaissance de Jésus-Christ et se confient en lui seront pardonnés et sauvés. Cela empêche-t-il que Dieu ne soit juste envers ceux qui ne reçoivent pas cette faveur de plus ?

_ Alors, le salut de Jésus-Christ n'est qu'une faveur de plus ?

_ Oui; mais cette faveur de plus se change en une condamnation de plus pour ceux qui, comme vous, ont pu obtenir cette grâce et qui ne l'ont pas voulu.

_ Je vous dis qu'il est impossible que Dieu damne les païens pour n'avoir pas connu Jésus-Christ.

_ Moi, je le dis comme vous, et j'ajoute : Il les condamne pour avoir fait le mal.

_ Si les païens ne sont pas condamnés...

_ Vous n'êtes pas païen.

_ Pour avoir ignoré...

_ Vous n'êtes pas dans leur ignorance.

_ Mais laissez-moi donc parler des païens.

_ Non, il s'agit de vous.

_ Ah ! vous me fatiguez !

_ Ce n'est pas moi, c'est la vérité qui vous fatigue.

_ C'est bon ; je n'en veux pas savoir davantage.

_ Ce que vous savez suffit pour vous rendre inexcusable.

_ Est-ce à dire que je sois damné !

_ Vous devez savoir si vous avez péché, si vous avez repoussé l'Evangile, si dans ce moment, vous fermez les yeux à la lumière que je m'efforce de tenir devant vous. C'est peut-être la dernière fois que je vous parle sur ce sujet, mais ce n'est pas la dernière fois que vous en entendrez parler.

_ J'enverrai promener tous ceux qui viendront à l'avenir me casser la tête comme vous.

_ Mais, un jour, il en est Un qui saura vous faire écouter.

_ Qui ?

_ Celui qui ne damne pas les païens pour ne l'avoir pas connu, mais qui vous condamnera pour l'avoir entrevu...et repoussé.

 

Napoléon ROUSSEL
(1805-1878)


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