Le dicton du peuple

J'AI NI TUE NI VOLE !

et la réponse de Jésus-Christ

 


 

Apportez une couronne ! Dressez un trône ! Portes du ciel, ouvrez-vous, larges et hautes ! Anges, applaudissez ! Séraphins, entonnez des louanges ! Place, place : voici un nouvel et digne habitant du paradis : il a mérité la vie éternelle ; gloire, gloire à lui !

- Qu'a-t-il donc fait de si grand et de si magnifique ?
- Il n'a ni tué ni volé.

Sire, le conseil de vos ministres vous présente une requête. Un grand citoyen s'est illustré dans votre empire ; ses hauts faits le désignant à votre bienveillance, nous demandons pour lui le signe radieux de la gloire !

- Quels sont donc les services signalés par lui rendus à la patrie ?
- Sire, il n'a ni tué ni volé !

Messieurs et illustres collègues, si les cinq branches de l'Académie sont aujourd'hui réunies dans cette enceinte, c'est pour y remplir la plus douce de ses attributions ; il s'agit de décerner à un homme d'un dévouement admirable le grand prix de vertu.

- Quels sont ses titres à cette haute distinction ?
- Il n'a ni tué ni volé !

Et les anges de crier : Gloire, gloire  lui !
Et le monarque de répondre : Voilà la croix de la légion d'honneur !
Et le président de l'Académie de tendre à ce héros la récompense de ses vertus !

Ce triomphateur lève la tête et  s'écrie : Oui, oui, je n'ai ni tué ni volé ; gloire, gloire à moi !

Est-ce assez absurde ? assez ridicule ? Y a-t-il des paroles pour répondre à ces outrecuidantes prétentions ?

Toutefois de tels prétendants existent ; nos rues en sont pleines. Chaque jour on s'entend dire par des gens à qui l'on s'efforce de faire sentir le besoin du pardon : "Moi ne n'ai rien à craindre ; je n'ai ni tué ni volé !"

Si un mendiant venait à la porte d'un homme riche lui présenter à la fois sa requête et ses titres en ces termes : "Monsieur, je n'ai ni tué ni volé, " je comprendrais qu'il lui répondit : C'est bien tu auras la récompense que tu mérites ; tu ne seras toi-même ni pendu, ni incarcéré. Mais pour obtenir le pain que tu réclames, il te faut ou le mériter par ton travail ou l'accepter comme une aumône. N'avoir ni tué ni volé, ce n'est rien ; c'est juste ce qu'il faut pour éviter la potence et la prison.

Mais cette parole : Je n'ai ni tué ni volé, va plus loin qu'il ne semble au premier abord. Dire qu'on a ni tué ni volé, c'est marquer la limite de sa vertu et convenir indirectement qu'on a commis toutes les fautes qui ne sont ni le meurtre ni le larcin. Un menteur peut dire qu'il n'a jamais tué ; un débauché peut affirmer n'avoir jamais dérobé, et, comme chacun est assez disposé à étaler ce qu'il a fait de mieux, il est à croire que celui qui se vante de n'avoir ni tué ni volé n'a jamais rien fait de mieux que de s'abstenir du meurtre et du vol. S'il avait pu dire avec vérité : Je n'ai jamais ni médit ni menti, certes il n'y eût pas manqué. Ne pas s'en défendre,  c'est donc dans son langage confesser qu'il l'a fait. Appliquez cette réflexion à tout le reste, et vous verrez que celui qui présente son diplôme de vertu conçu en ces termes : "Je n'ai ni tué ni volé, " confesse sans y songer qu'il a fait tout le reste : menti, médit, calomnié, désobéi à ses parents, convoité le bien d'autrui, souillé son corps par l'action et son esprit par la pensée.

Eh ! pourquoi tant de ménagements dans mes paroles, quand j'ai pour moi la vérité ? J'affirme avec conviction que l'homme qui songe à dire : "Je n'ai ni tué ni volé," a fait tout le reste. Je ne lui dirai pas qu'il a violé l'observation du dimanche, car le dimanche n'est rien pour lui ; je ne lui reprocherai pas d'avoir convoité les trésors du riche, car la convoitise n'est pas coupable à ses yeux, pourvu qu'elle ne se traduise pas en larcin ; je n'observerai pas que la fortune et le plaisir sont ses idoles, qu'il s'en occupe beaucoup plus que de Dieu, car il me répondrait que cela ne fait de tort à personne et que le bon Dieu s'inquiète peu qu'on l'adore ou ne l'adore pas. Non, je ne veux lui présenter aucune de ces réflexions. Mais je puis sur d'autres points interroger sa vie et sa conscience ; je puis lui dire : Répondez franchement : n'avez-vous pas, dans vos intérêts, atténué plus d'une fois la vérité ? N'avez-vous jamais étalé les fautes de vos frères ? jamais aggravé les torts de vos ennemis ? jamais vengé un outrage, jamais compromis une réputation pour atteindre à la volupté ?  Oui, vous avez fait tout cela, et, si je connaissais votre vie secrète comme je connais la mienne, je pourrais mettre sous vos yeux une longue liste de fautes qui vous ferait monter le rouge au visage. Si vous vous présentez avec tant d'assurance, c'est parce que vous savez que votre conduite est en grande partie ignorée.

Si vous me trouvez bien téméraire d'oser vous parler ainsi, je vous poserai une question. Vous qui dites : "Je n'ai ni tué ni volé," pourquoi donc ne dites-vous pas d'ordinaire : Je n'ai ni menti ni médit ? ou bien : Je n'ai ni orgueil ni égoïsme ? ou bien : Je n'ai jamais commis une action impure ni conçu un désir coupable ! Si telle est votre conduite, pourquoi ne vous en glorifiez-vous pas, vous qui vous vantez de n'avoir ni tué ni volé ? Je vous défie de dire la tête haute : Je n'ai jamais menti, jamais médit, jamais souillé ni mon c?ur ni ma main. Je vous en défie, et j'affirme que vous l'avez fait !

Vous représentez-vous une société céleste composée d'hommes qui n'auraient que menti, que médit ? d'hommes qui auraient été seulement orgueilleux, égoïstes, impurs ? Vous figurez-vous une telle compagnie autour de Dieu, mêlée aux anges ? Quels rapports affectueux ! quels doux entretiens ! quels chastes cantiques ! Voyez-vous d'ici sur le fronton de votre futur paradis cette fastueuse inscription : Ici, personne n'a tué ni volé ?  J'entre, et en effet je ne vois pas une goutte de sang sur vos mains, pas une trace de fers à vos pieds ; mais l'un se vante à l'autre qui ne l'écoute guère, celui-ci médit auprès de celui-là qui fait écho à sa parole, tous se ménagent en public et se haïssent en secret, jusqu'à ce que leur égoïsme éclate et les oblige à se fuir. Quelle agréable société ! Voilà le bonheur éternel de ceux qui n'ont ni tué ni volé !

Mais vous qui vous vantez de n'avoir jamais ni tué ni volé, en êtes-vous bien sûrs ? Je sais bien que ma question vous étonne ; elle vous indigne peut être ? N'importe, veuillez m'écouter jusqu'au bout.

Tuer, ce n'est pas toujours frapper d'un poignard ; voler, ce n'est pas toujours mettre la main dans la poche d'un autre. On peut tuer et voler de manières bien différentes. Pour satisfaire ses passions, un homme séduit une jeune fille et lui fait faire un pas qui la conduira d'abord à la maladie, ensuite à la honte, peut-être au crime : cela ne s'appelle pas tuer ; mais au fait, c'est altérer la santé, perdre la réputation et peut-être l'âme d'une personne jadis innocente. N'avez-vous pas été cet homme ? -- Une femme est jalouse de sa voisine, elle en parle avec dépit, elle en raconte la vie peut-être légère et la dépeint comme coupable. La calomnie est crue, le coup est porté, la réputation ternie.  Cela ne se nomme pas dérober, mais le tort est-il moins réel, le dommage moins grand ? Pour le sentir, il suffirait d'être soi-même la victime ! -- Un vendeur farde sa marchandise, donne un equalité pour une autre, la vante outre mesure, profite d'une bonne occasion et achète pour un morceau de pain au nécessiteux ce qu'il revend au poids de l'or au riche ; -- un autre fait une promesse et ne la tient pas ; -- un autre donne une espérance qu'il sait être illusoire ; -- un autre flatte pour obtenir une faveur ; -- un autre dénigre pour détourner une protection à son profit ; tout cela n'est pas dérober dans le sens strict du mot ; mais au fond n'est-ce pas faire tort, n'est-ce pas tromper ?

Il y avait une fois un homme, grand ami de la fortune. Dépositaire du petit trésor d'une association charitable, il regrettait l'argent qui sortait de ses mains et celui que n'y entrait pas. Un jour, pour gagner quelques pièces de monnaie, il dénonça la retraite de son Maître que cherchait la police du temps. Rien de plus. Il ne tua ni ne vola, seulement il donna une adresse. Son Maître fut arrêté, jugé, condamné et mis à mort, bien qu'innocent. Cependant Judas n'a ni tué ni volé !

Pour moi, je l'avoue, il est tel larron, tel brigand que je préfère à ces honnêtes gens se vantant de n'avoir ni tué ni volé : ce sont les larrons qui disent avoir été larrons et qui en pleurent, les brigands qui reconnaissent avoir été brigands et qui, repentants, prient. Le péager qui, à la porte du temple de Jérusalem, se frappait la poitrine, disant : "O Dieu, sois apaisé envers moi, pécheur !" m'intéresse plus que l'homme qui se redresse et dit : "Je n'ai ni tué ni volé." Le brigand crucifié qui s'écrie : "Je souffre ce que mes crimes méritent ! Seigneur, souviens-toi de moi," excite plus mes sympathies que le vantard qui m'assourdit de ces paroles : "Je n'ai ni tué ni volé." Ce péager et ce brigand sont coupables, mais au moins ils l'avouent ; ils ont fait le mal, mais au moins ils le regrettent, ils en gémissent, en demandant pardon. Si le crime est dans leur passé, l'humilité et le repentir sont dans leur présent, et, tandis que les autres nient le mal qu'ils ont accompli pour continuer le même train de vie, ce larron et ce brigand désirent et promettent de changer. Aussi Jésus-Christ nous dit-il, du premier, qu'il "retournera justifié dans sa maison," et répondit-il au second : "Aujourd'hui même, tu seras avec mois en paradis."

La grande différence entre les hommes, ce n'est pas que les uns aient fait le bien et les autres le mal.  La grande différence, c'est que les uns avouent et que les autres nient le mal que tous ont fait. Ce qui constitue le coupable devant Dieu, ce n'est pas telle ou telle violation, c'est toute violation. Chacun péche selon ses goûts, selon les circonstances, selon son éducation ; mais tous pèchent, et voilà l'essentiel. Ce serait une étrange justification pour un prévenu devant les tribunaux que de dire : Sur les dix mille articles du Code, il en est deux que je n'ai jamais violés : "Je n'ai ni tué ni volé."  Si cette défense est mauvaise devant les juges imparfaits, sera-t-elle meilleure devant le Dieu trois fois saint ? Vous représentez-vous au dernier jour un juif ou un chrétien, le Décalogue à la main, disant au Seigneur des cieux et de la terre : Sur les dix articles de ta loi, il en est deux que je n'ai jamais violés : je n'ai ni tué ni volé ?

-- Bien, répondrait le roi, tu ne seras condamné ni pour vol ni pour meurtre, mais seulement pour les huit autres transgressions qui remplissent ta vie.  Qu'on le jette au milieu des ténèbres, non pas avec les voleurs et les meurtriers, mais avec les impurs, les menteurs, les rebelles à père et à mère, les orgueilleux, les médisants et les calomniateurs !

Honnêtes gens, qui avez tant d'admiration pour la morale de Jésus-Christ, lorsqu'on l'applique à la société qui vous entoure, vous devriez bien vous l'appliquer à vous-mêmes. Au temps de Jésus, comme au nôtre, il y avait sur la terre des hommes qui se glorifiaient aussi à bon marché. Ecoutez ce que le moraliste par excellence leur disait : "Vous savez qu'il a été dit : Tu ne tueras point, et celui qui tuera sera justiciable du tribunal ; mais moi je vous déclare que quiconque seulement s'irrite contre son frère et l'injurie est digne du feu de la géhenne ! Vous savez qu'il a été dit, ?il pour ?il et dent pour dent, mais moi je vous dis : Ne résistez point au méchant ; s'il te soufflette sur la joue droit, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut t'intenter un procès pour avoir ta tunique, abandonne lui plutôt encore le manteau. Vous savez qu'il a été dit : "Tu ne commettras point d'adultère." Eh bien ! moi, je vous déclare que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l'adultère dans son c?ur. Vous savez qu'il a été dit : "Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi." Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis ; priez pour vos persécuteurs. Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous d'extraordinaire ; les païens n'en font-ils pas autant ? Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait."

Cette morale est-elle belle ou non ? Voudriez-vous qu'elle fût pratiquée par vos compatriotes, vos voisins, votre famille, et vos adversaires ? Oui, certes. Vous voudriez qu'elle fût observée par le monde entier...excepté par vous, satisfait de n'avoir ni tué ni volé.

Eh bien ! ce dernier trait vous condamne. Vouloir que les autres suivent une morale sublime et s'en tenir soi-même à une morale terre à terre, qu'est-ce sinon hypocrisie et lâcheté ?

Soyons plus sincères et plus humbles ; imposons-nous la morale que nous mettons sur la conscience d'autrui, et alors, sans nous enorgueillir du mal que nous n'avons pas fait, nous gémirons sur celui que nous avons accompli ; au lieu de nous vanter, nous nous humilierons ; loin de réclamer une récompense, nous implorerons un pardon.

Et c'est ici le triomphe de Jésus-Christ : après avoir proclamé une morale sévère en commençant son ministère, il proclame la miséricorde au moment de le finir. Il met la loi devant ceux qui se prétendent justes ; mais il annonce la grâce à ceux qui s'avouent pécheurs. Impitoyable pour les orgueilleux, compatissant envers les humbles, voilà en deux mots Jésus-Christ. A vous de voir si vous élèverez encore votre bannière glorieuse ornée de cette belle inscription : "Je n'ai ni tué ni volé !", ou si vous accepterez pour étendard la croix qui humilie le pécheur, mais qui relève, pardonne et sauve ce pécheur humilié.

 

Napoléon ROUSSEL
(1805-1878)


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