4. PAUL À CÉSARÉE.
APOLOGIES DEVANT FÉLIX ET DEVANT AGRIPPA

§ 1.
Paul devant Félix : 24.1 à 24.26
§ 2.
Festus et Paul. Appel à César : 24.27 à 25.42
§ 3.
Paul devant Agrippa : 25.13 à 26.32

§ 1. Paul devant Félix

L'école de Tubingue, Zeller, en particulier, éprouve devant « les chapitres 24 à 26 un certain embarras. Ils lui paraissent abonder en traits réellement historiques,...et pourtant, il est gênant de les admettre. Deux objections surtout sont pour Zeller décisives :

  1. Les discours attribués à Paul proviennent d'une plume unique et ne rappellent point le style connu de l'apôtre.
  2. Les accusations portées contre lui laissent de côté le grief principal des Juifs : la position du missionnaire vis-à-vis de Moïse ; on se borne à lui reprocher sa foi au Messie.
Les réponses, croyons-nous, se présentent d'elles-mêmes :
  1. Sans aucun doute, les discours de ce fragment sont rapportés par un seul écrivain, et nous n'y trouvons pas le style ordinaire de Paul. Mais nous n'y trouvons non plus rien de contraire à ses enseignements ; cela nous suffit.
  2. La foi de l'apôtre au Messie constituait bien, dans son expression, la différence fondamentale entre les Juifs et lui, et le point de départ de leurs plus violentes attaques. Aussi notre auteur ne juge pas superflu de raconter avec quelques détails le séjour de Paul à Césarée ; il y voit un élément important des premiers développements de l'Eglise chrétienne. Pouvons-nous lui donner tort ?
24.1   Ananias et son parti n'ont pas perdu leur temps. Cinq jours après que Paul a quitté Jérusalem, ainsi du moins entendons-nous le μετὰ πέντες ἡμέρας, le grand prêtre et quelques1 presbytres arrivent à leur tour à Césarée. Voulant donner à leur accusation au moins une forme juridique, ils se sont fait, accompagner d'un orateur à gages, un nommé Tertulle, un Italien d'après ce nom, vrai rhéteur par son langage boursouflé, plat vis-à-vis du pouvoir, lâche envers l'accusé. La langue adoptée doit avoir été le grec ; on l'employait alors, même à Rome dans plusieurs procès.

24.2   La loi romaine exigeait la présence de l'accusé à l'ouverture des débats. L'apôtre est donc appelé. Sur l'ordre du gouverneur, Tertulle prend la parole, ou, comme dit le texte, commence à accuser. Son début est une basse flatterie. Comme s'il eût voulu, à l'encontre de faits patents, décerner à Félix le titre de « pacator provinciæ, » il lui adresse ce compliment, ampoulé et menteur : Ayant obtenu grande paix par ton moyen, et des améliorations étant survenues à cette nation-par ta prévoyance, de toutes façons et partout2, nous en convenons, très excellent Félix, avec toute action de grâce. Ces améliorations (διόρθωμα, redressement, à préférer à κατόρθωμα) et cette paix, c'était peut-être la destruction de quelques bandes de pillards, dont Félix s'était approprié les dépouilles ! Mais Tertulle est trop poli pour retenir (littéralement : couper dans son temps, gêner) longtemps Son Excellence3. Il la prie seulement de vouloir bien l'entendre en abrégé, avec sa bienveillance ordinaire.

24.5   Là-dessus, accusations calomnieuses contre « cet homme, » Paul, montré d'un geste de dédain. Dans la violence de l'attaque, l'orateur, perdant la mesure, perd aussi sa rhétorique ; il commence une phrase et ne la finit pas. Le εὑρόντες τοῦτον n'aboutit pas à un verbe, mais se résout incorrectement dans ὅν ἐκρατήσαμεν au verset 6. Il n'importe. L'essentiel, c'est d'accumuler des charges contre l'accusé : C'est une peste publique. Il soulève des divisions avec un caractère séditieux chez tous les Juifs répandus à la surface de la terre. Emeutes intérieures, révoltes politiques ?...A dessein, Tertulle ne précise pas. Ce n'est pas tout : cet homme est le chef4 de la secte des Nazaréens -- terme employé sans doute ici avec un sens méprisant, en opposition à χριστιάνοι . Il a essayé de profaner le temple. C'est assez de raisons pour le condamner ! -- Le texte reçu insère ici quelques mots formant la fin du verset 6, tout le 7 et le commencement du 8, καὶ κατὰ τὸν ἡμέτερον νόμον ...ἔρχεσθαι ἐπὶ σέ  : « Et conformément à notre loi, nous voulions le juger ; mais le tribun Lysias étant survenu l'a violemment arraché de nos mains, en donnant ordre à ses accusateurs de venir vers toi. » Toute cette addition manque dans א, A, B, C, H, plusieurs minuscules et plusieurs versions ; Bengel, Griesbach, Mill, Tischendorf, Lachmann, de Wette, Westcott et Hort la retranchent ; ces derniers éditeurs ajoutent seulement à βεβηλῶσαι, du verset 6, ὅν καὶ ἐκρατήσαμεν, παρ’ οὗ δυνήσῃ 5...Si les mots en question sont authentiques, comment tant d'anciens manuscrits les ont-ils effacés ? Au jugement de Reuss, les copistes ont dénaturé le discours de Tertulle en y intercalant toute cette phrase. « L'avocat, dit ce savant, aurait été un grand sot, s'il avait ainsi incriminé un officier supérieur. Il devait s'attendre à ce que les deux Romains ne se querelleraient pas entre eux pour mieux faire les affaires des Juifs. » (p. 224.) Ce discours, au reste, ne doit pas nous avoir été transmis dans sa forme primitive, mais seulement d'après des souvenirs personnels de Paul. Les mots du verset 7, « avec grande violence, » seraient un mensonge, possible assurément dans la bouche de Tertulle, mais inutile. Retranchant donc les mots suspects, nous reprenons au verset 8 par les mots παρ’ οὗ δυνήσῃ en les rapportant à l'apôtre même, dont Tertulle a l'impudence d'invoquer le témoignage.





24.9   Ce discours terminé, les Juifs présents s'empressent de le confirmer par leur propre témoignage, ajoutant leurs accusations6 ou leurs attaques personnelles à celles dont Tertulle vient de se faire l'organe. Au milieu de ce déchaînement, un signe du gouverneur donne la parole à l'apôtre, et c'est un beau contraste que celui de cette apologie calme, sereine, sans violence, répondant à l'odieux langage du rhéteur. Le prévenu peut, sans blesser en rien la vérité, se féliciter d'avoir pour juge un homme passablement au courant des circonstances locales. Félix, en effet, avait passé quelque temps en Samarie sous le proconsul Cumanus, avant de s'établir en Judée où il exerçait depuis six ou sept ans les fonctions de procurateur. L'apôtre le sait, il peut dès lors parler avec hardiesse (même « plus de hardiesse, » si nous lisons εὐθυμότερον, contre εὐθυμως de A, B, E).

24.11   Il a encore un autre motif de confiance. Les faits sur lesquels on va le juger sont tout récents ; douze jours seulement se sont écoulés depuis sa dernière visite à Jérusalem, il n'est donc point difficile d'arriver à des informations exactes. Seulement, nous compterons ces douze jours d'une façon un peu différente suivant la manière dont nous lirons le texte : προσκυνήσων εὶς ou ἐν Ἰερουσαλήμ . Dans le premier cas, nous devrons compter du départ de Césarée pour la capitale ; dans le second, de l'entrée de Paul dans le temple le jour même de son arrivée. Cette seconde hypothèse paraît la plus probable. L'expression εἰσίν μοι, oblige à faire rentrer dans le total des douze jours le temps écoulé depuis le départ de Jérusalem avec l'escorte ; enfin οὐ πλείους permet de compter le jour même de l'audience comme un treizième jour. Nous établissons alors le calcul suivant :

  • Premier jour : Paul entre à Jérusalem. 21.17.
  • Second jour : conférence avec Jacques.
  • Troisième à septième jour : association avec les quatre Nazaréens, brisée avant le terme par l'arrestation de l'apôtre.
  • Huitième jour : comparution devant le sanhédrin.
  • Neuvième à treizième jour : voyage et séjour à Césarée, jusqu'à l'audience.
24.12   Qu'on fasse de ce court espace de temps un examen impartial ; Paul ne demande pas autre chose. On devra constater alors les quatre points suivants :
  1. il n'a soulevé aucun trouble dans la ville ;
  2. il est resté fidèle à la loi de ses pères ;
  3. il n'a nullement profané le temple ;
  4. sa foi dans, la résurrection est le seul grief sérieux articulé contre lui.
Il aurait dû, objecte la critique, exposer la position prise par lui en face du mosaïsme. Pourquoi ? Cela pouvait-il intéresser un tribunal romain ? Etait-ce la vraie cause de son arrestation dans Jérusalem ? Non ; la foule l'avait alors accusé de profaner le temple ; là-dessus grand tumulte dont on voulait faire peser sur lui la responsabilité. Tout revient à une question de faits. Paul a-t-il excité des mouvements populaires plus ou moins séditieux ? Il est alors justiciable de la loi romaine. Il l'est encore, s'il a profané d'une façon quelconque une religion tolérée par l'empire. Or il repousse ces inculpations ; ses ennemis les soutiennent, à eux de prouver leur dire. L'apologie est parfaitement conduite, le débat est circonscrit comme il doit l'être. Personne n'a trouvé l'apôtre, ni dans le temple, ni dans les synagogues, ni par les rues de la ville provoquant des entretiens dangereux ou remuant des masses populaires (littéralement, faisant un concours de foule, concours hostile, si l'on admet la leçon plus douteuse ἐπισύστασιν, contre ἐπίστασιν .) Ce n'est pas tout d'accuser ; il faut prouver ; or ni Tertulle, ni ses associés ne sont en mesure de le faire. Nul, d'après notre historien, ne paraît même l'avoir essayé.

24.14   Sur la question religieuse, oui, il y a une confession à faire, et Paul la fait sans hésiter : ὁμολογῶ . Il sert Dieu conformément à une « voie » à laquelle on a donné le nom d'hérésie. C'est très vrai. Mais cela n'a point empêché l'apôtre de servir toujours le Dieu de ses pères ; or les Romains respectaient la fidélité aux cultes traditionnels. Il n'a rien perdu de sa foi aux écrits sacrés de son peuple.... Serait-ce donc un aveu sans franchise, une échappatoire indigne d'un chrétien ? Assurément pas. Il proclame la vérité, et ne retranche rien à sa liberté. S'il voit en Jésus-Christ l'accomplissement de la loi et des prophètes, aurait-il cessé pour cela de croire aux prophètes et à la loi ? Le culte en esprit et en vérité aurait-il, en s'établissant, enlevé toute valeur à son enveloppe d'autrefois, c'est-à-dire à la loi ? Le missionnaire apportait à Jérusalem les fruits de sa mission : la libéralité visible des Eglises pagano-chrétiennes ; des convertis mêmes l'avaient accompagné. Eh bien, cela aussi était un accomplissement des prophéties, la vocation des Gentils réalisée. La confession de Paul est donc vraie de tous points. Elle reproduit également les espérances des plus pieux de ses compatriotes. Elle est conforme, enfin, à la doctrine de ses épîtres les plus authentiques. La loi même, écrit-il aux Galates et aux Romains, fournit la preuve du caractère transitoire de la loi ; lui faire dire ce qu'elle a toujours dit, ce n'est pas lui être infidèle. Et l'épître aux Hébreux, paulinienne sans doute, sans avoir été écrite par notre apôtre, n'est-elle pas un admirable monument de cette manière de concevoir la loi ? Paul ne rétablit certainement pas ici l'autorité de la lettre, condamnée par lui 2 Corinthiens 3.6-7 ; il proclame seulement l'autorité des « Ecritures de Dieu. »

24.15   De ces Ecritures, au reste, jaillit un espoir commun à Paul et à ses compatriotes, espoir d'une résurrection des justes et des injustes. Les justes au sens paulinien, donc les justifiés, manifesteront, par leur résurrection même, la victoire remportée sur la mort par la vie, c'est-à-dire par la justice de Christ. La résurrection des injustes, au contraire, sera la condamnation de leur péché. Ferme dans cette espérance et appuyé sur ces principes (ἐν τούτῳ peut signifier à peu près : c'est pourquoi, Jean 16.30), Paul s'exerce à avoir, devant Dieu et devant les hommes, une conscience qui n'offre aucune prise à l'attaque, et n'amène à aucune chute. (Comparez 1 Corinthiens 10.32.) Dans sa lutte contre le mal, il ne cesse de s'appuyer sur sa foi.

24.17   Maintenant, après plusieurs années, -- quatre, si l'on se borne à l'intervalle entre sa précédente visite à Jérusalem et celle-ci, -- l'apôtre est revenu dans la capitale, pour apporter à ses concitoyens des aumônes recueillies par les Eglises de la Gentilité. Il obéissait ainsi à un principe dont il ne veut pas se départir : les païens ayant reçu d'Israël les biens spirituels sont tenus, une fois convertis, de lui faire part de leurs biens matériels. Les « grandes épîtres » l'affirment hautement. (Romains 15.25-27 ; comparez avec 1 Corinthiens 16.1-4 ; 2 Corinthiens 8.1-5.) Outre les aumônes, Paul apporte aussi des offrandes, προσφοράς . Il en aura peut-être employé une partie pour les sacrifices des quatre naziréens auxquels il s'est associé ; des προσφοραί, précisément, ont été présentées pour eux, 21.26. Or c'est « au milieu de ces offrandes » (si on lit ἐν avec A, B, C), « au milieu de ces occupations » (si on lit ἐν οἷς, texte plus probable) que le trouvèrent, dans le temple, après les purifications légales, sans attroupement ni tumulte [non pas des membres du sanhédrin], mais quelques Juifs d'Asie. Ces mots « non des membres du sanhédrin, » sont réclamés pour expliquer le δέ, retranché, il est vrai, par la Recepta, mais probablement à tort. Hackett traduit : « Les Juifs me trouvèrent purifiés dans le temple, sans foule ni tumulte ; mais quelques Juifs d'Asie [firent ce tumulte]. »

24.19   Si, du reste, ces Juifs ou d'autres avaient quelque plainte à porter contre Paul, leur devoir était de comparaître devant le procurateur. Mais ils ne sont point venus. A ceux-ci donc, à ces presbytres présents à l'audience, de dire, s'ils le peuvent, quelle injustice7 ils ont trouvée en lui, lorsqu'il a comparu devant le sanhédrin. Cet ἀδίκημα consisterait-il dans la déclaration faite à cette assemblée : « Je suis jugé à cause de ma foi en la résurrection ? » En fait, cette séance tumultueuse ne lui avait pas laissé prononcer une autre affirmation. J'ai peine à comprendre pourquoi Farrar voit ici un aveu indirect que cette exclamation n'avait pas été alors absolument correcte.

24.20   Les accusateurs de l'apôtre ne paraissent pas avoir rien pu répondre ; et Félix8, connaissant plus exactement [que d'autres] les choses concernant la secte, les remit à plus tard. Il prononça donc le « non liquet, » ou simplement le « amplius » indiqué par l'emploi du verbe ἀνεβάλετο  : « in posterum rejecit ; » en langage juridique : « ampliavit illos. » Moyen dilatoire, expliqué, mais non justifié, par deux considérations. Félix possédait sur la « secte » chrétienne certaines notions exactes ; il les devait peut-être indirectement au travail d'évangélisation poursuivi par Philippe dans Césarée. D'autre part, il veut se garder de rendre un jugement définitif dans l'affaire de Paul. Ce devrait être, il le sent très bien, un acquittement. Mais cela pourrait augmenter contre le gouverneur les plaintes déjà nombreuses de ses administrés. Faire sortir de prison un homme détesté par les Juifs, c'est dangereux ; le laisser dans les fers, ce pourrait être un moyen de regagner leurs faveurs. Félix imite Pilate. Il prend le parti de tous les indécis ; il attend, tout en se couvrant d'une apparence d'impartialité. « Laissons, dit-il, arriver Lysias ; son témoignage tranchera la question... » Et il ne trancha rien du tout. L'arrivée de ce témoin n'est racontée nulle part ; peut-être n'a-t-elle jamais eu lieu.

24.23   Un seul ordre résulte de cette audience : celui de garder Paul en prison ; en usant, il est vrai, de ménagements. On n'empêchera aucun de ses proches de venir lui rendre des services9. Ce n'est pas, croyons-nous, la « custodia libera ; » elle était réservée aux personnages nobles et riches. Ce pouvait bien être, en revanche, la « custodia militaris ; » les chaînes n'étaient pas enlevées pour cela, preuve en soit le verset 27.

24.24   L'injustice de Félix dans cette circonstance ne s'explique pas seulement par sa fausse position vis-à-vis des Juifs ; sa nature corrompue et son amour de l'argent en sont aussi la cause. Notre auteur paraît fort au courant de ces circonstances et, s'il fait un instant passer devant nous le gouverneur dans ses relations avec Drusille, en nommant celle-ci sa femme, il a certainement connu cet adultère caché sous les dehors d'un mariage. Simon le magicien avait, à l'instigation du procurateur, détourné Drusille d'auprès de son époux Aziz, roi d'Emesse, et Félix, déjà veuf deux fois, l'avait prise pour sa femme10. Arrière-petite-fille d'Hérode le Grand, très belle et très perverse, cette femme semble avoir eu, comme tous les Hérodes, une curiosité assez persistante au sujet de la secte des Nazaréens. Sans doute, elle désirait voir Paul ; car, à peine revenu à Césarée avec elle (παραγενόμενος) d'une absence qui avait eu peut-être pour objet d'aller la chercher, Félix fait appeler le prisonnier et lui demande de les entretenir de la foi chrétienne.

Paul n'était pas homme à laisser passer une pareille occasion. C'est un entretien (διαλεγομένου), mais il en fera une prédication, portant précisément sur les deux devoirs le plus outrageusement violés par Félix : la justice et la continence. Il y joint des avertissements sur le jugement à venir11 ; et Félix prend peur. Il renvoie quant à ce qui est maintenant cet orateur importun ; promettant (mais ces promesses n'engagent guère) de le rappeler quand lui, Félix, aura repris une occasion. Son âme, au surplus, était vénale. Il avait entendu parler de la riche collecte rapportée par l'apôtre de ses voyages. Il en conclut à la grande influence de cet homme pour obtenir de l'argent ; il saura bien en trouver pour payer sa liberté12...Et il le laisse en prison, tout en l'en faisant sortir de temps à autre pour causer avec lui. Ainsi en avait agi Antipas avec Jean-Baptiste.

§ 2. Festus et Paul. Appel à César

24.27   Deux ans entiers s'écoulent. L'historien n'en raconte aucun trait particulier. L'apôtre, jouissant d'une liberté relative, en aura certainement profité pour prêcher l'Evangile, par la parole, à ses nombreux visiteurs ; par la plume, en continuant sa correspondance. Je n'hésite pas, en effet, à placer à Césarée la rédaction des épîtres à Philémon, aux Colossiens, aux Ephésiens. Nous connaissons ses préoccupations et ses craintes toutes récentes au sujet de ces Eglises (20.29) ; i] n'en fallait pas tant pour le pousser à leur écrire au plus tôt. Stokes préfère placer dans la captivité de Césarée la composition, au moins en partie, du troisième évangile, dont l'auteur se serait aidé de son ami prisonnier, du diacre Philippe, et de la proximité relative de Jacques, frère du Seigneur. C'est possible ; mais, à mon sens, moins probable.

Au cours de ces deux ans, Félix ne sut pas faire acte de justice, et la haine juive ne désarma point. Elle essaya seulement de se tourner, pour un temps, contre le gouverneur lui-même. A la suite d'une querelle entre païens et Juifs, survenue dans Césarée, Félix avait fait massacrer par ses soldats un grand nombre d'Israélites, et piller quelques-unes des plus riches maisons. Le vase trop plein avait alors débordé. Le procurateur s'était rendu à Rome pour tenter de se justifier. La faveur de Pallas, tout en lui évitant une condamnation, n'avait pas pu lui conserver le gouvernement de la Palestine. On demandera, peut-être, pourquoi Félix ne s'était pas empressé de gagner les Juifs en leur livrant son prisonnier ? C'est étrange, en effet. Mais n'est-ce pas une preuve de plus de l'intervention, déjà relevée, du pouvoir divin en faveur de l'apôtre ? Il était relativement en sûreté entre les mains de l'autorité romaine ; il ne l'était plus du tout au sein de ses compatriotes. Rome respectait encore le droit, et, si les vices du procurateur Félix pouvaient constituer pour Paul un danger, les devoirs de sa charge l'ont pourtant empêché de céder contre lui à ses instincts.

Il reçut enfin un « diadoque » (διαδέχομαι  : accipio per alium aliquid ab eo relictum), c'est-à-dire un successeur, en la personne de Porcius Festus. Ce magistrat, relativement honnête, exerça ses fonctions deux ans à peine, et mourut en 62, pour être remplacé par Albinus.





25.1   Festus se montre pressé de prendre possession du gouvernement. Il se rend à Jérusalem trois jours après son arrivée dans « l'éparchie1, » nom donné indistinctement à des provinces administrées par des proconsuls, par des propréteurs, ou par des procurateurs. A peine établi dans la capitale, il y est assailli par les prêtres2 et par les principaux des Juifs, tous pressés d'accuser Paul. Le changement de personnes dans le gouvernement n'a rien changé à leurs rancunes. Ils demandent donc à Festus, comme une faveur, de vouloir bien ordonner la translation de l'apôtre à Jérusalem. Ils sauront s'arranger pour le tuer en route, dans quelque guet-apens ; leurs manœuvres non plus n'ont pas beaucoup varié.

25.4   Festus, assurément, serait tout disposé à faire plaisir aux Juifs pour gagner leur appui. (Compares v. 9.) Sa position, toutefois, le contraint d'obéir au droit. Il ne trouve pas juste de livrer à des ennemis un prisonnier confié à sa garde. Non, répond-il. Paul est en sûreté à Césarée3 ; moi-même, je suis sur le point de repartir de Jérusalem ; l'audience aura lieu au siège du gouvernement. Envoyez-y de votre côté les δυνατοὶ, les personnages marquants, ou, tout simplement, les gens en position de descendre à Césarée et de porter plainte contre Paul, si vraiment il y a en cet homme quelque chose d'ἄτοπος (littéralement : qui ne soit pas en place, donc : inconvenant ; comparez Luc 23.41.) La visite de Festus à Jérusalem ne dépasse pas une dizaine de jours4  ; il rentre ensuite à la résidence et, sans perdre de temps, donne dès le lendemain l'ordre d'amener Paul à son tribunal.

25.7   L'apôtre est introduit. Immédiatement les Juifs venus de Jérusalem l'entourent et l'accablent d'accusations5 nombreuses et graves, sans pouvoir, au reste, en prouver une seule. Nous en devinons la nature par la réponse de Paul résumée dans les trois points suivants :

  1. il n'a pas transgressé la loi juive ;
  2. il n'a aucunement profané le temple ;
  3. il n'a manqué en rien à l'obéissance due à l'empereur. On l'en avait ouvertement accusé à Thessalonique (17.7) ; mais là non plus on n'avait rien prouvé.
25.9   Festus, croyons-nous, est très persuadé de l'innocence de ce prévenu. Si pourtant il pouvait, à son sujet, faire aux Juifs quelque concession, en don de joyeux avènement, ce serait d'une habile politique ! Il essaie. Il n'a pas le droit d'imposer au missionnaire un second procès dans Jérusalem ; il se contentera de le proposer, et même dans des formes courtoises : Veux-tu, étant monté à Jérusalem, être jugé là sur ces points en ma présence6 ? Ce serait, sans doute, dans une séance du sanhédrin, mais où Festus assisterait, comme Lysias plus de deux ans auparavant. L'apôtre n'a pas grand' peine à deviner le piège caché dans cette proposition. Le procurateur a beau être honnête, les Juifs ne le sont pas ; Paul ne veut pas de leur tribunal. Il connaît cet adage du droit romain : Quod acta gestaque sunt a procuratore Cæsaris, sic ab eo comprobantur, atqui si a Cæsare ipso gesta sint. » De là son exclamation, parfaitement correcte : Je me tiens devant le tribunal de l'empereur, où il me faut être jugé ; je n'ai fait tort aux Juifs en rien, comme toi aussi tu le connais plus bellement (c'est-à-dire : mieux que d'autres ; ou : mieux que ne l'indique ta question). Innocent à l'égard des Hébreux, aurais-je, continue l'apôtre, commis un délit d'une autre nature et digne de mort ? Qu'on le prouve et qu'on me condamne. Je suis prêt à mourir. Mais, au nom du droit, nul ne peut me renvoyer à une juridiction à laquelle on m'a déjà soustrait, et devant laquelle on ne m'a pas trouvé coupable.

Paul fait cette fois un pas de plus, un pas décisif pour tout son avenir. Il est las de ces tergiversations ; elles durent depuis deux ans et semblent vouloir recommencer avec un nouveau gouverneur. Un moyen légal s'offre pour en sortir ; c'est l'appel à César. Ne serait-il pas aussi la voie la plus directe pour arriver à Rome, où le Seigneur lui-même a dirigé son disciple ?...(23.11) L'apôtre se décide à lâcher ce grand mot : J'en appelle à César ! Appello7 ! Cri devant lequel la majesté de tous les proconsuls devait s'abaisser ; la loi Julia en effet interdisait d'y opposer une fin de non-recevoir, sauf dans les cas de crimes patents. En le proférant, Paul cherche peut-être moins encore à sauver sa vie qu'à prêcher l'Evangile dans la capitale du monde. Festus délibère un moment avec son συμβούλιον, son conseil de préfecture, comme l'appelle Reuss. Mais c'est pour la forme seulement. La réponse était obligatoire. Elle est prononcée brièvement, et Bengel voit dans cette concision un peu sèche l'intention d'effrayer Paul. Je ne le pense pas. Tout au plus cache-t-elle un léger dépit du gouverneur de devoir constater l'insuffisance de son tribunal pour trancher la question. Je le crois plutôt content de se débarrasser sur une autre cour d'une responsabilité fort gênante. Malgré lui, comme l'observe Baumgarten, « il envoie l'apôtre évangéliser Rome. »

§ 3. Paul devant Agrippa

25.13   Un nouveau personnage entre en scène, peu de jours après les événements précédents. C'est Agrippa, ostensiblement introduit avec son titre de roi ; et ce titre ne revient pas moins de onze fois dans le fragment où il est question de ce prince. L'écrivain semble tenir à montrer ici l'accomplissement de la prophétie faite au sujet de Paul : « Il portera mon nom devant les rois. » (9.15)

Il s'agit d'Hérode Agrippa II, petit-fils d'Hérode le Grand et neveu d'Antipas ; on le connaît aussi sous le nom de Marcus Agrippa. Elevé à la cour de Claude, il devait son titre royal à la faveur impériale. Il n'avait point, au reste, renié le caractère iduméen et demi-païen de sa race ; jamais les Juifs ne lui accordèrent pleinement leur confiance. N'était-il pas plus ou moins la créature des Romains ? Il avait reçu d'eux en 48 le gouvernement de la Chalcis, en 52 celui de l'Iturée ; et, quand la guerre éclata, il embrassa finalement leur parti. Son règne, il faut en convenir, ne fut pas sanglant à l'égal de celui de son père (Hérode Agrippa Ier) ; il ne persécuta pas les chrétiens. Bérénice, sa sœur, veuve alors d'un de ses oncles, s'était retirée auprès de lui. C'est elle qui fut passionnément aimée par Titus. -- Le frère et la sœur sont venus à Césarée pour présenter à Festus leurs hommages. Leur séjour se prolongeant, Festus en profite pour exposer au roi « l'affaire de Paul. » Il en est toujours embarrassé, car il faudra bien en écrire à Rome. Or Agrippa doit être versé dans les questions de la loi juive ; il pourrait fournir des indications utiles ; à lui revenaient, en effet, grâce à son titre, la nomination du grand prêtre et la surveillance du temple.

25.14   Festus raconte assez exactement les faits, tout en visant (comme Lysias) à se donner un beau rôle. Si l'auteur consigne son récit, où nous n'apprenons pourtant rien de nouveau, ce ne peut être sans raison. Il ne faut pas y voir seulement le goût des écrivains antiques pour les reproductions textuelles, à la façon des héros d'Homère. Il y a mieux ; notre écrivain saisit intentionnellement l'occasion de montrer une fois de plus les services rendus à l'apôtre par une autorité païenne.

25.15   Les Juifs avaient demandé à Festus contre Paul une condamnation, καταδίκην . Il s'y est refusé, en leur opposant les exigences de la justice romaine, en réclamant une audience régulière, en laissant au prévenu la possibilité de se défendre : tout cela est vrai1. Vraie aussi cette audience de Césarée dont l'historien nous parlait tout à l'heure, et dont les résultats ont été tellement contraires à ceux que Festus attendait. Il en a éprouvé une véritable déception. On n'a pu relever contre le prévenu aucune des charges graves dont on avait fait grand bruit2. De quoi donc s'agissait-il ? De questions relatives à la superstition des Juifs. Traduisons même δεισιδαιμονία par religion, comme 17.22 -- Festus n'a certes pas l'intention d'offenser son hôte -- encore cette religion ne saurait-elle avoir pour un Romain une importance bien grande, et l'on comprend sa désillusion d'avoir vu le débat ramené à de si maigres proportions ! Un seul point paraissait un peu intéressant ; il s'agissait d'un certain Jésus ; les Juifs le disaient mort ; Paul le disait vivant...Mais y a-t-il là de quoi préoccuper un magistrat romain ? Une seule chose demeurait sérieuse : l'embarras de Festus3. Il ne voyait pas clair du tout dans ce débat, et maintenant il met sur le compte de cette incertitude sa proposition faite alors à Paul de retourner à Jérusalem pour y être jugé. Cela n'était plus très conforme à la vérité ; Festus avait suggéré ce plan pour faire plaisir aux Juifs. L'apôtre, par son appel à César, a changé tous les projets. Le gouverneur était contraint de céder, et il a donné l'ordre de garder son prisonnier, jusqu'au moment où il pourrait être conduit à l'empereur. -- On remarquera ici le nom de Σεβαστός, Auguste (littéralement, « venerandus »), donné au chef de l'Etat. Le sénat l'avait attribué pour la première fois à Octave, comme un surnom.

25.22   Ce petit discours éveille chez Agrippa un vif désir de voir Paul. Festus s'y attendait probablement et y poussait. Le roi paraît même avoir souhaité cette rencontre depuis quelque temps, et l'on peut le conjecturer, avec Calvin, de l'emploi de ἐβουλόμην sans ἄν . Les passages Romains 9.3 ; Galates 4.20 avancés par Meyer contre cette opinion ne la détruisent pas. La nuance -- car il n'y a guère autre chose -- est bien indiquée par Winer (Grammat, 6e Aufl., I, para. 41 a) : non pas seulement un volebam, encore moins un volo ou un velim, mais : vellem : « Je voulais justement, si cela peut s'arranger. » Mais, la suite le montrera bien, il n'y avait guère là qu'une curiosité assez banale. Festus cherche plus sérieusement à s'éclairer ; il suffit au roi d'étaler sa pompe, dans cette même ville où, moins de vingt ans auparavant, son père mourait rongé des vers.

25.23   Une audience est ordonnée pour le lendemain. Agrippa et Bérénice s'y produisent en grand apparat4. Elle a été convoquée dans le ἀκροατήριον, peut-être une simple salle de réception, et pas nécessairement le tribunal. Festus est accompagné d'une suite moins brillante, mais plus redoutable et représentant mieux l'autorité. D'abord des chiliarques, au nombre de cinq, si le passage Jos., Bell., 3, 4, 2 doit s'appliquer ici ; Jäger5 veut voir plutôt des officiers de l'armée d'Hérode ; pourtant nulle allusion n'est faite à cette armée. Ensuite, quelques-uns des personnages principaux de la ville : ἄνδρες κατ’ ἐξοχὴν terme unique, remplaçant le classique ἐξόχοι ou ἐξωχότατοι .

Sur l'ordre du gouverneur, le prisonnier est introduit. Puis Festus, toujours un peu verbeux, rappelle les principales circonstances de la cause. Il amplifie, sans doute, en se disant requis contre Paul par toute la multitude des Juifs à Jérusalem et à Césarée. Il ne s'est pas trompé, cependant, en discernant dans les accusations lancées contre l'apôtre l'aveu d'une haine implacable. Il confesse en outre loyalement la bonne impression faite sur lui par le prévenu. Cet homme n'a point mérité la mort ; mais il est impossible de ne pas l'envoyer à l'empereur puisqu'il a interjeté appel. Seulement, Festus n'a rien encore de sûr à écrire à son sujet au « maître, » τῶ κυρίῳ, désignation nouvelle aussi de la majesté impériale. Auguste l'avait repoussée ; Tibère également, parce qu'elle rappelait trop les relations du maître et de l'esclave, ou même empiétait sur les droits de la divinité6.-- La sentence dépendra dans une large mesure d'Agrippa ; son jugement dictera le rapport à présenter au tribunal supérieur, au sujet de l'instruction judiciaire actuellement terminée (ἀνάκρισις). Une autre façon de procéder eût été contraire tout ensemble à la loi et à la raison, donc bien réellement ἄλογος, sans bon sens et sans respect pour César.





26.1   Agrippa prend dès maintenant la présidence, au moins honorifique, de l'audience. S'il n'a pas le pouvoir, il possède encore le titre. A lui donc de donner la parole à l'accusé. Mais il le fait avec une nuance habile pour ménager la susceptibilité de Festus ; non pas : « Je te permets ; » mais : « Il t'est permis de parler. » Paul étend alors la main ; ce n'est pas pour demander le silence, c'est plutôt pour saluer respectueusement les juges. Les chaînes, au surplus, ne lui ont pas été complètement ôtées. (Comparez v. 29.)

26.2   Comme il avait fait devant Félix, l'apôtre débute en exprimant sa satisfaction de plaider sa cause devant un homme qui en connaît au moins les principaux éléments. Je m'en estime bien heureux, dit-il. Et ce n'est pas de la flatterie ; c'est un témoignage rendu à la vérité. Les Hérodes n'ignorent ni les mœurs des Juifs ni les disputes qui leur sont particulières. Agrippa II passait même pour être passablement instruit dans la loi. Or c'est bien à lui avant tout que Paul s'adresse : γνώστην ὄντα σε  ; peut-être même a-t-il dit : ἀπολογεῖσθαι πρὸς σε . Nous n'aurons pas de peine à le constater : l'apologie de l'apôtre dans cette circonstance n'est pas une pure et simple répétition des précédentes. Il se défend, mais surtout il évangélise. Il ne perd pas de vue un principe très ferme des lois romaines : leur tolérance vis-à-vis des religions diverses de l'empire, leur sévérité dès lors contre tout essai de les attaquer. Abandonner un culte reconnu, c'est déjà, pour Rome, devenir un citoyen dangereux. Le missionnaire devra donc exposer fort clairement, à Festus comme au roi, la vraie nature de ses prédications. Il présentera les Eglises fondées par lui comme des « collegia licita, » et nullement « illicita. » Si elles s'étaient mises de leur propre chef en lutte contre le judaïsme, elles fussent rentrées forcément dans les associations illicites7 elles eussent attiré contre elles des mesures de rigueur. Or l'apôtre n'entend point bouleverser le monde ; il voudrait assurer au christianisme sa place et un libre développement. Il expliquera donc la contradiction apparente entre ses doctrines et le judaïsme ; il montrera dans sa vocation l'influence d'une action supérieure transformant ses croyances.

De là, les trois parties de son discours :

  • a) solidarité de la foi de Paul et du judaïsme (v. 4 à 11) ;
  • b) naissance de son apostolat (12-18) ;
  • c) esquisse de son activité missionnaire (19-23).
26.4   a) Comme deux ans plus tôt, lorsqu'il parlait au peuple, Paul commence par rappeler le caractère rigoriste de son judaïsme passé. Tous les Juifs, au surplus, en peuvent rendre témoignage, ceux du moins qui l'ont connu auparavant. Ils sont à même de remonter fort haut dans son histoire et de raconter sa vie de jeune homme ; elle a été celle d'un Juif très strict. Il a vécu en pharisien, selon la secte la plus étroite de sa religion. Le reconnaître eût été facile ; on ne le voulait pas, pour n'avoir pas à s'accuser soi-même. « Nolebant, dit Bengel, quia persentiscebant in conversione Pauli, etiam respectu vitæ ante actse, efficacissimum esse argumentum pro veritate fidei christianæ. »

26.6   Paul, au reste, ne tient pas à s'arrêter longuement sur son passé ; il se hâte de parler du présent, et l'on ne saurait nier l'éloquent contraste dans lequel il résume l'exposé de ces deux phases de sa vie : ἔξησα Φαρισαῖος ...ἕστηκα κρινόμενος . Pharisien autrefois ; aujourd'hui accusé. Et pourquoi accusé ? Pour avoir fidèlement conservé l'espérance de la promesse survenue à nos pères de la part de Dieu. Ainsi, nulle infidélité à la foi nationale ; au contraire, elle a été la cause même de son arrestation. Pourtant, il n'est point seul à la partager, cette espérance : Nos douze tribus rendant leur culte [à Dieu] avec persistance, jour et nuit, espèrent parvenir à la rencontrer (cette promesse8). Remarquables paroles, assurément. Paul voit son peuple formant un tout unique, où les douze tribus sont représentées. Le schisme d'abord, puis la dispersion en Assyrie et en Babylonie, l'absence enfin, parmi les colons du retour, des citoyens de neuf ou de dix tribus, rien encore n'a détruit l'unité primordiale d'Israël. Elie l'avait proclamée sur le Carmel, en plein royaume de Samarie, lorsqu'il avait reconstruit l'autel de Jahveh avec douze pierres et non pas avec dix seulement. (1 Rois 18.31-32) Paul a la même pensée. Les promesses ont été faites à l'ensemble des douze tribus ; elles y trouvent encore aujourd'hui le fondement de leurs espérances et la raison d'être de leur culte9.

26.8   Il y a plus. L'apôtre a bien discerné le centre même de cet espoir, et il tient à l'exprimer sans tarder : c'est la résurrection des morts. Cette doctrine est pour lui le résumé, ou l'aboutissant, de la prophétie. Esaïe (22.14) n'avait-il pas représenté sous l'image d'une mort la captivité d'Israël ? Dès lors, la délivrance sera bien un retour à la vie, et la garantie en est donnée par la résurrection de Jésus. Les Juifs contestent ce dernier miracle. Pourquoi ? Si la résurrection en général est possible, comme l'affirment tous les Israélites fidèles, celle du Messie doit l'être aussi. Y croire, ce n'est point se détourner de la loi ni des prophètes. -- Ce raisonnement si simple rappelle par plus d'un trait le discours prononcé à Antioche de Pisidie. -- Au fait, est-il donc si étrange pour des Israélites de croire à la puissance de Dieu pour ressusciter des morts10 ? Si le Messie doit un jour rétablir son peuple comme en l'appelant hors du tombeau, certes il ne peut pas y être lui-même retenu ; il est ressuscité.... Et pourtant, l'apôtre n'est point arrivé de lui-même à ces convictions ; il a eu besoin d'une intervention directe de Dieu. Il va donc la raconter en faisant l'histoire de sa conversion. Le οὖν, en tête de ce récit, le rattache implicitement à une époque où sa foi en la résurrection du Christ n'existait point encore. « Je n'y croyais point, donc je me supposais appelé à agir de mille manières contre le nom du Nazaréen11. »

26.10   Telle a été, continue-t-il, ma conduite dans Jérusalem. Muni des pouvoirs des grands-prêtres, j'ai jeté en prison plusieurs des saints (terme dont il ne s'était pas servi au chapitre 22). Lorsqu'ils étaient mis à mort, j'y ai contribué par mon suffrage (donc, si l'expression est prise à la lettre, Paul a été membre du sanhédrin ; en tout cas, Etienne n'a pas seul subi le martyre). De synagogue en synagogue je leur appliquais souvent la torture et je les contraignais à blasphémer (il y aurait donc eu, semble-t-il, quelques apostasies, dont notre historien n'a pas parlé) ; enfin, toujours plus furieux contre eux, je les poursuivais jusque dans les villes du dehors (il en nommera une seule : Damas).

26.12   b) « Comme je marchais dans ces choses (dans ces travaux, ou dans ces violences, comparez 24.18, ἐν αἷς) du côté de Damas, avec pouvoir et commission de la part des grands prêtres.... » Suit une troisième narration de la rencontre du persécuteur avec Jésus. Nous en avons déjà signalé les rapports et les différences avec les fragments parallèles des chapitres 9 et 22, et nous pouvons nous contenter ici de courtes notes.

26.13   Le μεσημβρία de 22.6 est remplacé par l'expression moins classique ἡμέρα μέση . Les mots ὑπὲρ τὴν λαμπρότητα τοῦ ἡλίου manquent dans les précédents récits. Ananias, en revanche, ne sera pas nommé. Ce disciple, connu des Juifs, importait peu à Festus et à Agrippa. Tout gravite autour de la personne de Jésus. A lui seul vont être attribuées toutes les paroles adressées à Paul même ou à son sujet, et réparties, en fait, en quatre circonstances diverses, savoir :

  1. Paroles de Jésus à Paul devant Damas ;
  2. paroles de Jésus à Ananias ;
  3. paroles d'Ananias à Paul ;
  4. paroles de Jésus à Paul dans Jérusalem.
Cette façon de présenter les faits, sans blesser en rien la vérité, était la plus habile devant les juges actuels de l'apôtre. -- La première voix entendue s'exprimait en hébreu : observation inutile dans le discours du chapitre 22 prononcé certainement en araméen, très en place aujourd'hui où l'apôtre parle en grec. Ici paraît, solidement appuyée par les manuscrits, la parole : « Il t'est dur12 de regimber contre les aiguillons. » Elle est peut-être un proverbe populaire et doit avoir été connue des classiques. Le verbe hapax λακτίζειν 13 rappelle le ἀπολακτίζειν des Septante. (Deutéronome 32.15) Le pluriel κέντρα fait penser moins à plusieurs aiguillons dans une même main, qu'aux aiguillons de nombreux insectes venimeux. (Apocalypse 9.10) Rencontrer soudain vivant et souverain un Jésus déclaré mort ; entendre dans son souvenir des blasphèmes arrachés par la torture à des disciples de ce Jésus, n'était-ce pas pour Saul de Tarse des aiguillons suffisamment aigus ? C'en était un aussi, ce zèle aveugle et violent auquel il avait longtemps cédé. C'en est un enfin, peut-être le plus aiguisé, que l'appel à la conversion et au service du Christ. Y résister, c'est se blesser jusqu'à en mourir.

26.15   Le persécuteur a donc bien vu et entendu Jésus en personne, répondant à sa question : « Qui es-tu, Seigneur ? » Mais le Maître ne s'est, pas contenté de se révéler ; il a donné des ordres : -- Lève-toi et tiens-toi sur tes pieds. C'est pour cela que je te suis apparu : afin de te mettre à part d'avance comme serviteur et témoin des choses que tu as vues quant à moi (si nous lisons avec B, C, με après εἶδες) et de celles pour lesquelles je t'apparaîtrai en te délivrant du peuple et des nations vers qui je t'envoie...Segond et Oltramare traduisent ἐξαιρούμενος par : « En te choisissant. » Mais si Paul a bien été choisi du sein de son peuple, il ne l'a pas été du sein des nations païennes ; d'autre part, 7.10 ; 12.11 ; 23.27 donnent clairement à ἐξαιρεῖσθαι le sens de délivrer, admis ici par Rilliet et par M. Stapfer. Or les dangers menaçaient l'apôtre à la fois chez son peuple et chez les païens ; les mots εἰς οὕς se rapportent à l'un et aux autres également, comme le montrera le verset 20. Notons aussi le titre de λάος réservé maintenant par excellence à Israël, au peuple ancien dont parle Esaïe 44.7.

26.18   Paul, ensuite, énonce devant Agrippa le but de son apostolat. Il a reçu la charge d'ouvrir les yeux des aveugles spirituels, de les faire passer des ténèbres à la lumière, de la puissance de Satan à Dieu, afin de recevoir le pardon de leurs péchés. N'est-ce pas comme le résumé de cette rédemption exposée par lui Romains 3.24 ? Sans doute il réserve aux païens le nom de ἄθεοι . (Ephésiens 2.12) Beaucoup de Juifs, cependant, ne sont guère plus avancés, étant demeurés au service de Satan ; tous même ne cherchent pas la vérité avec l'ardeur de certains païens. Leur premier devoir est de confesser leurs péchés pour en obtenir le pardon. Mais tous aussi, Juifs ou païens, une fois pardonnés, sont conviés à se partager un héritage (un lot, κλῆρον) dans la société des « sanctifiés par la foi. » Le territoire autrefois attribué à Israël, en Canaan, avait été seulement l'avant-coureur de cet héritage éternel dont la possession est assurée aux rachetés du Christ, sans distinction de nationalité. Paul lui-même n'était point arrivé du premier coup à comprendre ces vérités. Ses yeux aussi avaient été aveugles, dans leur prétendue clairvoyance. Mais ils avaient été ouverts, parce qu'il avait obéi à la révélation divine.

26.19   c) Il y a dans ces mots : Je ne devins pas désobéissant à la vision céleste un enseignement de haute importance. C'est la proclamation de la liberté de l'homme en face de l'appel du Seigneur. C'est l'obligation d'un devenir ; mais le libre choix quant à ce devenir même ; obéissance ou révolte ; foi ou incrédulité, comme pour Thomas. (Jean 20.27) Il est dur de regimber ; mais qui veut se meurtrir aux aiguillons le peut. Saul a cédé ; il est devenu apôtre ; à Damas d'abord, puis à Jérusalem14, puis encore dans tout le pays de la Judée, enfin au milieu des Gentils.

Paul ne mentionne pas son séjour en Arabie ; il n'avait pas, dans ce très rapide résumé, besoin de lui faire une place, et l'ensemble du récit reste conforme à celui du chapitre 9. Trois mots, en outre, résument la prédication du missionnaire dès ses débuts : repentance ; conversion ; œuvres ; et il appelle ces dernières dignes de la repentance, capables d'en fournir la preuve ; comme le Précurseur avait dit : « Des fruits dignes de la repentance. » (Luc 3.8) Rien dans ces termes n'attaque l'enseignement de la justification par la foi, car cette foi veut et crée des œuvres. (Ephésiens 2.10) Or les actes pouvaient encore sourire aux Juifs ; la repentance, non. A cause de ces choses, continue le prévenu, -- ainsi à cause de la nécessité de se repentir et de le prouver, -- les Juifs se sont emparés de moi dans le temple, et se sont efforcés de me partager en deux (sens littéral de διαχειρίζω). Si malgré leurs violences je n'ai pas succombé, c'est donc (οὗν) par le secours15 de Dieu. Je l'ai obtenu, en effet, et, jusqu'à ce jour, j'ai pu continuer à rendre mon témoignage16, au grand comme au petit. On notera ce double singulier ; Paul dans ses prédications visait toujours l'individu ; comparez Colossiens 1.28.

26.23   Quant au contenu de ce témoignage, il ne renfermait rien absolument de contraire au dire des prophètes et de Moïse relativement aux choses à venir, et il portait essentiellement sur deux points principaux : les souffrances du Christ et sa résurrection. L'un et l'autre de ces points sont encore en litige parmi les Juifs, résolus même négativement et traités de scandales par la majorité d'entre eux. (1 Corinthiens 1.23) Aussi l'orateur les introduit-il par εἰ  : Si le Christ est passible (capable de souffrir) ; si, premier de la résurrection des morts, il se dispose à annoncer la lumière tant au peuple qu'aux nations. Faisant dépendre le si au verset 23 du disant au verset 22, nous obtenons ce sens très naturel, conforme à la prédication de l'apôtre : « En m'exprimant sur le fait de savoir si le Christ était destiné à la souffrance et premier-né de la résurrection, je n'avançais rien qui fût en dehors des révélations de l'ancienne alliance. » Esaïe ch. 53, par exemple, suffirait à le prouver. Enfin, prémices de la résurrection des morts, le Christ doit bien annoncer et apporter à tous la lumière. Il est la lumière du monde. (Jean 8.12 ; comparez encore Colossiens 1.18.)

26.24   De telles affirmations paraissent à Festus dépasser absolument les limites d'une saine raison ; Paul, pour les lancer de la sorte, doit avoir l'esprit quelque peu dérangé. Festus le lui dit crûment, non sans dépit peut-être de n'avoir pas encore pu deviner cet étrange prisonnier. Puis il tempère par une sorte d'excuse son jugement blessant. Sans doute, cette apparente folie provient de trop fortes études : Tes lettres17 (lectures) nombreuses te tournent à folie...Au reste, des gens plus instruits et plus modernes que le gouverneur de Césarée se figurent souvent encore que trop lire les Ecritures fait perdre la raison. Et Bengel a dit avec justesse : « Videbat naturam non agere in Paulo ; gratiam non videt--Pro pedantismo Festus habet ardorem apostolicum. » Mais l'apôtre, sans se départir un instant de sa courtoisie, se hâte de repousser un tel reproche. Non ; les paroles qu'il prononce ne s'écartent en rien du bon sens. Serait-il interdit à la vérité de s'associer à l'enthousiasme ?...Là-dessus, s'adressant directement à Agrippa, il ose le prendre à témoin. Le roi n'est pas, ne peut pas être dans l'ignorance18 sur ces matières, sur les faits auxquels le missionnaire a fait allusion. Car ils ne se sont point passés « dans un angle » (ἐν γωνίᾳ), dans quelque coin de terre perdu, mais à Jérusalem. Interpellant ouvertement le prince, faisant appel à sa conscience, le prisonnier ose lui demander s'il ne croit pas aux prophètes ? A quoi il répond lui-même, sans attendre : « Je sais que tu y crois ! » Le contraire serait impossible.

26.28   Agrippa doit avoir été touché de cette noble insistance. Mais il était retenu tout ensemble par la diplomatie et par l'indifférence. Se laisser émouvoir par la vérité peut entraîner à lui obéir. En face de cette conséquence, les Agrippas de tous les temps ont toujours reculé. Le nôtre, se drapant dans une ironie de grand seigneur, essaie de faire entendre au pauvre pasteur combien il est malaisé de gagner des personnages de sa condition. Agrippa Ier cherchait à se consoler de mourir jeune, en se remémorant les splendeurs de sa courte carrière. Son fils lui ressemble. Non, pas de foi, pas de conversion ; c'est trop demander ! -- Les termes de sa réponse réclament quelques explications. Il ne faut pas traduire ἐν όλίγῳ par : presque, il s'en faut peu ; le grec exigerait : ὀλίγῳ δεῖ, ou : παρ’ ὀλίγον . Si l'on sous-entend χρόνω, en lisant au verset 29 πολλῷ (avec la Recepta), on traduira : c'est en peu (trop peu) de temps. Mais μεγάλῳ, appuyé par א, A, B et la Peschitto, paraît devoir être préféré à πολλῷ il faut alors sous-entendre λόγῳ et traduire : c'est en peu (trop peu) de paroles, sens appuyé par Ephésiens 3.3. Faut-il, en outre, lire πείθῃ avec A, ou πείθεις avec א, B, C ? Le sens serait, dans le premier cas : « Tu te figures ; » dans le second, en sous-entendant un deuxième με devant ποιῆσαι 19 : « Tu me persuades de me faire chrétien, » ou encore : « Tu me persuades pour me faire chrétien. » Ce dernier sens, en rapport avec l'expression « faire un prosélyte » de Matthieu 23.15, nous paraît le plus probable et nous traduisons : « En peu de paroles tu me persuades (essaies de me persuader) pour me faire chrétien » -- mais il en faudrait beaucoup plus ! -- Notons ici la seconde occasion où nous rencontrons le terme « chrétien » dans le Nouveau Testament, et avec une acception peu louangeuse.

26.29   Le roi, donc, vient de répondre par une fin de non-recevoir. Le missionnaire ne saurait s'en contenter ; il insiste ; au moins un vœu, une prière, s'il ne peut pas faire plus : Je voudrais adresser à Dieu ce vœu20 que, en petit ou grand discours, non seulement toi, mais tous ceux qui m'écoutent aujourd'hui deviennent tels que moi aussi je suis, en dehors de ces chaînes ! D'après ces derniers mots, Paul n'a pas comparu complètement délié ; et Tacite nous montre aussi ((Ann., IV, 28) un accusé agitant ses chaînes devant le tribunal pendant sa défense. L'apôtre a eu soin, dans l'expression de son vœu, de ne pas reproduire le mot de « chrétien. »

Suivant Holtzmann, ces apologies de Paul, dont nous venons d'entendre la dernière, seraient parfaitement en place au siècle des pères apologètes, mais ne se comprennent pas dans la bouche d'un chrétien du premier siècle. L'étude des apologètes me paraît conduire à un résultat tout opposé ; les préoccupations de ces docteurs étaient déjà bien autres. -- Le même savant déclare ne pas concevoir comment, après ces fortes démonstrations de son innocence, Paul n'a pas été immédiatement relâché. Eh ! tout simplement parce que ses juges n'étaient pas honnêtes. Lui-même, en outre, avait le grand tort de n'être pas seulement citoyen romain, mais Juif aussi !

26.30   Agrippa s'est-il senti gêné par l'appel et par le vœu si généreux de l'apôtre ? Peut-être. En tout cas, il en a maintenant assez et il lève la séance21 . Paul, à notre connaissance au moins, vient de parler pour la dernière fois sur le sol de la Palestine. -- Son auditoire a bien prêté une certaine attention à ses paroles ; mais au point de vue juridique seulement. On reconnaît son innocence ; on s'inquiète peu de sa foi. Il ne mérite, on en convient, ni la mort ni la prison ; et même ses actions actuelles (πράσσει au présent) témoignent en sa faveur. Mais s'enquérir un peu plus de sa doctrine, ce serait trop attendre de la haute assemblée. Elargir le prévenu serait la seule conclusion juste de la sentence. Seulement, il en a appelé à César ; il faut l'envoyer à Rome. Jamais, observons-le, un témoignage aussi favorable ne lui a été rendu par des bouches plus autorisées. Agrippa, un Juif, n'a pas pu s'y refuser, et son opinion va être transmise au tribunal impérial dans la lettre de Festus. Cet Hérode ne prend pas aujourd'hui contre le christianisme la position hostile de ses prédécesseurs. Son jugement, pensons-nous, aura contribué à presser le départ du prisonnier pour l'Italie et à lui procurer un traitement relativement doux. L'apôtre sera soustrait au dangereux voisinage des Juifs palestiniens ; pour lui, assurément, c'est un gain.

Arrivé ici, le lecteur impartial fera sans doute un aveu : tout, dans le récit, lui aura laissé une impression presque irrésistible de loyauté et de sincérité. Admettre une tendance persistante du narrateur à tout arranger en vue d'une thèse préconçue, afin de faire ressortir de son histoire un Paul de fantaisie et de fournir coûte que coûte à sa réputation un témoignage juif à côté d'un témoignage païen, est-ce vraiment le résultat scientifique et obligatoire de notre étude ?

5. DE CÉSARÉE À MALTE

§ 1.
De Césarée en Crète : 27.1 à 27.8
§ 2.
La tempête : 27.9 à 27.26
§ 3.
Le naufrage : 27.27 à 27.34

§ 1. De Césarée en Crète

Pour tout ce chapitre, mais très spécialement pour le récit de la tempête et du naufrage, je tiens à mentionner deux sources d'un vif intérêt, et dont je me suis largement servi : James Smith (capitaine de la marine britannique, stationné à Malte) : The voyage and Shipwreck of Paul, 3d édition, London, 1866 ; Dr A. Breusing (directeur de l'Ecole navale de Brème) : Die Nautik der Alten, Bremen, 1886, p. 142-205.)

27.1   Dès le début de cette nouvelle narration, si émouvante, si dramatique, nous retrouvons la première personne du pluriel. L'historien se donne à connaître comme un témoin et comme un acteur. Par le mot : « Il fut décidé, » ἐκρίθη, il renvoie le lecteur à la décision légale prise dans la dernière audience de Césarée. Quelques prisonniers seront adjoints à notre apôtre ; nous ne savons ni leurs noms ni leur nombre. -- Josèphe (Vita, para. 3) raconte une expédition tout analogue envoyée par Félix à Rome. -- Le convoi complet sera remis-à la conduite d'un centenier appelé Jules, de la « cohorte Auguste. » De quelle cohorte s'agit-il ? Suivant Meyer, de « l'italique » dont Corneille était centenier (10.1) ; simple hypothèse, et pas particulièrement probable. Nous en disons autant de celle de Wieseler : d'après ce savant, nous aurions ici une « cohors Augustanorum, » c'est-à-dire une troupe composée de chevaliers romains, dont le centenier se serait trouvé alors à Césarée pour affaires officielles. -- S'agirait-il de soldats de Sébaste, c'est-à-dire de Samarie ? Il y en avait dans les légions ; mais la cohorte ainsi formée s'appellerait Σεβάστηvη ou Σεβάστίκη (comme Ἰταλίκν 10.1 ; comparez Jos., Bell., 2, 12, 5). -- Les légions 2e, 3e et 8e paraissent avoir porté chacune le nom de Σεβάστη mais l'une d'elles fut-elle cantonnée à Césarée ? Cela n'est pas prouvé. J'accorde beaucoup plus de valeur à l'opinion de Stokes : Jules aurait amené à Césarée une cohorte de gardes prétoriennes (donc impériales) pour servir d'escorte au nouveau procurateur ; son commandement le rappelait à Rome, et Festus aurait profité de son retour pour lui confier le convoi des prisonniers1.

Dans toute la narration subséquente, nous serons frappés du nombre et de la précision des détails maritimes relevés par l'auteur. Le point de vue strictement missionnaire en pourra paraître un peu négligé. Regardons attentivement : nous verrons la mission elle-même prendre sa place, et finalement la haute main, dans la navigation et dans le naufrage. Nous verrons l'apôtre se mêler intimement à la vie, aux besoins, aux détresses de ses compagnons de route, et devenir peu à peu le vrai chef de l'équipage et des soldats. Sur cette même mer où Jonas avait prétendu fuir devant l'Eternel, pour ne pas prêcher la repentance à Ninive, Paul, obéissant à son Maître, avance vers la plus grande des capitales païennes pour y planter la croix de Jésus. S'il a prêché sur son navire, nous n'entendons guère ses prédications ; c'est vrai, mais nous les voyons, et ces « sermons en actions » ne sont pas les moins efficaces.

27.2   Le vaisseau destiné au voyage a son port d'attache, peut-être aussi son propriétaire, à Adramytte1 2, aujourd'hui Edramid, en Mysie. Deux amis au moins de l'apôtre s'embarquent avec lui : l'historien lui-même et Aristarque le Macédonien, déjà connu3. On eût peut-être préféré un bâtiment faisant route directe de Césarée sur Rome, ou passant du moins par Alexandrie ; c'était la voie ordinaire pour les voyageurs venant de Judée. Mais il ne s'en trouvait point alors, paraît-il, ou point d'assez vaste pour autant de monde. On dut se rabattre probablement sur un caboteur marchand, ayant à faire escale dans plusieurs ports. Breusing, p. 148, 149.)

27.3   Dès le lendemain du départ, on touche Sidon, cette ville négligée par Aser dans le partage de Canaan4 et devenue funeste pour Israël grâce à Achab et à Jésabel. Il y a là un petit noyau de chrétiens. Le centenier, traitant Paul « avec philanthropie, » lui permet de les visiter5 et de recevoir leurs soins. La formation de cette Eglise remontait, nous l'avons vu, à la mort d'Etienne. (11.19) -- Puis, partant de Sidon avec l'intention de toucher Myhrra, on navigue sous l'île de Chypre, la laissant à gauche pour gagner le nord. Les vents sont contraires ; ils doivent donc souffler du nord-ouest ; ὑποπλέω marque la route d'un navire passant sous une terre, assez loin peut-être pour ne pas même la voir. Arrivé devant la Cilicie et la Pamphylie, on en prolonge les côtes ; enfin on débarque à Myrrha. C'est un port de Lycie, à l'embouchure d'un fleuve navigable ; la Vulgate le nomme à tort Lystra. Les vaisseaux faisant route entre l'Egypte et l'Italie y touchaient habituellement. Nos voyageurs ont pu, dans cette partie de leur trajet, profiter d'un courant marin qui porte précisément vers l'ouest en longeant la Pamphylie.

27.6   A Myrrha, changement de vaisseau. Le centenier en trouve un d'Alexandrie, prêt à partir pour l'Italie ; il porte, la suite le montrera, un chargement de blé. C'était, en apparence, une bonne fortune. Les navires et les marins d'Alexandrie jouissaient alors d'une assez grande réputation. Au dire de Hackett, les bâtiments alexandrins, chargés de grains à destination du nord, complètent aujourd'hui encore leur cargaison en août, époque où la crue du Nil la leur amène aisément sur de grosses barques. Or cette observation concorde avec la chronologie de notre récit ; nous allons nous trouver en effet vers la fin de septembre ou le commencement d'octobre. (Vers. 9.) On peut fort bien, au reste, avoir rencontré à Myrrha un de ces grands navires dont parle Josèphe (Vita, para. 3), où l'on comptait jusqu'à 600 passagers (notons encore ἐνεβίβασεν ἡμᾶς comme vox nautica.)

27.7   La navigation devient lente, même pénible ; le terme μόλις est employé dans chacun des versets 7 et 8. D'après une information fournie par Pline, un vent du nord-ouest, directement contraire à nos navigateurs, soufflait parfois jusqu'à six semaines de suite à cette époque de l'année. Quelques jours sont nécessaires pour arriver, non sans peine, de Myrrha à Cnide, distance aisément franchissable en vingt-quatre heures. On atteint pourtant cette petite ville de la Carie, située sur un promontoire du même nom, célèbre par son culte de Vénus. Et comme le vent ne permet6 pas une autre marche, on passe sous l'île de Crète, dans la direction du cap Salmone. On prolonge7, avec de nouvelles difficultés, cette côte, et l'on finit par toucher Beaux-Ports, aujourd'hui encore Limeinas-Kalous, à l'est du cap Matala, nommés peut-être ainsi par euphémisme, car c'est un port de bien peu de valeur. Findlay, dans son Mediterranean Directory, l'appelle : « Une petite baie ouverte sur l'est, non recommandable pour un hivernage. » A une demi-douzaine de kilomètres se trouvait la ville de Lasée (dans la Vulgate : Thalassa ; dans A : Ἀλασσα), aujourd'hui en ruines.

§ 2. La tempête

27.9   Bien des jours ont déjà passé. Le temps approche où la navigation deviendra dangereuse1. Les anciens l'interrompaient habituellement d'octobre à février ou mars. Bon observateur, historien précis, notre écrivain tient à noter la date : l'époque du jeûne était déjà passée. Il s'agit évidemment du grand jeûne, du jôm haccapurim des Hébreux. (Lévitique 16.29-34 ; 23.26-32). D'après des calculs assez approximatifs, ce jour, le 10 Tisri, devait tomber sur le 24 septembre, c'est-à-dire après l'équinoxe d'automne2. Dès ce moment, les nuits se font longues ; les orages sont plus-fréquents ; les brouillards commencent à masquer le soleil et rendent les observations difficiles.

Paul ne méconnaît rien de cette situation déjà critique ; il a, certes, acquis dans ses voyages quelque expérience des choses de la mer, et l'Esprit dont il est animé le pousse à s'en servir pour l'utilité commune. (1 Corinthiens 12.7) Il ose donc donner à l'équipage quelques conseils, entre autres celui de ne pas quitter Beaux-Ports (Comparez v. 21) ; car ce havre avait beau être médiocre, encore était-il préférable à la haute mer. Même dans le court trajet de Beaux-Ports à Phénice, le moindre coup de vent pourrait devenir ouragan et jeter un navire en dehors de sa route. « Je le vois, » dit l'apôtre ; si même nous voulons traduire littéralement : « Je le contemple3. » -- « Je ne me fie pas à de vagues suppositions. J'ai observé soigneusement toutes les circonstances. Si nous remettons à la voile, nous courons des risques très graves ; nous perdrons non seulement le vaisseau et sa cargaison, mais encore des vies d'hommes. » Or, on l'observera sans doute, le naufrage a bien amené la perte du vaisseau et des marchandises, mais pas une seule mort. Donc saint Paul s'est trompé ! Assurément. Il parle ici d'après ses prévisions personnelles, sans prétention aucune à l'infaillibilité. Dans les versets 22-25, il communique une révélation de Dieu même, et il ne se trompe plus. -- Le mot ὕβρις dont il se sert ne me paraît pas désigner, au sens moral, une insulte, une bravade contre Dieu ; il est pris plutôt comme synonyme de ζημία (de même au v. 21). Josèphe (Antiq., 3, 6, 4) parle de la couverture extérieure du tabernacle destinée à écarter τὴν ἀπό τῶν ὄμβρων ὕβριν, « l'injure des pluies. » On pourrait donner ici à ὕβρις le sens de violence [de la tempête].

27.11   L'avis du missionnaire ne prévaut pas ; en vérité, le contraire seul nous eût surpris. Il y avait à bord un ναυκλῆρος, c'est-à-dire le locataire du navire, celui dont le ναῦς est devenu le κλῆρος, le lot, pendant tout le temps nécessaire au transport de la marchandise embarquée. Or, pendant ce même temps, le voyage se fait à ses frais. C'est l'affréteur du navire, comme traduit Oltramare, mais non le capitaine, comme dit M. Stapfer. Il doit être fort pressé de se débarrasser de son blé ; chaque jour de retard lui coûte cher, trois mois d'hiver loin de son marché, ce serait peut-être la ruine pour lui. Si donc le pilote déclare possible la continuation de la route ; si le centenier, pressé de livrer ses prisonniers, appuie cet avis, l'affréteur y souscrira certes des deux mains, espérant tout bas qu'une fois en route on poussera plus loin que Phénice. Notre auteur, au surplus, en convient : le port ne permettait aucune bonne disposition4 pour un hivernage. -- Ici toutefois intervient un élément dont il eût mieux valu se passer, pour la sécurité même de la navigation : le suffrage des subalternes. La plupart déposèrent l'avis de partir ; on dirait une décision prise à la majorité des voix. C'est mauvais signe ; à bord d'un navire, le capitaine seul donne la route, et ne réclame pas d'habitude les votes de l'équipage ni des passagers.

Bref, on décide de partir de là5 pour pousser, si possible, jusqu'à Phénice, port au nord-ouest de l'île, identifié par Smith avec Lutro. D'après notre texte, il ouvrait (regardait) à la fois sur le sud-ouest (λίψ, λίβος, africus, vent soufflant du sud-ouest, terme ἅπαξ) et sur le nord-ouest (χῶρος), le corus ou caurus, soufflant d'entre nord et ouest). C'est donc un port formé par deux bras, dont la direction générale est l'ouest, mais l'un tourné en même temps vers le midi, l'autre vers le nord, chacun protégé contre le vent soufflant de là, comme l'indique κατὰ -- Cette intention marque, pour le moment, l'abandon de l'Italie. Mais au moins l'hivernage dans Phénice sera-t-il à la fois moins dangereux et moins dispendieux, les environs devant offrir plus de ressources, peut-être même pour la vente du blé6.

27.13   Tout paraît, d'abord, favoriser ce projet. Le vent souffle légèrement7 du sud ; on n'en peut pas avoir de meilleur pour suivre la côte de l'île, doubler le cap Matala et remonter vers le nord. On se hâte de lever l'ancre8 et, se croyant cette fois assuré du succès, on prolonge la Crète de plus près. Nous traduisons ainsi ἆσσον, comme comparatif de ἔγγυς ou de ἄγχρι (comparez Jos., Antiq., 1,20, 1.) La Vulgate y voit un nom propre et traduit : « Cum sustulissent de Asson ; » Luther : « Cum sustulissent Assum ; » mais une telle localité est inconnue dans cette région. Le trajet, observe Breusing (p. 163), aurait dû être de peu de durée et aboutir à un débarquement ; on peut avoir laissé à la remorque le canot dont il va être parlé au verset 16.





27.14   La mer avait accordé ses dernières faveurs. Un vent typhonique (c'est-à-dire soufflant en tourbillon) jette (et au sens neutre : se jette) contre elle. Contre quoi ? demandera-t-on, et que désigne le pronom ἀυτῆς  ? On l'a rapporté à προθέσις, placé très peu plus haut : « Le vent se jeta contre leur projet. » C'est vrai, sans doute, et pourtant d'une forme un peu recherchée. D'autres exégètes rattachent ἀυτης à un νεὼς, sous-entendu dans l'esprit du narrateur à la place de πλοι\~ου  : « Le vent se jeta contre le navire. » Rien de plus simple assurément, et Breusing adopte cette façon de traduire. Mais avons-nous bien le droit de substituer ainsi au πλοίον un ναῦς quand, de tout notre chapitre, ce mot ne paraît pas avant le verset 41 ? Avec Jäger, je rattacherais plus volontiers ἀυτης à Κρήτη, nommée immédiatement avant : « Le vent se jetait (ou nous jetait) contre l'île9. » La position serait alors celle-ci : le navire a doublé le cap Matala et veut s'élever vers le nord. Au même instant, un vent impétueux, soufflant du nord-ouest, menace de le jeter à la côte et de l'y briser. Impossible de lutter ; le verset 15 va clairement le déclarer. Reste une seule ressource : fuir devant l'ouragan, et par conséquent se laisser emporter vers le sud. -- Le nom donné par l'écrivain à ce tourbillon varie dans les manuscrits, où nous lisons Ἐυροκλύδων  ; Ἐυρυκλύδων et ἐυρακύλων . Ce dernier terme, adopté par la Vulgate (Euroaquilo), désignerait plutôt un vent d'est-nord-est, c'est le Καικίας des Grecs, et le caractère en est bien de souffler en typhon. Toutefois, celui de notre récit ne venait pas de l'est, et le participe καλούμενος nous paraît indiquer un nom propre connu, et non pas seulement la tendance du vent. Nous adopterons donc Ἐυρο (ou Ἐυρυ) κλύδων, formé de εὖρος, largeur, ou de εὐρύς large (ou encore du nom Ἐυρος  ?) et de κλύδων, flot (comparez Jacques 1.6). Le sens est alors : Fluctus magnus (ou : Euro excitatus), c'est-à-dire : un vent caractérisé par les hautes vagues qu'il soulève.

27.15   Saisi par l'ouragan, le vaisseau ne peut bientôt plus gouverner. Cette situation est dramatiquement exprimée par les mots : il ne pouvait plus regarder en face, ἀντοφθαλμεῖν  ; et ce mot hapax, connu de Polybe, peut venir ou de l'habitude des anciens de peindre ou de sculpter deux yeux à l'avant des navires, ou plus simplement des deux ouvertures, appelées « yeux, » faites à la proue pour laisser filer les chaînes des ancres. -- Il faut s'abandonner au vent (ἐπιδόντες sous-entend πλοίον 10 ou ἡμᾶς) et se laisser emporter. On s'y résout, peut-être après avoir cargué la grande voile. Alors on « passe en courant » (ὑποτρέχω) sous la petite île de Clauda (Καῦδα dans B ; Κλαῦδος dans Ptolémée), aujourd'hui Gozzo. On profite de l'abri momentané de cette terre pour ramener à bord le canot, laissé jusqu'ici à la remorque (v. 13) : opération difficile par une mer démontée, ce canot étant probablement rempli d'eau. Mais on pourrait en avoir grand besoin plus tard ; il ne faut pas le perdre. On s'en rend maître à grand peine11 , et le verbe ἰσχύσαμεν à la première personne nous laisse entrevoir l'auteur joignant ses forces à celles de l'équipage, pour hisser cette lourde embarcation sans trop endommager les flancs du vaisseau.

27.17   Encore sous l'abri bien relatif de Clauda, on opère des manœuvres de préservation, marquées au verset 17 en des termes dont le sens n'est point facile à déterminer : laquelle (chaloupe) ayant soulevée, dit le texte, ils se servaient de moyens de secours, ceignant le navire en dessous. Les « moyens de secours, » βοηθείαι, désignent d'une manière générale des instruments et des manœuvres ; le participe ὑποζωννύντες indique une opération spéciale consistant à entourer le navire de ceintures. Mais comment étaient établies ces ceintures, cordes ou chaînes ? Dans le sens de la largeur et passant par dessous le bâtiment, répond Smith. Il en aurait alors fallu beaucoup ; le poids eût été fort lourd et la manœuvre longue. Breusing suppose ces liens établis dans le sens de la longueur. Un câble à bâbord, un autre à tribord, suivant les flancs du navire de la poupe à la proue, puis serrés par un cabestan au moment du besoin, avaient pour résultat de maintenir la cohésion de la coque, dans les moments surtout où le centre était soulevé sur la crête d'une vague, laissant l'avant et l'arrière sans appui. Il fallait seulement placer les câbles au-dessous des bastingages pour ménager les ouvertures des ancres, et cela suffit pour justifier le terme ὑποζώνυμι, dont nous n'avons pas d'ailleurs à trop presser le ὑπό . Toujours d'après Breusing, on disposait ces câbles sur les flancs du navire tandis qu'il était en chantier ; il suffisait dès lors de les serrer à l'heure opportune ; c'était mettre au bâtiment sa ceinture, ou, comme on dit en langage marin, le « ceintrer. » La marine anglaise n'est pas sans connaître de ces ceintrages, par exemple pour la frégate Albion, prise en 1846 par un ouragan comme elle revenait des Indes. Breusing cite aussi un passage de Platon (Rép., X), où la voie lactée est comparée à la longue ceinture dont un vaisseau est enserré d'une extrémité à l'autre12.

Nous ne sommes, au reste, pas encore au bout des difficultés. Non pas à propos de la Syrte, contre laquelle les navigateurs craignent d'être jetés13. Evidemment il s'agit de la grande, dont les approches étaient fort dangereuses. Pour n'y avoir pas donné, ils doivent avoir été chassés par le vent dans maintes directions contraires. Quant à la « petite Syrte, » elle leur restait beaucoup trop à l'ouest pour leur faire courir un péril.-- Mais que veut dire la phrase suivante : Ayant dévalé l'ustensile, ainsi ils étaient portés ? Le verbe χαλάω signifie « remitto, » -- « demitto ; » laisser ou faire tomber -- ici sans doute dans la mer. Qu'a-t-on jeté de la sorte ? Le σκεῦος répond le texte. L'article désigne un objet connu ; lequel ? Les agrès, les ancres, les voiles, la seule voile encore ouverte, le grand mât, la mâture en général ? Toutes ces réponses ont été données ; aucune ne satisfait entièrement. Breusing en propose une nouvelle. Σκεῦος désignerait une planche épaisse, jetée de la poupe, maintenue perpendiculaire dans l'eau par des cordes passées aux quatre angles, un poids assez lourd aux angles inférieurs, une bouée aux supérieurs, et destinée avant tout à ralentir la marche d'un vaisseau dont il n'est plus possible d'assurer la direction. Cette planche peut être remplacée par une ancre de chasse (Sckleppanker), toujours avec le même but : retarder la course vertigineuse du navire en danger de se briser. Cette explication me paraît admissible ; elle coïncide avec la traduction, d'ailleurs trop vague, de la Vulgate : « Submisso vase14. » En outre, les agrès du vaisseau sont jetés à la mer non pas maintenant, mais seulement un peu plus tard.

27.18   Ce nouvel acte, presque de désespoir, s'accomplit le lendemain et le troisième jour ; il est marqué par les deux substantifs ἐκβολή, σκεύη D'abord une ἐκβολή, l'action de jeter dehors -- ici : par-dessus bord ; et nous disons de nouveau : jeter quoi ? Aucun régime n'est indiqué. La cargaison peut-être ? En tout cas pas tout entière, car nous en retrouverons une partie au verset 38. Plus probablement des agrès de rechange, devenus désormais inutiles et chargeant trop le vaisseau ; pourtant pas toutes les ancres, car nous en trouvons encore au verset 29. Une désignation précise n'est d'ailleurs pas indispensable, et l'on peut se contenter de traduire ; Ils firent une décharge [d'objets]. -- Relevons en passant le contraste entre là première personne -- ἡμῶν -- et la troisième ἐποιοῦντο . L'équipage fait cette ἐκβολή  ; nous, nous étions fortement secoués par la tempête ; et Breusing a peut-être raison de voir dans ce ἡμεῖς les voyageurs de marque, relégués à l'arrière du bâtiment, et maintenant très exposés aux vagues.

Autre allégement au troisième jour : il s'agit de la σκευή, également désignée par l'article. Etait-ce le bagage, le mobilier du navire ? Smith, d'accord avec Breusing, y voit la grande vergue, ou bien une vergue de réserve, couchée jusqu'alors sur le pont, où elle devenait dangereuse par suite du roulis, et gênante pour les passagers. Ceux-ci, en effet, observe l'auteur allemand, ne pouvaient plus tenir dans les cabines étouffées dont on avait dû fermer les fenêtres. On jette à l'eau cette vergue ; et, si nous adoptons la leçon ἐρρίψαμεν, donnée seulement par quelques manuscrits, tout le monde aurait mis la main à ce travail fort mal aisé ; la leçon ἔρριψαν est pourtant plus probable.

27.20   La situation ne cesse pas de s'aggraver. Durant plusieurs jours, le soleil ni les astres ne se montrent plus ; impossible de s'orienter avec quelque certitude. Et une tempête non petite s'acharnant [après nous], finalement toute espérance nous était enlevée de nous sauver. L'angoisse devenait du désespoir. On ne veut plus même prendre de nourriture. Il y en avait pourtant à bord, et en abondance (v. 33-38) ; il ne faut donc pas traduire ἀσιτία par « manque de nourriture, » mais par « jejunatio, » jeûne. Le missionnaire seul a conservé tout son courage et toute sa présence d'esprit ; fort d'une promesse de Dieu, il va fortifier ses compagnons ; le prisonnier deviendra un libérateur. N'a-t-il pas fait déjà par trois fois l'expérience du secours divin au travers d'un naufrage ? (2 Corinthiens 9.25) Ses paroles, en une circonstance aussi dramatique, sont d'une parfaite simplicité, littéralement adaptées aux besoins du moment. -- On a peine à deviner pourquoi Holtzmann a voulu y voir un petit discours composé après coup par le narrateur. -- Paul, au milieu des voyageurs affolés, est tranquille, debout comme autrefois sur les degrés de l'Aréopage (σταθεὶς), comparez 17.22). Il rappelle, en ayant le bon goût de n'y point trop insister, ses conseils précédents. On aurait mieux fait de les suivre, car on eût de la sorte fait l'économie (les latins disent lucrari ou lucrificare dans le même sens) d'une perte désormais inévitable. Mais à quoi bon des récriminations ? Des exhortations vaudront mieux. « Ayez bon courage ; la perte portera sur le navire seulement et sur la cargaison ; les vies seront épargnées15. »

27.23   Où donc l'apôtre a-t-il puisé cette assurance ? Dans une révélation. La nuit dernière, nuit épouvantable où, sans doute, il ne pouvait dormir, il a vu à son côté un ange de ce Dieu auquel il appartient et dont il est le serviteur (ᾇ λατρεύω comme Romains 1.9). Le messager céleste lui a dit de ne point craindre. Il lui a fait en même temps une promesse : « Tu comparaîtras devant César, » et un don admirable : « Dieu t'a accordé par grâce tous tes compagnons !... » Accordé par grâce ; n'est-ce pas la réponse à une instante requête ? Paul n'avait-il pas prié pour la vie des voyageurs ? « Facilius, observe Bengel, multi mali cum paucis piis servantur, quam unus pius cum multis reis perit. Navi huic similis mundus16. » -- Ainsi, une fois encore, bon courage ! et, en appelant ses compagnons ἄνδρες, Paul les exhorte à montrer de la virilité. Pour lui, sa foi au Dieu dont il vient de rapporter les paroles est absolue ; il en sera exactement comme ce Dieu l'a dit. Et cette foi doit être le motif de la confiance de tous ; de là le γὰρ après πιστεύω . Comment ne pas reconnaître l'ascendant exercé par l'apôtre sur tous ces navigateurs ? Il indique, au reste, de quelle manière le voyage finira : on échouera sur une île. Laquelle ? Il n'en sait rien encore ; l'ange ne le lui a pas dit. La révélation s'est bornée aux besoins du moment présent.

§ 3. Le naufrage

27.27   Ici paraît la première donnée de notre récit relativement à la durée de la tempête. Quatorze jours, à compter sans doute du départ de Beaux-Ports. De là jusqu'à Clauda, un jour a pu être employé. De cette île à la « baie de Saint-Paul, » lieu présumé du naufrage sur la côte de Malte, on compte 476 milles marins. A raison de 36 1/2 milles par 24 heures, vitesse possible avec un vent aussi violent, un vaisseau parti le soir des parages de Clauda devait, au bout de treize jours, se trouver vers minuit à 3 milles de la baie de Saint-Paul. Ce calcul, fait par Smith, présente une coïncidence frappante avec les données de notre auteur. Par une voie différente, Breusing arrive au même résultat. Treize jours et demi, dit-il, se sont écoulés depuis le départ de Clauda jusqu'à l'arrivée dans le voisinage de Malte. Cela représente 324 heures. Un navire poussé comme celui de l'apôtre franchit aisément 1 1/2 mille marin par heure. Il y aura donc eu 486 milles parcourus dans ces treize jours et demi. Or le calcul des longitudes et des latitudes donne 474 milles comme distance directe entre Clauda et la baie de Saint-Paul.

Le nom d'Adriatique, donné à la mer où souffle la tempête, nous étonne au premier abord. Il a probablement fait naître l'hypothèse d'après laquelle Μελίτη de 28.1 désignerait non pas Malte, mais Mélide, dans l'Adriatique, vers la côte dalmate. Réservons cette question pour le chapitre 28 ; un fait reste certain : le mot « Adrias » désignait largement chez les anciens la mer comprise entre l'Italie et la Grèce, même avec la mer Ionienne.

Pour exprimer l'approche de la terre, dont l'équipage commence à se douter vers le milieu de la nuit, l'auteur emploie une expression toute maritime : Les matelots soupçonnaient qu'une certaine terre venait à eux. Pour le marin, en effet, son vaisseau est le point essentiel, dont les rivages s'éloignent ou se rapprochent. Virgile dit de même : « Terræque urbesque recedunt ; » et Gœthe (Glückliche Fahrt) : « Es nah't sich die Ferne, schon seh' ich das Land. » Le bruit du ressac sur les rochers ; le raclement de l'ancre de chasse sur le fond, ont pu suffire à faire naître cette supposition chez des gens de mer. Le 10 août 1810, la frégate anglaise Lively périt sur des brisants, signalés cependant par le quartier-maître, à un quart de mille de distance, grâce au bruit exceptionnel des vagues1.

27.28   Les hommes du bord jettent aussitôt la sonde. Ils trouvent encore vingt brasses. On avance2 un peu plus ; nouveau sondage : quinze brasses seulement. La nuit est noire ; aucun moyen de gouverner ; il faut tâcher d'obtenir l'arrêt complet du vaisseau, pour ne pas l'engager sur des bas-fonds où les flots le mettraient en pièces. On lance à cet effet quatre ancres de poupe ; puis, ajoute l'écrivain, en trois mots singulièrement expressifs, ils souhaitaient que le jour vînt ! La position donnée au navire lui permettait de mieux résister aux assauts du vent : solidement ancré par l'arrière, sur lequel les vagues se jetaient, il gardait son avant tourné vers la terre. Le fond, observe Smith, est précisément assez tenace en cet endroit pour offrir aux ancres une forte prise. -- A ces détails se rattache un intéressant souvenir historique. Le 1er avril 1801, à la veille de la bataille navale de Copenhague, Nelson fit prendre à sa flotte une position pareille à celle du vaisseau de Paul devant Malte : tous ses bâtiments ancrés par la poupe. L'affaire terminée, l'amiral affirma avoir été conduit par la lecture du 27e chapitre des Actes à choisir cet ordre de bataille.

27.30   Les matelots, en ce moment critique, semblent avoir perdu leur confiance dans le missionnaire. Ils songent avant tout à leur propre vie et tâchent de se sauver dans la chaloupe. Ils parviennent à la descendre à la mer en se couvrant d'un prétexte assez plausible3, celui d'aller mouiller les ancres de la proue. La fixité du vaisseau en serait augmentée, et la manœuvre, au matin, deviendrait plus facile ; une fois les ancres de poupe levées, on tirerait sur celles de l'avant4, et l'on y gagnerait plus de sécurité dans la marche. Ce projet allait réussir -- et tout compromettre -- sans la perspicacité de Paul. Il ne dénonce pas proprement les matelots ; il n'accuse pas ; il se contente d'une affirmation : S'ils ne restent pas à bord, vous ne pouvez pas être sauvés5. Au point de vue humain, il a parfaitement raison. Au point de vue de la foi, aussi ; si Dieu lui a garanti la vie sauve pour ses compagnons, ce n'est pas un motif pour tenter Dieu en prenant de folles résolutions. Les promesses du Seigneur n'anéantissent pas le bon sens de l'homme ; elles lui laissent le devoir de travailler à son salut.

27.32   Heureusement, les officiers et les soldats subissent l'ascendant de l'apôtre. Non seulement ils s'opposent au dessein des matelots, mais ils en rendent le renouvellement impossible et s'interdisent à eux-mêmes un essai de sauvetage par le canot. Ils en tranchent les amarres6, sans doute avec leurs épées, et le laissent aller à l'eau. Cette mesure, imprudente en apparence, empêchera un de ces désastres survenus dans tant de naufrages, lorsque tout le monde se jette à la fois dans des chaloupes trop petites et promptement submergées. La vigilance de Paul aura préparé d'heure en heure la délivrance finale.





27.33   L'apôtre continue à se servir pour le bien commun de l'influence exceptionnelle qu'il possède maintenant et, en attendant7 la venue du jour, il exhorte ses compagnons à prendre de la nourriture. Ils en ont et surtout en auront bientôt grand besoin ; car, faibles comme ils sont maintenant, ils ne pourraient supporter les dernières fatigues. Vous parachevez8, leur dit-il, aujourd'hui le quatorzième jour attendant [le salut] à jeun, ne prenant rien du tout. Les efforts incessants de ces deux semaines, pour plusieurs aussi les souffrances du mal de mer, ont épuisé les forces ; et on ne les a point réparées par les repas nécessaires. -- Breusing donne à ce propos des détails circonstanciés sur la façon dont les anciens préparaient les vivres pour les voyages maritimes. On ne cuisait pas à bord, mais on prenait au départ la nourriture toute prête à être consommée. C'était du biscuit, du pain d'orge cuit deux fois et très dur ; de la viande et du poisson fumés ou salés, du fromage, des oignons, du lait, de l'huile, du vin. Suivant le même auteur, les repas quotidiens devaient se prendre à peu près comme aujourd'hui à bord des vaisseaux d'émigrants ; chacun va chercher sa portion dans les réserves, à la cambuse. Or l'emploi des verbes μεταλαβεῖν, προσλαμβάνειν (prendre sa part pour se l'attribuer) semble donner une certaine force à cette hypothèse.

27.34   Maintenant il fallait que chacun reçût sa ration ; c'était indispensable au salut de tous9. Ce salut, d'ailleurs,. est assuré ; Paul s'en porte garant dans les termes les plus énergiques : il ne tombera pas un cheveu de la tête des voyageurs.

27.35   Là-dessus, joignant à l'exhortation l'exemple, l'apôtre prend un pain, rend grâce à Dieu en présence de ces voyageurs peu à peu rassurés, et commence à manger ; il a probablement joint à ce pain quelque autre aliment. Cette prière d'actions de grâces en un tel moment n'est-elle pas une prédication, une œuvre missionnaire au premier chef ? Elle donne le courage à tous : passagers, soldats, équipage ; pas un, cette fois, ne se refuse à goûter d'un peu de nourriture et, comme pour mieux constater cette unanimité, le narrateur mentionne ici le nombre total des personnes à bord : deux cent soixante et seize âmes (Ψυχαὶ comme 2.41fnB réduit considérablement ce chiffre et lit ὡς ἑβδομήκοντα ἕξ . Est-ce une simple-faute, ou plutôt une correction pour rendre le chiffre plus acceptable ?).

27.38   Tous étant maintenant rassasiés10, une mesure de prévoyance s'impose ; il faut alléger le bâtiment le plus possible, pour le faire échouer près d'un rivage. On jettera donc à la mer le blé, bien irrévocablement perdu, et déjà fort gâté, on peut le croire, par les paquets de mer entrés dans la cale. Je n'hésite pas à donner ce sens à σίτον, malgré l'autorité de Meyer. Ce savant y veut voir les restes des vivres ; mais sans doute le poids n'en était pas assez grand pour gêner la dernière marche du vaisseau. On pouvait, en outre, avoir besoin de ces vivres sur la côte inconnue et peut-être déserte où l'on allait échouer. S'en défaire maintenant eût été une imprudence inutile.

27.39   Le jour paraît enfin. Une terre est en vue ; mais nul ne la reconnaît. Il n'y a là rien d'extraordinaire. Les matelots de notre vaisseau, venant d'Alexandrie, ont pu longer ou même aborder plus d'une fois l'île de Malte par un tout autre côté ; ils se présentent actuellement par le nord-est, entre la pointe Koura et l'îlot de Salmonetta. Leurs yeux exercés ne tardent pourtant pas à découvrir un golfe terminé par un rivage. Remarque importante et faite sans doute par un témoin oculaire. La côte de Malte, dans cette direction, est bordée d'une ligne de rochers à pic ; c'est une ἀκτὴ sans ἀιγιαλός, comme c'est le cas pour nombre d'îles de la Méditerranée. Sur deux points seulement cette ligne est interrompue par une grève, ou rivage à pente douce. Nos voyageurs sont en face d'une de ces grèves, et la pensée vient naturellement à tous d'y pousser le vaisseau11, pour le sauver si c'est encore possible. Les mesures nécessaires sont prises à la hâte.

27.40   Il y en avait trois. D'abord, lâcher les ancres dans la mer ; elles y étaient déjà plongées, il s'agit donc simplement de relever leurs chaînes à la hauteur des crochets qui les retiennent aux flancs du bâtiment, puis de les laisser tomber. On a proposé de traduire περιελόντες (de περιαιρέω) par « ayant enlevé les ancres autour du vaisseau. » A quoi bon les enlever pour les abandonner tout de suite ? On les eût bien moins encore ramenées sur le pont, pour le charger d'un poids fort lourd. La préposition περὶ désigne ici comme au verset 20 le complet de l'opération, et Hackett me paraît interpréter très bien : « Having entirely cut away the anchors. » -- Seconde mesure : laisser aller également les câbles (ζευκτηρία, ligamina, de ζεύγνυμι) dont on s'était servi pour obtenir, pendant la nuit, l'immobilité des palettes du gouvernail (πηδάλια). D'ordinaire, le gouvernail se composait de deux grandes rames, plongeant l'une à bâbord, l'autre à tribord, maniées par un seul pilote. On va en avoir besoin pour la dernière manœuvre de l'échouement. -- Troisième mesure : hisser la voile d'artimon pour l'ouvrir aux souffles du vent (après πνεούσῃ, on sous-entend αὔρᾳ). Avec ce secours, on pourra maintenir ferme le bâtiment dans la direction du rivage (après κατεῖχον on doit sous-entendre τὸ πλοῖον). Le terme ἀρτέμων, unique dans le Nouveau Testament, a été diversement interprété. On y a vu la voile d'arrière, l'ἐπίδρομος des Grecs ; mais hisser en ce moment une voile d'arrière eût été, observe Breusing, la plus grande sottise possible. On traduit encore : voile du centre ; voile de l'avant ; voile de fortune ; mais précisément, d'après les anciens auteurs, une voile de fortune devait se hisser à l'avant ; et c'est bien ici, pensons-nous, le sens à donner au mot artimon.

27.41   Ces manœuvres sont en voie de réussir, quand un accident survient : on tombe entièrement sur un emplacement à deux mers. De quoi peut-il être question ? D'après Smith, d'un chenal étroit, séparant de Malte l'îlot Salmonetta et reliant, en fait, deux mers : la haute mer et la baie de Saint-Paul. D'après le texte, néanmoins, le vaisseau paraît s'arrêter sur un sol dur, et non dans un canal. Ne s'agirait-il pas d'une langue de terre, assez recouverte par les eaux pour n'avoir pas été aperçue du navire, trop peu pour le laisser passer ?

On n'en rencontre pas de pareilles aujourd'hui sur cette côte. C'est vrai ; mais il peut y en avoir eu en l'an 60 de notre ère, car il s'agit, au fond, d'un banc de sable. A peine ce banc vu, ou senti, les matelots y poussent 12 le vaisseau pour l'échouement. La proue s'engage alors dans un sol à la fois assez meuble et assez ferme pour s'ouvrir et pour enserrer la quille13 ; elle demeure immobile et, pendant ce temps, la poupe est disloquée par la violence des flots, (τῶν κυμάτων, donné par quelques manuscrits, doit en tout cas être sous-entendu.)

27.42   Un nouveau danger surgit au dernier moment, au moins pour les prisonniers. Les soldats répondent d'eux sur leurs têtes ; ils craignent de les voir s'enfuir à la nage ; ils veulent les tuer (nous avons vu des traits analogues 12.19 ; 16.27). Ce n'est pas, en effet, un simple projet ; c'est déjà une résolution, βουλὴ . Ce n'eût point été une trahison, comme celle des matelots. (Vers. 30.)

27.43   Mais c'eût été une cruelle ingratitude à l'égard de Paul, et le centenier n'en veut pas entendre parler ; lui aussi il a une volonté, celle de sauver ce sauveur. Par là même le missionnaire contribuera à la délivrance de ses compagnons de chaîne ; à cause de lui, on n'en tuera pas un seul. L'officier reprend ici le commandement supérieur ; l'apôtre cesse de donner des conseils. A ceux qui savent nager, ordre de se jeter14 à l'eau les premiers et de gagner la terre. -- Les autres se cramponneront à des planches15 ou à des débris quelconques du vaisseau. Et ainsi, conclut l'auteur avec un accent presque triomphal, tous furent sauvés ! On dirait le père de famille comptant ses bien-aimés après un désastre.... « Und sieh ! ihm fehlt kein theures Haupt ! » (Schiller,. Die Glocke.) Pas un ne manque à l'appel ; la promesse de Dieu est littéralement accomplie.

6. SÉJOUR À MALTE. ÉTABLISSEMENT À ROME

§ 1.
Séjour à Malte : 28.1 à 28.10
§ 2.
Fin du voyage : 28.11 à 28.15
§ 3.
Paul à Rome : 28.16 à 28.31

§ 1. Séjour à Malte

28.1   Une fois à terre, les naufragés examinent, s'informent : ils ont échoué dans l'île de Malte. Les uns, peut-être, la reconnaissent ; les autres sont renseignés par les premiers naturels accourus sur le rivage 1. -- Nous n'hésitons pas à traduire Μελίτη (ou Μελιτήνη) par Malte, et non par Mélide, île de l'Adriatique proprement dite. L'Euroclydon ne peut pas avoir poussé le navire dans la direction de Mélide. Les vaisseaux alexandrins se rendant en Italie n'avaient rien à faire de ces côtés, et l'un d'eux n'aurait pas recueilli nos voyageurs dans ces parages (comparez v. 11) ; en tout cas, s'il y eût été amené pour un motif quelconque, il eût débarqué son monde à Brindisi, sans faire le grand détour par Syracuse. Aujourd'hui, a-t-on objecté, on ne trouve plus de vipères à Malte, et la dysenterie n'y règne plus ! Est-ce une objection, vraiment, et faut-il la réfuter ?

28.2   Nous sommes donc bien à l'île de Malte. Les habitants, de race punique, sont appelés des « barbares ; » ce nom s'appliquait alors couramment à tous ceux qui n'étaient ni Grecs ni Romains. Mais ces « barbares » sont très humains ; ils usent envers les naufragés d'une « philanthropie » peu ordinaire (littéralement : « qui ne se rencontre pas partout ; » comparez 19.11 οὐ τὰς τυχοῦσας), et provenant, sans doute, d'une direction de Dieu. Pour sécher et pour réchauffer les malheureux tout grelottants, ils commencent par allumer un grand tas de bois (πυρά, littéralement : un bûcher, ἅπ) ; puis ils les prennent à eux, chacun en allant chercher un certain nombre, comme semble l'indiquer le verbe προσελάβοντο -- Paul, toujours prêt à travailler pour les autres, assemble en les tordant (συστρέφω, contorqueo2) une certaine quantité de baguettes de bois mort, ou de sarments. Une vipère, probablement engourdie jusqu'alors par le froid, réveillée maintenant par le feu3, saute et s'attache à la main de l'apôtre. Le verbe employé καθάπτω, (avec le génitif, apprehendo, adapto) n'indique pas nécessairement une morsure ; le reptile peut s'être simplement enroulé autour du membre. Pour les spectateurs, cependant, l'étranger a bien été mordu ; et ce sens reste le plus probable. Hackett cite à ce propos une remarque d'Agassiz, d'après laquelle la vipère peut, d'un bond, s'élancer d'un ou de deux pieds contre son ennemi.

28.4   Pour des barbares, une seule explication peut être donnée à pareille aventure : l'homme tout à l'heure sauvé des flots, maintenant mordu par une vipère, doit être un meurtrier poursuivi par Δίκη, cette déesse, fille de Jupiter et de Thémis, à qui était remis le soin de châtier les criminels. Tout en causant avec les voyageurs, les indigènes ont appris quelques détails sur la personne de Paul ; leur opinion paraît inattaquable, ils l'énoncent ouvertement entre eux. -- Mais, sans le moindre effort, semble-t-il, l'apôtre secoue le reptile dans le feu, et ne souffre lui-même aucun mal. C'est l'accomplissement littéral d'une promesse du Christ, Marc 16.18 ; Luc 10.19. Les « barbares » en sont confondus. Ils s'attendaient à voir l'étranger ou bien enfler4 rapidement dans tout son corps, ou bien même tomber mort brusquement. Leur attente se prolonge : ils regardent, ils contemplent (θεωρούντων) ; rien d'étrange (ἄτοπος, cui non est locus) ne se produit. Aussitôt « transportés à de tout autres pensées, » ils les expriment aussi haut : « Cet homme, disent-ils, est un dieu ! » Revirement aussi prompt (quoique en sens inverse) que celui dont l'apôtre avait été l'objet à Lystre, 14.12,19. La vie communiquée par Dieu à son serviteur l'emporte sur les puissances de la mort ; mais ces barbares pouvaient-ils s'en douter ?

28.7   Le bruit de ce miracle -- et certainement le récit a l'intention de nous raconter un miracle -- ne tarde guère à se répandre. Curieux de connaître un étranger si extraordinaire, jaloux peut-être aussi d'exercer à son tour l'hospitalité, « le premier de l'île, » un nommé Publius, invite chez lui les naufragés et les héberge largement pendant trois jours. Tous les naufragés ? demandera-t-on. Cela me paraît résulter du texte. Borner le ἡμᾶς du verset 7 et celui du verset 10 à quelques personnages seulement : Paul, Aristarque, le centenier, notre historien, c'est une interprétation arbitraire ; ἡμεῖς n'a jamais eu ce sens dans le chapitre 27. Les deux cent soixante-seize réchappés auront donc bien bénéficié de cette grandiose hospitalité de Publius. Etait-il, lui, un magistrat, ou simplement, par le fait de sa fortune et de son rang, le principal personnage de l'île ? Les inscriptions trouvées à Malte laissent sur ce point quelque incertitude ; il devait pourtant y avoir alors dans cette île un légat du préteur de la Sicile, dont Malte dépendait ; ce légat est précisément nommé πρῶτος τῆς νήσου .

28.8   Or, en ce même moment, le père de Publius était malade : fièvre, et d'après le pluriel πυρετοῖς, accès de fièvre, accompagnés de dysenterie, et le malade doit garder le lit. Notre écrivain semble parler en connaisseur ; mais il ne s'attribue aucune part dans la guérison. Elle est l'œuvre de Paul, appelé auprès du patient. Le missionnaire prie ; il impose les mains, et le père de Publius est rétabli. La réputation de Paul s'accroît d'autant. Les autres Maltais (et le texte laisse entendre tous les insulaires) atteints de maladies quelconques se transportent auprès de lui et reçoivent ses soins. Assurément ses compagnons l'auront assisté de leur mieux dans ce travail. Cela résulte des honneurs rendus au départ à tous, et non pas seulement à lui. Honneurs, disons-nous, et non honoraires. Nous ne saurions donner ce dernier sens à τίμαι . Paul, selon toute apparence, n'eût accepté aucun salaire. Il s'est conduit, croyons-nous, d'après la règle Matthieu 10.8, heureux plutôt de payer par ses soins dévoués l'hospitalité reçue. Aux honneurs, du reste, se sont joints des cadeaux divers pour les naufragés, et ils quitteront Malte abondamment pourvus pour la fin du voyage.

§ 2. Fin du voyage

28.11   Trois mois se sont écoulés : probablement de mi-octobre à mi-janvier ; peut-être un peu plus tard. La navigation n'est pas encore officiellement rouverte ; mais il ne reste plus à faire un trajet bien long ni bien difficile. En outre, le patron du navire sur lequel on va monter, ayant hiverné à Malte, doit être fort pressé d'aller vendre sa marchandise, du blé selon toute apparence. Notons ici un trait d'observation de notre auteur : il a vu l'emblème, ou l'enseigne, de ce vaisseau, peinte ou sculptée à la proue. Ce sont les Dioscures, Castor et Pollux, ces deux frères jumeaux devenus les patrons des navigateurs1. On voit sur des monnaies grecques l'image d'un navire au-dessous duquel paraissent les chapeaux des Dioscures, chacun avec une étoile2. Horace chantait aussi ces deux fils de Léda :

Quorum simul alba nautis
Stella refulsit3.
Le terme παρασήμος, dit Meyer, se prend volontiers, comme adjectif, en mauvaise part, et signifie alors « noté ; » mais substantivement il désigne l'emblème, appelé aussi ἐπισήμον fnBlass proclame intolérable la leçon de tous les bons manuscrits : παρασήμῳ Διοσκούροις  : un vaisseau désigné « aux Dioscures, » et propose de lire ᾧ ἧν παράσημον Διοσκούρων ..

28.12   La première escale après le départ de Malte se fait à Syracuse, dont le nom, écrit ici au pluriel, indique peut-être plusieurs villages englobés dans la capitale, ou la réunion de la ville bâtie sur terre ferme à celle construite dans l'îlot d'Ortygie. On y fait halte trois jours ; Paul peut avoir profité de cet arrêt pour descendre à terre, pour y parler du Sauveur, et pour y laisser le germe d'un troupeau chrétien. De là, ayant levé les ancres (si on lit περιελόντες), ou : ayant fait le tour de la côte (si nous adoptons la leçon plus probable περιελθόντες), les voyageurs touchent à Reghium, la moderne Reggio, où l'on attend un jour le vent favorable, celui du midi. Il se met enfin à souffler ; on se hâte de s'élever vers le nord. Deux jours encore4, et l'on arrive à Puteoli (aujourd'hui Pouzzoles), ainsi nommée ou des nombreuses sources environnantes et des puits qui en retenaient les eaux, ou bien de l'odeur fétide d'une partie de ces sources : « Puteoli a putendo. » La ville était située dans la Campanie, non loin de Naples. Elle voyait entrer dans son port, ou s'arrêter au passage, les navires alexandrins en route pour Rome. Ils montraient là leur lettre de passe, à l'extrémité d'un môle fameux avançant dans la mer par une trentaine d'arches5. Trente-six heures, avec un bon vent, suffisent pour franchir la distance de Reggio à Pouzzoles.

Un admirable coup d'œil devait s'offrir alors à nos voyageurs ; mais ici, comme précédemment, pas un mot n'est consacré à décrire le paysage. Notre apôtre est plus intéressé, son esprit bien mieux rafraîchi, par la rencontre de quelques frères. Il se laisse persuader par eux de passer sept jours dans leur société6 ; il a besoin de recevoir leurs exhortations et leurs consolations. Le centenier n'a donc rien perdu de sa bienveillance pour lui. Nous ne savons, au reste, ni quand ni comment Pouzzoles a entendu l'Evangile ; mais parmi tous les navires dont elle recevait la visite, il pouvait, certes, en être venu de Césarée ou d'Antioche, avec des nouvelles de la mission. Il y avait, du reste, une colonie juive établie à Puteoli quatre ans avant notre ère.

28.14   « Ainsi, conclut le narrateur, nous arrivâmes à Rome. » En fait, l'entrée dans la ville éternelle eut lieu un peu plus tard : d'abord les deux rencontres au Marché d'Appius et aux Trois tavernes, puis l'arrivée dans la capitale, mentionnée au verset 16. L'auteur tient à marquer dès maintenant le terme de cette dernière étape, terme si longtemps attendu et souhaité par l'apôtre. Pendant les sept jours passés à Pouzzoles, les frères de Rome ont eu le temps d'apprendre sa présence sur le sol italien ; ils viennent maintenant au-devant de lui. Quelques-uns s'avancent jusqu'au « Marché d'Appius » à 40 ou 50 milles de Rome, construit et ouvert en souvenir d'Appius-Claudius-Cœcus, sur la Voie Appienne, au nord des marais pontins ; c'est aujourd'hui une locanda assez misérable. D'autres s'arrêtent aux « Trois tavernes, » beaucoup plus près de la grande cité, sur l'emplacement de l'actuelle Cisterna. L'apôtre, à la vue de ces amis, éclate en actions de grâces. Il prend courage, ses inquiétudes sont refoulées ; c'est le vaillant voyageur dont nous avons admiré l'héroïsme aux heures les plus critiques.

§ 3. Paul à Rome

28.16   A peine arrivés à Rome, les prisonniers suivent deux sorts assez différents. Cela résulte du moins du texte de la Recepta où nous lisons après Ῥώμην  : « Le centenier remit les prisonniers au stratopédarque1, mais à Paul il fut permis.... » Les mots ὁ ἑκατόνταρχος,...στρατοπεδάρχῃ sont retranchés, il est vrai, dans א, A, B et dans la plupart des versions. Pourtant, ils expriment un fait certain. Seul le singulier στρατοπεδάρχης pourrait étonner, parce qu'il y avait habituellement à Rome deux préfets du prétoire ; Meyer pourrait bien avoir raison en montrant dans cette objection la cause du retranchement des mots en question. Ils contribueraient cependant à prouver encore l'exactitude du narrateur, si Wieseler ne se trompe pas en plaçant en l'an 62 Burrhus Afranius comme préfet unique du prétoire. Nous garderons donc ici la leçon de la Recepta et nous lirons : Le centenier remit les prisonniers au stratopédarque ; mais à Paul il fut permis de demeurer en son particulier avec le soldat qui le gardait -- ce dernier lié par une chaîne au bras du prisonnier (custodia militaris). -- Cette exception faite pour Paul confirme pour les autres la conformité à la règle ordinaire ; elle se justifiait pour lui par les services rendus lors du voyage, et par le rapport favorable de Festus.

28.17   Trois jours sont maintenant employés par les premiers arrangements et les premières mesures. Il faut, d'abord, se procurer un logement convenable. Il est nécessaire, ensuite, de chercher quelques informations sur l'Eglise de Rome. Paul, sans doute, les aura bientôt reçues ; l'historien ne nous les communique pas.





Les versets 17-28 de notre chapitre forment, au jugement de Baur, un morceau tout à fait inauthentique. Zeller le déclare au contraire un portrait historique de Paul. Comment, demande le premier critique, l'apôtre se serait-il maintenant adressé aux Juifs de Rome et non pas aux chrétiens ? -- Mais pourquoi, répondrons-nous plutôt, aurait-il maintenant changé sa façon constante de procéder ? Dans l'épître même aux Romains, il a posé ce principe : « Au Juif d'abord, puis au Grec. » (Romains 1.16) Il y est resté fidèle dans toute sa mission ; y a-t-il un motif suffisant pour l'abandonner, à son entrée dans la ville éternelle ? Déjà une communauté chrétienne existe à Rome ; l'évangélisation y est commencée ; sans doute il y a lieu d'attendre pour un prochain avenir la conversion des Gentils et, par suite, celle aussi des Juifs. Le missionnaire se reconnaît dès lors un devoir pressant de prêcher à ses compatriotes. Il convoque auprès de lui les plus marquants d'entre eux ; il leur présente une brève apologie personnelle, nécessaire assurément pour expliquer ses chaînes2  ; et il les salue du nom dont il s'est servi déjà devant le peuple et devant le sanhédrin : « Hommes frères ! »

28.18   Les premiers mots de l'apôtre rappellent brièvement des faits connus, en ajoutant deux ou trois compléments utiles. Il établit, en particulier, la résolution prise par les autorités romaines en Palestine de le relâcher, dans la conviction où elles étaient de son innocence. Seulement, une explosion de haine du côté des Juifs avait rendu cette mesure impossible. Le procurateur n'ayant pas opposé à ses subordonnés une résistance assez énergique, l'apôtre s'est vu contraint d'en appeler à César. C'était le seul moyen d'échapper à un assassinat ou à un meurtre juridique. Mais il ne faut chercher dans cet appel nulle intention du missionnaire d'accuser son peuple. Il n'a point cessé de l'aimer. Au contraire ; cet amour lui a inspiré l'invitation maintenant adressée aux Juifs de Rome. L'apôtre voudrait les voir, s'entretenir avec eux : C'est à cause de ce motif que je vous ai exhortés pour (τοῦ télique sous-entendu) vous voir et vous parler3 ; car à cause de l'espérance d'Israël je suis enveloppé4 de cette chaîne. Cette dernière pensée, nous l'avons rencontrée déjà dans le discours interrompu de Paul devant le sanhédrin et dans son apologie devant Agrippa. « L'espérance d'Israël, » -- au moins de la partie croyante de ce peuple, -- c'est la base de la mission évangélique, car c'est le contenu de toute la prophétie, dépouillé des rêveries du rabbinisme ; c'est la foi dans le glorieux épanouissement du royaume de Dieu, et par conséquent aussi dans le rétablissement d'Israël ; c'est l'aboutissant suprême de la mort et de la résurrection du Christ.

28.21   La réponse des Juifs est conçue en termes bienveillants, sans être exempte d'une certaine diplomatie. Ils ne veulent prendre ouvertement position ni contre leurs concitoyens de la Palestine, ni contre l'apôtre ; car il faut conserver l'amitié des premiers, et le second semble jouir de la faveur des Romains.

Une seule affirmation paraît étrange de leur part. Ils déclarent n'avoir reçu au sujet du missionnaire ni lettre ni communication d'une nature fâcheuse, venue de la Judée. Impossible ! s'écrie Zeller ; cette portion du récit doit être révoquée en doute. -- Je n'en vois pas le motif. Gomme Meyer déjà l'a fait justement observer, les Juifs de Palestine n'avaient aucune raison sérieuse d'informer leurs compatriotes à Rome de l'affaire de Paul, avant l'appel interjeté par l'apôtre. D'autre part, après cet appel, le premier navire faisant route de Césarée pour la capitale paraît avoir été celui même de notre apôtre. Or il a fait côte à Malte. Son équipage a passé trois mois dans cette île, puis est reparti pour l'Italie sur un vaisseau alexandrin, avant l'ouverture de la navigation. Nul n'a pu avant lui apporter des nouvelles de Paul, car on ne supposera probablement pas que des messagers spéciaux aient dû, pendant l'hiver, faire à pied la route de Palestine en Italie. S'étonnera-t-on de l'ignorance dans laquelle les Juifs romains restèrent au sujet de l'apôtre, pendant les deux ans de sa captivité à Césarée ? Mais la persécution dont ils avaient souffert sous l'empereur Claude avait dû troubler et gêner leurs rapports avec les Hébreux du reste de l'empire. Enfin, à en juger par l'épître aux Romains, les Juifs de la capitale conservaient encore vis-à-vis du christianisme une position expectante ; pas d'hostilité ouverte ; pas de sympathie non plus ; ils préféraient ignorer. Nous n'avons donc pas à nous laisser troubler par l'exclamation de Zeller. Et nous tenons pour gens de bonne foi les invités de Paul, quand ils lui expriment leur désir d'apprendre (ἀξιοῦμεν  : nous jugeons convenable) son opinion personnelle et ses vues sur une secte dont ils connaissent une seule chose, à savoir l'opposition à laquelle elle se heurte partout. Pour eux, ils évitent encore de se prononcer. Lorsqu'on ne sait pas, agir ainsi n'est pas de la duplicité ; c'est de la sagesse, habile peut-être, mais point hypocrite.

28.23   D'autre part, cet isolement relatif des Juifs de Rome à l'égard de l'Eglise chrétienne et du mandat apostolique était un fait providentiel. Il va permettre à notre missionnaire d'adresser à ses concitoyens un vivant appel, avec l'espoir d'être écouté sans préventions. Il ne manque pas d'en profiter. Il a pris jour avec ses visiteurs pour un second rendez-vous, où il exposera en détail son enseignement, c'est-à-dire, en réalité, celui de Jésus-Christ. Il est prisonnier ; c'était donc aux Juifs de fixer eux-mêmes ce jour. Puis ils reviennent, en plus grand nombre encore, dans sa ξενία . Ce dernier terme peut désigner soit une demeure particulière mise pour un certain prix à la disposition du prisonnier (mais c'est plutôt le μίσθωμα du verset 30), soit la maison d'un ami où Paul serait reçu comme un hôte : c'est ce qu'il demandait à Philémon (v. 22). Cette maison pourrait bien avoir été celle de Priscille et d'Aquilas, alors peut-être établis encore à Rome. (Comparez Romains 16.3)





La seconde conférence dure du matin au soir. Nous en avons donc, en un seul verset, un résumé extrêmement bref. L'apôtre, appuyé sur les paroles de Moïse et des prophètes, a fait porter sur deux points ses instructions :

  1. sur le royaume de Dieu, dont il donne une sorte d'exposé, accompagné d'un témoignage complet (διαμαρτυρόμενος) ;
  2. sur la personne et sur l'œuvre de Jésus-Christ.
Ce cours de dogmatique fut animé sans doute et pressant. Il partait de la loi et des prophètes. La persuasion en jaillissait (πείθων) ; il n'exerçait cependant aucune contrainte, car plusieurs ont résisté. -- Jésus de même avait commencé son ministère par une instruction sur le royaume des cieux. Or, s'il peut seul le fonder, seul il peut aussi l'étendre ; en lui se concentrent toutes les promesses de l'Ancien Testament relatives au Messie.

28.24   L'instruction donnée par l'apôtre ne reste pas absolument stérile. Elle produit, comme toujours, des résolutions contraires. Certains auditeurs sont convaincus, -- donc Paul a bien fait de parler à ses compatriotes. D'autres résistent, refusent leur foi. Il n'y a point accord entre tous les assistants. Le prédicateur finit par les congédier (ἀπελύοντο au passif : ils furent congédiés par lui), en répétant cette sévère sentence d'Esaïe 6.9-0 par laquelle Jean 12.37-41 avait caractérisé l'échec apparent du ministère de Jésus, tandis que le Christ lui-même s'en était servi pour justifier son enseignement en paraboles. (Matthieu 13.15) Par le terme ῥῆμα ἕν l'auteur entend bien annoncer la clôture de l'entretien, et par l'emploi de καλῶς (comme Matthieu 15.7 ; Marc 7.6) Paul accentue nettement l'application de cette sentence à ses auditeurs. Une telle sévérité peut étonner. Mais, ne l'oublions pas, il y avait alors à Rome une Eglise, suffisante pour enseigner les vérités du salut à tout Juif vraiment désireux de les connaître. Si, malgré ces secours dont ils pouvaient profiter, malgré les pressants appels de l'apôtre, les Juifs refusent encore de croire, ne se placent-ils pas eux-mêmes précisément dans la position décrite par Esaïe ? Si l'heure de la conversion ne sonne pas aujourd'hui pour eux, la faute n'en reste-t-elle pas à eux seuls ?

Ainsi, une prophétie menaçante avait ouvert le livre des Actes (1.20). Elle visait le sort d'un apôtre devenu un traître. Une prophétie non moins redoutable le clôt. Elle a en vue l'ensemble du peuple élu, devenu une nation infidèle. Entre ces deux oracles, et dès le jour de la Pentecôte, les disciples du Christ en ont entendu maint autre, plein de promesses et d'encouragements. Israël peut encore choisir. Mais, hélas ! son choix semble déjà fait, et son endurcissement va retarder de bien des siècles son entrée dans le royaume du Messie.

28.26   La citation faite maintenant par Paul est à peu près textuelle d'après les Septante. Il compare les effets de sa prédication à ceux du ministère du prophète. Ses auditeurs aussi ont entendu sans comprendre ; ils ont vu sans regarder. Leur cœur a été « rendu épais, » et l'intelligence n'a pas pu y pénétrer ; ils ont volontairement fermé (καμμύω à l'actif) leurs yeux. Et ils ont été fort conscients de leur action ; ils voulaient en quelque sorte s'empêcher de se convertir ; ils ne voulaient pas être guéris par le Seigneur. Dès lors, ils ne pourront plus l'ignorer -- ce solennel γνωστόν ὑμῖν semble une réponse au γνωστόν ἡμῖν du verset 22 -- le salut repoussé par eux a été porté aux païens. Ceux-là du moins y feront attention. Dernière parole à nous connue de l'apôtre dans Rome. Il en prononça, d'après le verset 31, beaucoup d'autres encore ; mais elles ne nous ont pas été rapportées. -- On notera ici le substantif neutre τὸ σωτήριον remplaçant le féminin ordinaire ἡ σωτηρία il se rencontre seulement ici et dans trois passages du Nouveau Testament, Luc 2.30 ; 3.6 ; Ephésiens 6.17. Jäger propose d'y voir une désignation personnelle de Jésus-Christ : cela ne me paraît pas indiqué.

28.29   A la suite du verset 28, la Recepta ajoute, comme verset 29 : καὶ ταῦτα αὐτοῦ εὶπόντος, ἀπῆλθον οἱ Ἰουδαῖοι, πολλὴν ἔχοντες ἐν ἑαυτοῖς συζήτησιν Ces mots manquent dans א, A, B, E, Syr., Cop., Vulg., et Tischendorf les retranche. Ils proviennent peut-être d'une glose marginale dont le verset 25 pourrait bien être l'origine ; ils n'ajoutent aucune idée nouvelle.





28.30   L'auteur arrive enfin à la conclusion de son livre. Il aboutit à un séjour de deux années de l'apôtre Paul dans une habitation particulière, louée par lui ou plus probablement pour lui, et devenant son ἰ'διον μίσθωμα Il jouit de la sorte d'une liberté assez grande pour recevoir des visiteurs. Cette situation, relativement facile, devait changer bientôt. Quand l'apôtre écrira la seconde épître à Timothée, sa captivité sera bien plus dure. Les deux années d'emprisonnement romain indiquées par l'auteur apparaissent comme un parallèle (ou comme un contraste) avec celles de Césarée.

28.31   Mais les détails font subitement défaut ; un simple résumé les remplace, et tout se borne à deux indications. Les entretiens nombreux du missionnaire avec ses visiteurs ont constamment porté sur le royaume de Dieu et sur le Seigneur Jésus-Christ. Le premier faisait l'objet d'une sorte de prédication (κηρύσσων) ; le second était le centre d'un enseignement (διδάσκων). Pouvait-il y avoir leçons plus importantes données dans la capitale du monde ? En face d'empereurs dont l'apothéose faisait des dieux, montrer l'humilité et l'abaissement volontaire du Roi des rois ; à la puissance souveraine fondée sur la légion, opposer le pouvoir suprême de l'amour et de la persuasion, quelle tâche à la fois douce et difficile, et quel saint apostolat ! Les auditeurs de ces leçons doivent avoir été des étrangers et des Romains, plusieurs sans doute travaillés par des besoins religieux, et non pas seulement poussés par la curiosité. Connaissant vaguement encore « la voie du Seigneur, » ils viennent à l'apôtre pour se faire instruire par lui, et Paul, suivant son habitude, leur communique ses instructions avec une pleine hardiesse. (Comparez Philippiens 1.20.) L'autorité, pour le moment, ne lui oppose ni défense ni restriction, et le dernier mot du livre a précisément pour objet de relever cette très grande indépendance : ἀκωλύτως, sans empêchement ! Ne dirait-on pas un avertissement jeté en terminant à toutes les puissances civiles ou politiques dans leurs rapports avec les droits de la conscience ? Au reste, lorsqu'elles les oublieront, ces droits, lorsqu'elles les fouleront aux pieds, une parole de l'apôtre ne cessera de retentir à leurs oreilles : « La parole de Dieu n'est point liée ! » (2 Timothée 2.9)





Les « Actes » se terminent sur cette pensée et sur ce mot. On en a souvent remarqué la forme abrupte et brusque. On a tâché d'apporter ici les lumières de maintes conjectures plus ou moins heureuses. L'une des plus goûtées nous montre l'auteur préparant un nouvel ouvrage, qui n'aurait jamais vu le jour, mais qui aurait eu pour but de raconter, d'une part, les dernières années de Paul, de l'autre, les destinées de ses collègues dans l'apostolat.

Le propre d'une conjecture, c'est de laisser subsister l'incertitude. Il n'en va pas autrement avec celle que nous venons d'énoncer. L'ouvrage supposé a-t-il jamais existé ? A-t-il même été simplement préparé ? Nous ne le savons pas ; nous n'en saurons probablement jamais rien. Revenons plutôt à celui que nous possédons et, pour en achever l'étude, essayons maintenant d'en chercher l'auteur et d'en résumer les caractères.

Ce sera la tâche de notre conclusion.


1
Τινῶν de A, B est très probablement préférable à τῶν  ; tous les anciens n'ont pas-dû descendre à Césarée.
2
Πάντη, πανταχοῦ peuvent se rapporter à προνοίας ou bien à ἀποδεχόμεθα, proprement : nous recevons ; puis : cum assensu admittimus.
3
Ἐπὶ πλεῖον comme 20.9.
4
Πρωτοστάτης est une vox militaris, littéralement : soldat du premier rang, chef de file.
5
B. Weiss qui adopte la leçon de Westcott pense que la plus longue, empruntée à E, porte le caractère du codex Bezæ.
6
Συνεπιτίθημι, ajouter. Recepta : συνέθεντο, ils approuvaient, donnaient leur assentiment.
7
Au lieu de τί ἀδίκημα, les elzévirs lisent εἴ, adopté par Blass et B. Weiss.
8
Les Elzévirs ajoutent devant ὁ Φῆλιξ les mots inutiles ἀκουσας δὲ ταῦτα . Il ne faut pas traduire : « Ayant dit : quand je saurai plus exactement,...lorsque Lysias sera venu,...je connaîtrai. » Il faudrait pour cela que ἔιπας précédât εἰδὼς .
9
Προσέρχεσθαι après ὑπηρετεῖν n'est pas suffisamment appuyé.
10
Comparez Jos., Antiq., 20, 7, 1, 2.
11
Ἐσεσθαι après μέλλοντος est inutile.
12
Ramsay (p. 310, 311) pense que Paul a disposé de ressources pécuniaires sérieuses pendant sa captivité. Cela me paraît bien difficile à prouver.
1
Ἐπιβαίω avec εἰς ou le datif : monter sur, entrer dans.
2
Ἀρχιερεῖς plus appuyé que le singulier ἀρχιερεῦς . Le grand prêtre était alors Ismaël, fils de Phabi. (Jos., Ant., 20, 8, 8.)
3
Ἐις Καισαρέιαν, plus difficile, doit probablement être préféré à ἐν Καισαρείᾳ de la Recepta.
4
Elzévirs : πλείους ἥ δέκα B, πλείους ὀκτὼ ῆ δέκα .
5
Ἀιτιώματα est hapax ; dans quelques manuscrits ἀιτιάματα .
6
Ἐπὶ, à préférer à ἀπ’, avec le génitif : en présence de ; ainsi : ἐπὶ μαρτύρων devant témoins. (Lucien.)
7
Pline (Ep., X, 97) raconte que des chrétiens de Bithynie eurent recours à ce même appel : quos, quia cives romani erant, annotavi in Urbem remittendos.
1
Après ἀνθρωπον la Recepta ajoute à tort εἰς ἀπώλειαν . On notera πρῖν avec l'optatif sans ἄν  ; τόπον ἀπολογίας λαβεῖν  : accipere locum respondendi ; ἀναβόλη dilatio (hapax) ; comparez ἀναβάλλομαι, 24.22.
2
Après ὑπενόουν א lit πονήρα  ; A πονήραν  ; B πονηρῶν  ; cette dernière leçon est la plus probable.
3
Si nous lisons avec les elzévirs ζήτησιν τούτου  : la recherche au sujet de cet homme ; si nous adoptons τούτων  : la recherche au sujet de ces choses.
4
Φαντασία (de φαίνω), ostentation.
5
Gedanken u. Bemerkungen ur Apostelgeschichte, Heft 3 ; S. 37.
6
Tacite, Ann. II, 87 : acerbe increpuit eos qui divinas occupationes ipsumque dominum dixerant.
7
Comparez Jos., Antiq., 14, 8, 5, etc.
8
Καταντῆσαι εἰς comme Philippiens 3.11. -- Et sur le δωδεκάφυλον comparez Jacques 1.1.
9
Les leçons les plus sûres placent βασιλεῦ tout à la fin du verset, et suppriment Ἀγρίππα .
10
Τί se rattache directement à ἄπιστον et ne forme pas une question pour lui seul ; il faudrait alors τι γὰρ, ou τι οὖν  ; comparez Romains 3.3,9. (Littéralement : Quoi d'incroyable est jugé auprès de vous si Dieu ressuscite....)
11
Πρὸς avec un sens d'hostilité, comme Luc 23.12.
12
Comparez Jean 6.60 σκληρός appliqué à des paroles.
13
Littéralement ruer : λάξ  : avec le talon ; à coups de pied.
14
Entre Ἱεροσολύμοις et πᾶσαν il faut placer un εἰς . S'il est retranché dans א, A, B, ce peut être par homoioteleuton avec le οις qui précède.
15
Ἐπικουρία, hapax, de ἐπικουρέω, secourir.
16
Nous lisons, en effet, μαρτυρόμενος et non μαρτυρούμενος, malgré l'appui donné par Meyer à la Recepta. Paul n'aurait pas prétendu que petits et grands lui rendaient témoignage.
17
Les γράμματα paraissent avoir désigné volontiers chez les Hébreux la théologie. Jean 8.15.
18
Οὐθέν peut se prendre adverbialement : en aucune façon.
19
Beaucoup mieux appuyé que γενέσθαιι .
20
Ἐυχομαι avec le datif, hapax. -- παρεκτὸς avec le même sens Matthieu 5.32 ; adverbialement 2 Corinthiens 11.28.
21
Avant ἀνέστη, les elzévirs lisent les mots douteux : καὶ ταῦτα ἐιπόντος αὐτοῦ .
1
Ramsay fait de la « cohorte sébaste » un corps de courriers détachés, en service entre l'empereur et les armées de province, (p. 315.)
2
L'orthographe de ce nom varie beaucoup dans les manuscrits. -- μέλλοντι de A, B paraît préférable à μέλλοντες . Malgré l'autorité de א, A, B, on peut retrancher εἰς après πλεῖν  ; ce verbe, habituellement neutre, serait ici transitif ; on dit de même πορευέσθαι ὀδόν .
3
Voir avec Ramsay dans ces deux amis des domestiques temporaires de Paul, presque ses esclaves, me paraît à peu près impossible.
4
Josué 19.24-28 et Juges 1.31.
5
Πορευθέντι de A, B paraît être une correction, pour πορευθέντα .
6
Προσεάω, hapax.
7
Παραλέγομαι comme au verset 13 : légère oram ; præternavigare.
1
Πλοός génitif rare pour πλοῦ, de πλόος, navigation, traversée.
ἐπισφαλής sujet à tomber, à être renversé σφάλλω renverser), donc : douteux, dangereux.
2
Ramsay croit pouvoir assigner à ce jour la date du 5 octobre, pour l'an 59.
3
Θεωρῶ . Le ὅτι exigerait μέλλει et non μέλλειν  ; deux constructions mêlées en une.
4
Ἀνεύθετος  : privatif ; εὐ et τίθημι . Terme hapax ; mais comparez Luc 9.62 εὐθετος .
5
A, B lisent ἐκεῖθεν . Si l'on adopte κἀκεῖθεν  : aussi de là, après avoir déjà quitté d'autres ports.
6
Ramsay voit aussi Lutro dans Phénice, mais observe que ce port est tourné vers l'est, et demande s'il y a erreur dans le texte ou chez le narrateur (p. 326).
7
Ὑποπνέω, ἄπ, souffler doucement ; reprendre haleine.
8
Après ἄραντες, il faut sous-entendre ἄγκυρας .
9
Ramsay traduit κατ’ αὐτῆς par « down from the island. » Le vent aurait soufflé soudain des montagnes de l'île, hautes d'environ 2400 mètres. L'explication est avantageuse, au point de vue maritime. L'est-elle autant exégétiquement ?
10
Comme en latin : data nave fluctibus.
11
Περικρατεῖς  : compotes alicujus rei.
Σκάφη, de σκάπτω creuser, donc primitivement : tronc évidé.
12
Ramsay (p. 329) n'en garde pas moins l'opinion de Smith, et demande comment le ceintrage longitudinal eût été possible en pleine tempête. Nous permettra-t-il de lui demander si le ceintrage en largeur eût été plus facile ?
13
Ἐκπίπτω, en parlant de vaisseaux ou de passagers un instant soulevés par les flots, pour y retomber ou pour être jetés sur les brisants.
14
Plutarque, dans son traité sur les bavards, renferme le curieux passage que voici : « Quand un navire est emporté par le vent, on le retient, en diminuant la vitesse par des câbles et par des ancres. » (σπείραις καὶ ἀγκύραις τὸ τάχος ἀμβλύνοντες) Plutarque, Moral., 507 A.
15
Après πλὴν il faut sous-entendre une répétition de ἀποβολὴ, et l'on remarquera la paronomasie entre ce mot et ἐκβολὴ du verset 18.
16
Calvin énonce une pensée tout analogue.
1
Peut être faut-il lire avec B*, non pas προσαγεῖν, mais προσαχεῖν, qui serait une corruption de προσηχεῖν et indiquerait précisément ce bruit. ( ?)
2
διΐστημι séparer ; on sous-entend : ἐαυτοùς, ou τὴν ναῦν . Même verbe Luc 22.59 ; 24.51. Ὀργυία de ὀρέγω, étendre, espace d'une main à l'autre, bras étendus ; environ deux mètres. Τραχεῖς, lieux arides, rocailleux ; voir Luc 3.5.
3
Προφάσει, avec ὡς, peut être pris adverbialement, comme πρόφασιν .
4
Comme semble l'indiquer ἐκτείν .
5
Noter le ὑμεῖς et non pas ἡμεῖς  !
6
Σχοινίον, corde de jonc (σχοῖνος) ; comparez Jean 2.5.
7
Après ἄχρι οὗ on sous-entend χρονοῦ .
8
Διατελέω, absolvo, se construit avec un adjectif ou un participe.
9
On remarquera dans πρὸς σωτηρίας le πρὸς avec le génitif, cas hapax. « Prendra de la nourriture appartient à votre salut (est du côté de votre salut) ; » comparez Winer,. p. 334. On lit Thucyd., III, 59 : οὐ πρὸς ὑπμετέρας δόξης τάδε  : cela n'appartient pas, ne ressortit pas à votre gloire.
10
κορεννύμι avec le génitif. Même verbe, 1 Corinthiens 4.8.
11
Le verbe ἐκσῶσαι doit probablement être remplacé par ἐξῶσαι, infinitif aoriste de ἐξωθέω, propello. Ce qu'on veut donc, c'est avant tout pousser le navire.
12
Ἐπώκειλαν, de ἐποκέλλω, échouer au neutre et à l'actif. א, A, B, C lisent ἐπέκειλαν de ἐπικέλλω, pousser un navire à terre, terme plus spécialement poétique.
13
ἐρείδω, fixer dans, et s'enfoncer dans.
14
Ἀπορίψαντας  : en se jetant par-dessus bord.
15
Σανίς, ιδος, () : poutre, planche.
1
La leçon ἐπέγνωμεν est préférable à ἐπέγνωσαν .
2
Quelques manuscrits lisent ἀναστρεψάντος et la même variante se rencontre Matthieu 17.22.
Φρύγανον de φρύσσω, dessécher, torréfier ; morceau de bois sec, sarment coupé.
3
Au lieu de ἐκ, lire ἀπό τῆς θέρμης  ; et peut-être le terme hapax διεξελθοῦσα doit-il être préféré à ἐξελθοῦσα .
4
Πιμπράω ou πίμπρημι, brûler ; enfler par suite d'une inflammation. ἅπ .
1
Ὀῖ Τυνδάρεω παῖδες ...σωτῆρες καὶ οὖτοι νεῶν καὶ ἀνθρώπων εἰσὶ ναυτιλλομένων . (Pausanias, IV, 1, 9.)
2
Voir Piper, Mythol. und Symbol, der Christl. Kunst., II, S. 415, 416.
3
Odes, I, 12, v. 27, 28.
4
Sur δευτεραῖος, comparez τεταρταῖος, Jean 11.39.
5
Breusing, p. 85, cite un intéressant passage de Sénèque relatif à l'arrivée de ces vaisseaux.
6
Ewald lit : ἑπιμείνατες et traduit : « Nous fûmes réconfortés, ayant passé sept jours vers eux. » Cette leçon est moins appuyée ; adoptée pourtant par Blass.
1
Proprement : général d'armée ; puis : commandant d'une légion. Ici : chef des gardes prétoriennes, chargé spécialement des prisonniers traduits devant le tribunal impérial ; comparez Luc 21.20 le terme στρατόπεδον . Ramsay (p. 348) traduit « princeps peregrinarum, » et voit ici le commandant d'une troupe incessamment en marche entre Rome et les .armées des provinces, spécialement pour des fonctions de police.
2
Remarquez le οὐδὲν ἐναντίον ποιήσας en tête de l'allocution, avant le δέσμιος .
3
Υμᾶς est ainsi le régime de trois verbes.
4
Περίκειμαι avec l'accusatif comme Hébreux 5.2.

CONCLUSION

§ 1.
Auteur du livre des Actes
§ 2.
Les sources
§ 3.
La date
§ 4.
Le texte
§ 5.
Les miracles
Arrivés au terme de notre livre, nous ne pouvons refuser à l'auteur, quel qu'il soit d'ailleurs, une façon intéressante de raconter, parfois même un art consommé dans la manière de grouper ses récits. Il y a plus. Il est resté fidèle jusqu'au bout au programme dont il avait d'emblée tracé les lignes. Il a montré Jésus continuant du haut du ciel l'œuvre commencée par lui durant son ministère terrestre, et se servant pour cela de ses apôtres à Jérusalem, en Judée, dans la Samarie, jusqu'aux extrémités de la terre. Ainsi l'annonçait le huitième verset de notre premier chapitre. L'écrivain ne s'était proposé ni philosophie, ni dogmatique. Il a voulu faire de l'histoire, il en a fait. Et si, parfois, cette histoire est devenue une apologie, c'est nous, lecteurs du dix-neuvième siècle, qui tirons cette conclusion pour les besoins de notre cause. Le narrateur avait un but essentiellement objectif ; il ne démontre pas, il se contente de montrer. A quoi bon une apologie pour un chrétien convaincu tel que paraît l'avoir été Théophile, premier destinataire de ce livre ?

La valeur historique de cet ouvrage ressort avec force d'une comparaison avec des écrits plus ou moins analogues des trois premiers siècles de notre ère. Mettons-le, par exemple, en parallèle avec les « actes de Paul et de Thécla, » avec les « actes de Pierre » ou d'autres apôtres, ou encore avec l'indigeste fatras déposé dans les « Recognitions » et les « Homélies clémentines. » A moins d'être conduit par un esprit très prévenu, il est impossible de ne pas reconnaître la supériorité considérable de nos « Actes » canoniques. Etablissons même une comparaison avec Josèphe. Nous n'avons point, au cours de notre étude, nié la valeur de ses renseignements ; très souvent nous en avons fait usage. Plus d'une fois, cependant, nous avons dû donner la préférence à ceux des Actes. Rappelons, par exemple, les récits de la mort d'Hérode. Même si les difficultés relatives à Theudas, et dont nous n'avons point fait mystère, devaient se résoudre en admettant une erreur dans le discours de Gamaliel, encore n'en résulterait-il pas un doute sérieux contre l'autorité des « Actes » dans leur ensemble. Rapporter fidèlement un discours dans lequel une faute a pu se glisser, ce n'est pas nécessairement endosser la responsabilité de cette faute.

Nous ne saurions nous contenter, toutefois, de ces résultats généraux. L'heure est venue d'aborder les questions spécialement critiques soulevées par le livre, et laissées à dessein de côté par le Commentaire. Elles se concentrent, comme toujours, autour des deux grands problèmes de l'authenticité et de l'intégrité, et, pour tâcher d'être complet, j'examinerai successivement les points suivants :

  1. l'auteur ;
  2. les sources ;
  3. la date ;
  4. la conservation du texte ;
  5. la crédibilité à propos des récits de miracles.
Aux ouvrages indiqués déjà au cours de l'exégèse, je tiens à ajouter encore :
  • Friedr. Spitta, Die Apostelgeschichte, ihre Quellen und deren geschichtlicher Wert, Halle, 1891.
  • Rudolf Steck, Der Galaterbrief, Berlin, 1888.
  • D. Bernhard Weiss, Die Apostelgeschichte ; textkritische Untersuchungen und Textherstellung, Leipzig, 1893.
  • Howson, D. D., Dean of Ghester, The Evidential Value of the Acts of the Apostles (Bohlen Lectures), London, 1880.
  • Un très remarquable article de A. G. Headlam, dans Hasting's Dictionary of the Bible, Edinburgh, 1898 (tome I, Acts of the Apostles).

§ 1. Auteur du livre des Actes

Une tradition, probablement aussi ancienne que ce livre lui-même, l'attribue à Luc, le compagnon et l'ami de Paul, l'auteur du troisième évangile. Et cette tradition, on ne peut en disconvenir, a pour elle les premiers mots des Actes : « J'ai composé mon premier ouvrage, ô Théophile ! au sujet de toutes les choses que Jésus a commencé de faire et d'enseigner.... »

L'auteur qui parle ainsi a donc composé déjà un livre relatant le ministère terrestre de Jésus, de ses débuts jusqu'à l'Ascension, et il l'a adressé à un nommé Théophile. Y a-t-il, dans le recueil du Nouveau Testament, un livre répondant à ces conditions ? Assurément, et ce livre c'est le troisième évangile. Si donc Luc est l'auteur de cet évangile, il l'est aussi des « Actes. » La conclusion paraît inévitable. Y a-t-il, pour la repousser, des raisons décisives ?

Il n'y en a pas dans la Patristique des trois premiers siècles, c'est-à-dire, ne l'oublions pas, dans toute la série des témoins les plus rapprochés de l'apparition de notre ouvrage, à commencer par Irénée (par exemple Hæres., I, 23). La critique moderne, en revanche, déclare impossible d'attribuer à Luc plusieurs parties ou même la presque totalité de notre livre. Il est, aux yeux de Baur, une peinture de fantaisie, composée au second siècle dans un intérêt essentiellement apologétique. L'école de Tubingue, entrée dans la voie ouverte par son chef, l'a dérivée cependant en divers sentiers secondaires, mais toujours avec cette pensée fondamentale : les faits ont été arrangés et présentés en vue d'un système. Tantôt il s'agissait de montrer à tout prix en Pierre et en Paul deux apôtres à peu près identiques, doués des mêmes facultés, revêtus des mêmes dons. Tantôt l'auteur anonyme aurait été constamment conduit par une tendance irénique, ramenant tous ses récits à démontrer l'accord final établi entre Paul et le collège des Douze.

Ces divers travaux, je me garderai d'en disconvenir, nous ont rendu de très grands services. Appuyés d'une érudition considérable, conduits avec une logique serrée, ils ont contribué -- le voulant ou non -- à établir l'habileté et même l'unité de la composition du livre des Actes. Ils ont attribué à un écrivain quelconque du second siècle une fermeté de vue, une maîtrise de plume, une possession de son sujet qu'on s'étonnera d'autant plus de rencontrer chez un inconnu, que ces mêmes qualités ressortent très évidemment chez l'auteur du troisième évangile. Mais tâchons de nous débarrasser des idées préconçues. Revenons tout simplement au texte lui-même. Nous a-t-il jamais présenté des preuves certaines de ces tendances, découvertes par Baur et par ses disciples ? Pour y surprendre le but proclamé par l'école de Tubingue, ne faut-il pas commencer par l'y placer ? Et la critique négative ne mérite-t-elle point de s'entendre appliquer le dicton jadis formulé contre l'ultra-orthodoxie :

Hic liber est in quo sua quærit dogmata quisque,
Invenit et pariter dogmata quisque sua ?
Les travaux les plus récents, au surplus, se séparent déjà de ce point de vue. Ils commencent à renoncer à l'écrit « tendanciel, » et ils y substituent l'écrit « en mosaïque, » fabriqué à l'aide d'un nombre considérable de morceaux variés, dont un historien, toujours anonyme, aurait fait une couverture bigarrée.

Mais voyons, cet écrivain est-il tellement inconnu ? Est-il absolument impossible de découvrir son nom et d'accorder créance à la tradition ecclésiastique ?





Une étude comparée du texte des Actes et de celui du troisième évangile révèle, si elle est impartialement conduite, de frappantes ressemblances de langage entre ces deux livres. Tantôt, d'une manière générale, même manière d'écrire et de décrire, toujours avec sobriété, mais en faisant revivre la scène. Tantôt, similitude de tournures et d'expressions, parfois de termes rares qu'on ne retrouve guère dans le reste du Nouveau Testament. Tantôt encore, allusion à des faits ou à des tableaux, ou à des paroles, dont la place est bien notée dans le troisième évangile, mais pas dans les autres.

J'ai compté plus de soixante cas de ce genre ; il serait facile de vérifier. Et ces coïncidences ne se concentrent pas dans un petit nombre de pages pour faire défaut dans les autres. Non, elles sont réparties dans tout l'ensemble du livre des Actes. Dans deux chapitres seulement, le 14 et le 25, je n'en ai pas constaté de bien certaines ; même dans le 27, où le récit d'un voyage maritime et d'un naufrage semble bien en dehors des narrations ordinaires de Lue, nous pouvons noter au moins deux analogies. Cette remarque est importante. Ne donne-t-elle pas à connaître un auteur unique, en possession, sans doute, d'un vocabulaire assez riche, mais accoutumé aussi à certaines formes de style auxquelles il ne renonce pas volontiers ? Bornons-nous, pour abréger, à quelques exemples seulement.

Le ὅν τρόπον, mis dans la bouche des deux anges au moment de l'Ascension (Actes 1.11), est employé par Jésus, Luc 13.34, avec le même sens.

L'expression en quelque sorte technique τῶν ἀπ’ αἰωνος, prononcée par Pierre devant le peuple (Actes 3.21) l'avait été par Zacharie dans son cantique (Luc 1.70).

Le même apôtre demande à Ananias : τὶ ὅτι ἔθου ἐν τῇ καρδιᾷ σου (Actes 5.4). Jésus dit à ses disciples : Θέσθε είς τάς καρδίας ὑμῶν . (Luc 21.14)

Les termes ὀχλούμενοι, ζωογονέω, ἐκδίκησις peu fréquents, mais employés Actes 5.16 ; 8.19,24, se présentent avec le même sens Luc 6.18 ; 17.33 ; 18.7.

Le substantif βάτος est de deux genres. Marc 12.26 le prend au masculin ; mais Luc 20.37 l'écrit au féminin, et il en est de même Actes 7.35.

Au lieu du mot ordinaire παραλύτικος pour désigner les paralytiques, Luc 5.18,24 se sert de παραλελύμενος, paralysé ; ainsi fait Actes 8.7.

Employant un hébraïsme bien connu, Luc écrit, 20.12, προσέθετο πέμψαι et nous lisons Actes 12.3 προσέθετο συλλαβεῖν .

Comment le ἀπὸ τῆς χαρᾶς désignant la joie qui empêche la servante d'ouvrir à Pierre (Actes 12.14), ne rappellerait-il pas la même expression désignant la joie qui empêche les apôtres de reconnaître Jésus ? (Luc 24.41) Et le Διϊσχυρίζομαι, au verset suivant, est le verbe même de Luc 22.59, avec le même sens.

Le κατὰ τὸ εἰωθὸς désigne pour Paul, comme pour Jésus, l'habitude constante d'entrer au jour du sabbat dans la synagogue. (Actes 17.2 ; Luc 6.16)

Le Βάπτιζειν βάπτισμα se rencontre Actes 19.4 comme Luc 7.29. -- Actes 20.31 emploie comme Luc 2.37 l'expression particulièrement hébraïque νύκτα καὶ ἡμέραν -- La parole adressée à Paul : κατηχήθησαν περὶ σοῦ (Actes 21.21) a la même acception que celle de Luc à Théophile : ὧν κατηχήθης λόγων (Luc 1.4). -- Paul exhorte Agrippa (Actes 26.20) à faire des œuvres, et le Baptiste exhortait la foule à porter des fruits, ἀξίους τῆς μετανοίας (Luc 3.8)

Voilà pour les ressemblances verbales, et nous en passons beaucoup. Indiquons quelques analogies et quelques allusions.

Les premiers disciples, réunis en prières, rappellent que, dans la ville même de Jérusalem, les chefs du peuple se sont associés contre Jésus. (Actes 4.27) Seul de nos évangiles, le troisième raconte qu'Hérode et Pilate, naguère brouillés, se sont réconciliés dans leur commune inimitié contre le Christ. (Luc 23.6-12)

Etienne mourant prononce, avec de légères modifications, deux paroles de Jésus sur la croix. (Actes 7.59-60) Ces deux paroles sont rapportées seulement dans le troisième évangile. (Luc 23.34,46)

La fête de Pâque est désignée par le nom des azymes dans Actes 12.3. Elle est indiquée de la même façon Luc 22.1.

Tandis qu'à Philippes, Lydie, la marchande de pourpre, écoute les enseignements du missionnaire, le Seigneur lui « ouvre le cœur » afin de la rendre encore plus attentive. Bientôt elle « contraint » l'apôtre et ses compagnons à entrer chez elle pour y recevoir l'hospitalité. (Actes 16.14-15) Au soir de sa résurrection, Jésus a dû « ouvrir l'esprit » des deux disciples d'Emmaüs pour leur faire comprendre les Ecritures, et bien vite ils ont « contraint » l'inconnu à entrer avec eux dans la maison ; Luc seul nous raconte cet épisode1. (Luc 24.45,29)

Des linges pris sur le corps de Paul et déposés sur des malades ont suffi pour guérir ceux-ci. (Actes 19.12) Il a suffi à la femme atteinte d'une perte de sang de toucher le bord du vêtement de Jésus pour être immédiatement délivrée. (Luc 8.44)

L'auteur du livre des Actes caractérise les sadducéens comme des Juifs qui nient la résurrection, les anges et les esprits (Actes 23.8). L'auteur du troisième évangile les appelle des « gens qui disent qu'il n'y a point de résurrection. » (Luc 20.27.)

Pour désigner l'insuffisance de Beaux-Ports en vue d'un hivernage, le narrateur emploie le terme ἀνέυθετος . Ce mot ne se retrouve plus dans le Nouveau Testament. Mais, pour désigner un homme impropre au royaume de Dieu, Jésus emploie ce même adjectif en quelque sorte décomposé οὐδεὶς ...ἔυθετος . (Luc 9.62 ; comparez Actes 27.12.)

Arrêtons-nous à ces exemples ; il est facile d'en citer beaucoup plus. Des rapprochements pareils ne portent-ils pas à donner aux deux livres un seul et même auteur ?

La fameuse question des morceaux en nous a joué dès longtemps et mérite de jouer un rôle de première importance, dans les discussions relatives à l'authenticité des Actes. Que sont ces morceaux ?

A quatre reprises, au cours du récit, l'écrivain passe brusquement de la troisième personne du singulier ou du pluriel à la première du pluriel, et le nous substitué au il se maintient pendant un temps plus ou moins long-. Il y a quatre fragments dans ces conditions, savoir : 16.10-17 ; 20.5-15 ; 21.1-18 ; ch. 27 à 28.16, et ce sont toujours des narrations détaillées de voyages. Impossible de n'en pas conclure : l'auteur est lui-même au nombre des voyageurs, il raconte des événements dont il a été le témoin et en partie l'acteur. S'il ne se nomme pas, c'est qu'il écrit à Théophile qui le connaît parfaitement. Donc il s'agit de Luc et il ne peut pas s'agir d'un autre.

Non, a-t-on répondu. Ces fragments sont empruntés à un journal de voyage, et le rédacteur de notre livre les aura tout simplement insérés, sans prendre la peine d'en modifier la forme. -- C'est prêter bien de la maladresse et de la légèreté à un historien dont nous avons maintes fois admiré la sûreté et l'habileté. Mais encore, à quelle plume devons-nous cette intéressante chronique ? Serait-il impossible d'en découvrir l'auteur, puisque, dit-on, ce ne peut pas être Luc ?

On en a nommé deux, Timothée et Silas. Mais il faut avoir bien des bandeaux sur les yeux pour maintenir ces prétendues découvertes. Au chapitre 20, verset 4, le narrateur montre Timothée et quelques autres frères dans la société de Paul ; puis il continue, verset 5 : « Ceux-ci étant partis les premiers, nous attendirent à Troas. » Si Timothée a écrit les « morceaux en nous, » ces deux versets signifient : Timothée et les autres étant partis en avant allèrent attendre Timothée ! Quant à faire porter le οὗτοι δὲ du verset 5 uniquement sur Tychique et Trophime du verset 4, c'est pure fantaisie. -- Nous avions dû présenter cette remarque au cours du Commentaire ; en voici d'autres. Timothée accompagne déjà Paul de Lystre à Troas (16.1-9) ; pourquoi le récit n'est-il pas déjà à la première personne ? Ce jeune disciple est encore avec son maître à Thessalonique et à Bérée (17.14). Il le rejoint à Corinthe. Pourquoi le récit n'est-il plus à la première personne ? Et pourquoi reprend-elle au chapitre 27, où Timothée n'est plus nommé aux côtés de Paul ? La plupart de ces observations peuvent être appliquées à Silas. Pourquoi, en particulier, si ce disciple a composé les « morceaux en nous, » a-t-il écrit 17.4 : « Quelques-uns d'entre eux furent donnés en héritage à Paul et à Silas ? » Pourquoi les versets où Silas apparaît pour la première fois aux côtés de l'apôtre, en l'accompagnant de Jérusalem à Antioche, font-ils constamment usage de la troisième personne ? (15.30-35)

Un passage curieux du codex Bezæ nous présente, à une date fort antérieure à celle du chapitre 16, un cinquième fragment, très court il est vrai, où la première personne du pluriel est employée par notre historien. Nous le lisons 11.27-28, au moment de l'arrivée d'Agabus dans Antioche : « Des prophètes descendirent de Jérusalem à Antioche, mais il y eut grande allégresse. Mais comme nous étions réunis, un d'eux nommé Agabus, dit en faisant signe. » Je marque en italiques les mots ajoutés par D2. Ce « nous étions réunis » aurait assurément un grand intérêt, en montrant l'auteur lui-même faisant partie de l'Eglise d'Antioche au moment de l'arrivée d'Agabus. Cela confirmerait fortement la tradition suivant laquelle Luc le médecin était un Antiochénien, ainsi que son ami Théophile. Cela contribuerait enfin à expliquer la vie et la fraîcheur toutes particulières avec lesquelles l'établissement de la première communauté chrétienne dans la capitale de la Syrie est raconté par le livre des Actes. Les nombreuses additions de D ne peuvent pas toutes, je le sais, être tenues pour authentiques. D'autre part, les déclarer toutes sans valeur serait un jugement très précipité. Celle dont nous venons de parler pourrait bien exprimer l'opinion de l'Eglise du sixième siècle quant à l'authenticité des Actes.

Un fait demeure certain, et les attaques de la critique négative n'en ont point ébranlé l'autorité. L'auteur de notre livre est un écrivain très consciencieux et très bien renseigné. Avant d'écrire, il a pris la peine de s'informer ; or ses informations sont d'accord avec les données de l'histoire profane. Nous avons eu l'occasion d'en relever maintes preuves au cours du Commentaire. Si le terrain nous a paru plus solide et plus étudié dans la seconde moitié des « Actes » que dans la première, nous ne nous étonnerons pas ; le narrateur pouvait alors souvent écrire comme un témoin et comme un acteur. Mais nous protestons contre la théorie qui fait des douze premiers chapitres une collection de récits mal liés et en partie apocryphes, indigne de l'auteur du troisième évangile. Bornons-nous à deux exemples.

La peinture de la première Eglise, dans Jérusalem, est, dit-on, de pure imagination. Le fragment 1.12 à 5.42 reflète une époque de beaucoup postérieure, et ne saurait avoir été composé avant le milieu du deuxième siècle. -- Pourquoi ? Nous y voyons le Seigneur Jésus appelé le Nazaréen (2.22 ; 3.6 ; 4.10) ou encore « l'enfant de Dieu » παῖς θεοῦ, 3.13,26 ; 4.27,30). Fort bien. Mais le premier de ces deux titres apparaît précisément dans les évangiles ; le second se retrouve seulement encore dans la « Didachê » et nulle part ailleurs ; ni l'un ni l'autre ne trahissent une date tardive. L'universalisme prêché dans les évangiles demeure en germe dans ces premiers chapitres des Actes. Le point de vue dominant quant à la question du salut des païens n'a guère dépassé celui des anciens prophètes. L'eschatologie en est encore à ses débuts, et n'a pas atteint les développements où les épîtres de Paul la conduiront.

L'organisation ecclésiastique est rudimentaire ; ce n'est point celle du second siècle, pas même de la fin du premier. Les chrétiens restent en majorité des Juifs fidèles et dévots. Ils commencent à peine à se rendre compte de la séparation d'avec le judaïsme, où leur foi nouvelle les conduira nécessairement un jour.... Un écrivain de l'an 150 aurait-il composé un tableau de cette nature ? N'aurait-il laissé percer aucune trace des circonstances dont il était le témoin ? L'anonyme prétendu aurait-il été doué d'une imagination assez supérieure pour décrire non ce qu'il voyait, mais ce qu'il n'avait jamais vu ?

Les discours, continue-t-on, ont été arrangés manifestement par l'historien. Ni Pierre, ni Etienne, ni Paul n'ont parlé comme le livre des Actes les fait parler. -- Entendons-nous. Nul ne prétend, je crois, trouver dans ces discours exactement toutes les paroles prononcées par les orateurs. Non seulement ils ont été abrégés (nous l'avons observé déjà), mais ils portent la marque évidente et comme l'empreinte personnelle de l'écrivain. C'est incontestable. Nous demandons seulement : aurait-il pu en être autrement ? Nous vient-il à l'esprit de chercher dans les harangues de Thucydide et de Tite-Live la reproduction rigoureusement exacte, et comme stéréotypée, de toutes les phrases de leurs héros ? Soutiendrons-nous que Napoléon ait toujours exactement prononcé tous les mots que Thiers met dans sa bouche ? Je ne le pense pas ; et je n'ai pas appris cependant qu'on appliquât à Thiers, ni à Tite-Live, ni à Thucydide l'épithète de « faussaires. » Une observation, en revanche, me paraît avoir tous les caractères de la certitude : c'est qu'un auteur du second siècle, anxieux de donner à ses lecteurs un produit littéraire ou rhétorique, ne nous eût pas conservé les trois récits de la conversion de Saul de Tarse avec les variantes dont ils ne sont pas dépouillés.

Il faut conclure. Et ma conclusion, sans aucun parti pris, sans autre recherche que celle de la vérité, sans autre influence que celle de la plus grande probabilité, consiste à nommer, comme auteur des Actes, Luc, l'écrivain du troisième évangile. Résumer ici ce que nous savons de sa vie et de sa personne m'entraînerait trop loin. Il me suffira de renvoyer aux excellentes pages de M. le professeur F. Godet, dans le premier volume de son commentaire sur saint Luc.

§ 2. Les sources

Tout historien qui se respecte et qui respecte ses lecteurs se met en quête, avant d'écrire, de sources aussi nombreuses et aussi sûres que possible. Il les classe ensuite, les contrôle les unes par les autres et en fait passer la substance dans son ouvrage. Il n'est pas malaisé de surprendre ce travail dans la composition du troisième évangile. Le retrouvons-nous également dans les Actes, et pouvons-nous y reconnaître au moins les principales sources dont l'auteur a dû se servir ?

La question a été prise, dans la seconde moitié de ce siècle, en sérieuse considération. Elle a donné naissance à d'importantes études, dont l'une des plus soignées est peut-être celle de Fr. Spitta. Voici les résultats auxquels cet écrivain est arrivé.

Deux sources, dit-il, sont à la base du livre des Actes et courent parallèlement l'une à l'autre, du premier au dernier chapitre. La première, désignée par la lettre A, dérive déjà du troisième évangile ; c'est de beaucoup la plus digne de confiance, la plus véritablement historique. Elle forme à peu près les deux tiers du livre. La seconde, notée B, doit être l'œuvre d'un judéo-chrétien. Elle a une prédilection marquée pour les éléments miraculeux ; elle fait preuve d'un moindre sens historique ; elle n'est sûre ni au point de vue chronologique, ni dans le choix des récits auxquels elle s'est attachée.

En face de ces deux documents écrits, un rédacteur, R, a poursuivi son travail, puisant tour à tour dans A et dans B, corrigeant quelquefois, ajoutant du sien, tantôt avec bonheur, tantôt aussi d'une façon passablement maladroite. Un ou deux exemples nous feront connaître le procédé.

Dans la description de la première Eglise de Jérusalem et à propos de la communauté des biens, 4.32 et suivants, les versets 32 et 33 appartiennent à la source A ; tout le fragment 4.34 à 5.11 provient de la source B ; puis A reprend à 5.12. Et la preuve de cet arrangement, c'est l'opposition, ou bien la répétition inconsciente, entre le verset 32 : « Nul ne disait que ses biens fussent à lui en particulier, » et le verset 34 : « Les propriétaires de terres et de maisons les vendaient. » R aura sans doute eu deux documents devant lui ; ne sachant pas les concilier, il les aura tout simplement placés bout à bout.

Au chapitre 13, pour décrire la scène survenue après la prédication de Paul à Antioche de Pisidie, nous avons mieux encore. Le verset 42 appartient sans conteste à B, mais le 43 provient d'A et présente seul la vraie conclusion de la scène. Puis B recommence au verset 44 et continue jusqu'à la fin du chapitre ; seulement R prend la liberté de retravailler cette fin, et peut-être même faut-il lui attribuer la rédaction du verset 42. Ailleurs, le rédacteur a commis des bévues et des inadvertances. Il n'aurait pas dû, affirme Spitta, faire prononcer devant le sanhédrin le long discours d'Etienne. Sa place était tout indiquée après 6.12. C'est devant le peuple que le diacre a parlé, et cela seul explique le mouvement populaire auquel il a succombé. -- R a inséré l'évangélisation accomplie par Philippe avant la conversion de Saul de Tarse. Historiquement, les deux faits se sont succédé en sens inverse ; mais le rédacteur a voulu raconter sans les séparer les souvenirs relatifs aux deux premiers diacres. -- L'histoire de la conférence de Jérusalem, empruntée à B, a été intercalée à faux ; tout le fragment 15.1-33 devait venir avant le premier voyage missionnaire de Paul ; R l'a déposé « à la première place venue. » (p. 183.)

Ces explications de Spitta témoignent, convenons-en, d'une modération et d'une retenue dont il faut lui savoir gré, en présence des véritables fantaisies auxquelles d'autres critiques se sont abandonnés. L'un d'eux, Clemen si je ne me trompe, n'a-t-il pas eu la rare fortune de découvrir dix sources différentes du livre des Actes et d'en fixer les noms indubitables : première prédication chrétienne ; première histoire de l'Eglise ; histoire des Hellénistes ; histoire de Pierre ; histoire de Paul, renfermant son itinéraire ; un rédacteur indépendant ; un rédacteur judaïsant ; un rédacteur antijudaïsant !...En vérité je répéterai le jugement de Headlam : « Exposer ces théories, c'est les condamner. »





Suivre pas à pas ces travaux, dont je ne conteste assurément ni l'érudition ni l'habileté, nous ramènerait en pleine exégèse. Je ne puis me défendre, cependant, de quelques remarques générales. Elles expliqueront pourquoi je ne saurais me ranger à la méthode adoptée par Spitta.

Je laisse de côté les contradictions, reconnues d'ailleurs par lui, entre ses principes et ceux de R. S teck. Ce dernier théologien est disposé à donner la préférence, au point de vue historique, aux récits des Actes sur ceux de l'épître aux Galates. Spitta soutiendrait plutôt le contraire, et nous pourrions déjà, avant de passer plus avant, demander à la critique de vouloir bien se mettre d'accord avec elle-même. Mais nous avons quelques observations ou questions plus directes à lui présenter.

Il y a certainement du mérite, et il y a aussi un avantage à étudier les textes au microscope, comme le font Spitta et son école. Toutefois, il y a aussi un gros inconvénient. A trop examiner les arbres, on oublie parfois la forêt ; à trop scruter les mots et les phrases, on perd de vue le livre. Encore si l'on avait constamment pour ces mots un respect scrupuleux ! Malheureusement ce n'est pas toujours le cas. Lorsqu'ils gênent le système adopté, on les supprime, on les modifie, on les change de place. On obtient de la sorte un sens limpide, sonnenklar, dit une fois Spitta, « clair comme le soleil. » Je crains que ce soleil-là n'ait plus de taches que de rayons. Renan appelait cette méthode : solliciter doucement les textes ; nous ne saurions admirer les découvertes auxquelles elle l'a conduit. Et je ne vois pas quel livre au monde résisterait à ce procédé, si l'on prenait la peine de le lui appliquer.

Demandons ensuite, nous en avons bien le droit, quelles preuves nous possédons que les auteurs du Nouveau Testament ont composé leurs ouvrages ainsi que le veut notre critique. Voici donc le rédacteur des Actes. Il a devant lui deux documents écrits principaux ; peut-être quelques accessoires. Il puise (j'allais dire : il pique) tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre ; revoit chacune de ses prises et parfois la corrige ; puis les ajoute les unes aux autres tant bien que mal -- plutôt mal que bien -- et nous offre de la sorte un ouvrage anonyme où régnera pourtant une certaine unité. M. Godet a parfaitement caractérisé cette sorte d'opération comme un travail de mosaïque ; et j'avoue, après avoir relu maintes fois, et non pas en courant, le livre des Actes, n'être pas encore parvenu à en surprendre la trace.

Ce n'est pas tout. Le rédacteur final doit avoir été, d'après le système de la mosaïque, assez peu doué du côté de l'intelligence. On ne manque pas de nous dire à maintes reprises : il n'a pas vu, il n'a pas compris, il n'a pas su faire, il s'est trompé, parfois même grossièrement. On le gratifie, en un mot, d'un nombre respectable de balourdises. La critique moderne en a heureusement retrouvé la trace, et nous les signale pour notre instruction. De bonne foi, est-ce probable ? Est-ce bien l'impression faite sur un lecteur non prévenu, je ne dis pas seulement par la lecture, mais par l'étude du livre des Actes ?

L'avouerai-je ? Spitta et ses collègues me paraissent hantés par un besoin et par une crainte également regrettables : le besoin de compliquer les questions, la crainte des solutions simples. Oh ! je sais bien qu'on tremble devant la qualification de simpliste, lorsqu'on représente la science. Je sais que certains théologiens se croiraient déchus s'ils étaient compris de tout le monde. Mais je n'en suis pas moins persuadé que le désir d'être à la portée de tous animait les écrivains du Nouveau Testament, et que le bon moyen de les comprendre ce n'est pas de les disséquer, de les couper en petits morceaux, et de recoudre ensuite ces débris dans un ordre nouveau.

Revenons donc, sans sortir des textes, à la question des sources dont Luc a pu se servir.

Son livre, à ce point de vue, se partage en deux portions à peu près égales et passablement distinctes. La seconde moitié est mieux ordonnée, plus solide et d'une meilleure venue que la première. Nous en faisons l'aveu d'autant plus volontiers, que nous trouvons précisément dans cette seconde partie l'acteur et le témoin, Luc, le compagnon de Paul. Missionnaire lui-même, il a puisé en outre dans ses entretiens avec le grand missionnaire des Gentils assez de renseignements pour écrire des récits bien documentés. Si sa participation personnelle à la mission commence au chapitre 16 seulement, les souvenirs très vivants et très nets de Paul ont suffi pour lui faire écrire d'une plume encore sûre d'elle-même les chapitres 13 à 15. Les discours dont cette seconde partie des Actes est semée ont été prononcés surtout par Paul. L'apôtre en aura fourni la matière à son ami ; des documents écrits, des notes, dirions-nous en langage moderne, ont pu lui en transmettre partiellement la forme.

Remontons aux chapitres 1 à 12. Dans l'époque, embrassée par eux nous rencontrons trois témoins principaux, à l'autorité desquels Luc a certainement pu recourir : Marc, Philippe et Barnabas.

Jean, surnommé Marc, paraît être resté à Jérusalem jusqu'à son départ avec l'apôtre pour le premier voyage missionnaire. Chrétien, fils d'une chrétienne, il a dû être au courant de tous les événements importants accomplis dans l'Eglise de Jérusalem, de l'Ascension à la mort de Jacques et à la délivrance de Pierre. (ch. 12) Or il n'a pas été seulement un compagnon de Paul ; il l'a été aussi de Luc. L'apôtre, écrivant aux Colossiens, les salue à la fois au nom de Luc et au nom de Marc, alors auprès de lui dans sa prison. (Colossiens 4.10,14) Il en est de même quand il écrit à Philémon. (Vers. 24.) Est-ce une hypothèse bien hardie et bien invraisemblable que d'admettre de nombreux entretiens entre ces deux serviteurs de Dieu, et de faire jaillir de ces conversations une des sources de la première moitié des Actes ?

Le diacre Philippe est un des acteurs principaux dans tout le chapitre 8. Il a été pendant quelques jours, même pendant plusieurs (21.8-10), l'hôte de l'apôtre revenant avec Luc de son troisième voyage. Serait-il trop audacieux d'attribuer à ce séjour l'origine du chapitre 8, et peut-être de quelques détails relatifs aux diacres en général ?

Barnabas, enfin, a passé dans Antioche un temps prolongé. Si nos suppositions précédentes sont exactes, il est impossible qu'il n'y ait pas rencontré Luc, et non moins impossible qu'ils ne se soient pas maintes fois entretenus des circonstances, de l'Eglise de Jérusalem auxquelles Barnabas avait été si étroitement mêlé.

Ces trois sources, on le voit, sont essentiellement orales. En les rapprochant les unes des autres, l'auteur a pu être entraîné quelquefois à des répétitions, voire à des transpositions dans un ou deux cas de peu d'importance. Il a eu très probablement aussi à sa disposition des notes écrites qui lui ont permis de reconstituer les discours, entre autres celui d'Etienne. Enfin, je devrais dire surtout, il a été conduit dans le choix et dans l'ordonnance de ses matériaux par une source supérieure, dont j'aurais voulu entendre plus souvent sourdre les eaux dans le travail de Spitta ; et cette source c'est le Saint-Esprit. Jésus l'avait promis à ses disciples comme un guide bien instruit ; il devait leur remettre en mémoire toutes les leçons reçues du Maître. Ces leçons continuées, Luc nous les transmet dans le livre des Actes ; il nous en a avertis dès les premiers versets. Pourquoi le Saint-Esprit ne serait-il pas venu au secours de sa mémoire, en aide à son intelligence, pour lui apprendre à raconter, à discerner et à disposer ?...Vous faites de l'édification, nous dira-t-on. Ce n'est plus de la science !...Est-ce bien sûr ? Est-il vraiment scientifique, lorsqu'on étudie un livre, d'élaguer un des principaux éléments dont ce livre réclame et montre l'activité ? Ni la source A, ni la source B, ni le travail d'abeille exécuté par R ne sont prépondérants dans la composition des Actes. Ce livre est avant tout le livre du Saint-Esprit, et l'auteur a écrit, en se servant de tous ses documents, sous la direction de cet instituteur.

§ 3. La date

Nous avons sur ce point particulier des données moins nombreuses et moins sûres. Le débat, au reste, se circonscrit dans ces limites : le livre des Actes a-t-il été écrit avant ou après la ruine de Jérusalem ? Toute la critique de gauche répond : « Après, et même longtemps après. » Il faudrait néanmoins préciser ce « longtemps. » Si nous trouvons des citations nombreuses des Actes dans Irénée, dans la lettre des Eglises de Vienne et de Lyon1, dans Polycarpe, nous ne pouvons évidemment pas descendre jusqu'à la fin du second siècle. En fait, c'est à la seconde moitié du premier qu'il nous faut remonter ; les témoignages patristiques nous en donnent le droit, et nous revenons seulement à la question : la composition est-elle antérieure ou postérieure à l'an 70 ?

Ne discutons pas le passage 8.26. On l'a souvent avancé comme preuve d'une composition postérieure à la ruine de Jérusalem. Nous avons montré le peu de valeur de cette preuve. L'ange n'indique point à Philippe Gaza la déserte, mais bien la route déserte conduisant de Jérusalem à Gaza. -- L'absence de toute allusion positive à la terrible catastrophe de l'an 70 peut devenir un argument plus sérieux ; elle a été exploitée dans deux sens différents. Certainement, disent les uns, Luc a composé son livre avant la victoire de Titus, avant même les débuts du siège ; à coup sûr, répliquent les autres, l'auteur a écrit beaucoup plus tard, à une époque où les souvenirs de cette lutte formidable n'étaient plus aussi vivants.

A ne juger que d'un point de vue tout théorique, les deux réponses paraissent admissibles. La seconde, cependant, présente moins de probabilité. Il restera toujours extraordinaire qu'un auteur aussi intelligent, aussi bien informé que Luc l'était, n'ait rien dit d'un événement capital comme la ruine de Jérusalem. On ne comprendrait pas mieux le silence des Actes sur les destinées ultérieures de Paul, brusquement abandonné par l'historien dans la prison de Rome. L'hypothèse d'un livre postérieur, le troisième écrit par lui, où Luc aurait repris la série des récits interrompus de la sorte, ne lève point toutes les difficultés. D'abord parce que c'est et ce sera toujours une simple hypothèse ; ensuite parce qu'elle n'explique point l'absence dans notre livre de toute mention des derniers moments de Paul. Il eût été si facile à Luc, s'il a commencé un troisième ouvrage, de compléter son deuxième par une notice, même très courte, racontant la mort de son ami.

Sans descendre jusque vers la fin du premier siècle, le Dr Ramsay croit pouvoir placer la composition des Actes aux environs de l'an 80. Le passage Luc 3.1-2 dénoterait, suivant lui, une époque où Titus ne partageait plus le trône impérial avec un autre souverain. Le troisième évangile, dès lors, aurait reçu sa dernière touche entre 79 et 81 ; le livre des Actes suivrait à très peu de distance. Nous ne pouvons reproduire l'argumentation du savant commentateur. Mais comme il a la loyauté de ne point la presser outre mesure, et même d'en reconnaître le caractère incertain 2, nous ne l'accepterons pas mieux que la précédente. Elle nous paraît se heurter aux mêmes objections.

Nous voici donc ramenés à la supposition -- ce n'est pas autre chose, j'en conviens également -- d'une composition antérieure à l'an 70. Je ne sais voir, en fait, aucune raison décisive pour la reléguer plus tard. Plus Luc aurait attendu, moins il aurait eu d'occasions de se renseigner à bonne source. Les témoins oculaires et auriculaires disparaissaient les uns après les autres. La mémoire n'était pas infaillible. L'intérêt immédiat d'un disciple de Jésus-Christ et des apôtres n'était-il pas de rédiger le plus tôt, le plus complètement possible, des souvenirs personnels, associés à des renseignements divers, les uns oraux les autres écrits ? Les exigences de la prédication, les besoins croissants de la mission devaient pousser un auteur tel que Luc à composer sans tarder cette étonnante et bienfaisante histoire des premières missions évangéliques en Asie et en Europe. Il n'y avait rien à gagner en renvoyant ce travail ; il y avait peut-être beaucoup à perdre. Et si la fin en est abrupte, probablement incomplète, est-ce trop hasardé d'en chercher l'explication dans les circonstances extérieures où l'auteur se trouva soudain jeté ? La persécution de Néron avait éclaté ; les chrétiens étaient dispersés ; la guerre des Juifs devenait toujours plus active et même violente. Rassembler au plus vite ses mémoires et les écrire avant que cela ne fût plus possible, devait sembler une marche tout indiquée, et le travail fut probablement coupé par les événements politiques.

Nous ne croyons pas nous tromper en fixant la composition du livre des Actes entre 65 et 70. Quant au lieu de cette rédaction, nous ne saurions vraiment lequel indiquer.

§ 4. Le texte

Nous n'avons pas à nous plaindre de pauvreté pour la conservation du texte des Actes. Les manuscrits où nous le rencontrons sont nombreux, anciens, et plusieurs assez complets.

Dans le beau travail philologique auquel nous avons déjà fait plus d'un emprunt, Fr. Blass partage ces manuscrits en deux groupes. Il fait rentrer dans le premier, désigné par la lettre α, le sinaïticus, l'alexandrinus, le vaticanus et le codex d'Ephrem, en y rattachant aussi la traduction latine connue sous le nom de Vulgate. Le second groupe, β, est essentiellement caractérisé par le codex Bezæ ou cantabrigiensis (D), sur lequel nous aurons à revenir, et par la version syriaque dite philoxénienne. A ces deux importants documents s'en joignent deux autres, probablement du septième siècle, et tous les deux gréco-latins. Le codex laudianus (E), où manque le fragment 26.29-28.26, et le palimpseste de Fleury, appelé aussi codex regius ou floriacensis, édité à Paris en 1889 par S. Berger. Ce dernier manuscrit est fort incomplet ; mais Cyprien paraît s'en être servi lorsqu'il citait les Actes ; ce texte aurait dès lors pour nous la valeur d'une assez haute antiquité. Blass fait cas aussi d'un manuscrit latin du treizième siècle, aujourd'hui déposé à Stockholm et surnommé Gigas à cause de ses grandes dimensions.

Mais les particularités les plus frappantes à signaler dans ces divers documents sont assurément celles dont fourmille le manuscrit de Bèze ou de Cambridge (D). B. Weiss y a compté un total de 1600 variantes, en tenant note, cela va sans dire, même des plus insignifiantes. S'il manque de 290 versets, il renferme en revanche 410 additions, si nous le comparons au texte des plus anciens documents. Or, de ces additions, il y en a près de 100 qui méritent une certaine attention. Rarement elles modifient le sens d'une façon bien sensible. Souvent elles paraissent introduites par les besoins de la lecture publique dans le culte. Une péricope commençait d'une manière un peu trop brusque pour être bien comprise : D la fait précéder de quelques mots explicatifs. D'autres ont une portée un peu plus grande ; on dirait d'un commentaire, timide encore, écrit avec grand respect pour le texte primitif, et dans le seul désir de le rendre plus clair à tout lecteur. Il semble permis de discerner deux mains différentes dans la rédaction de ces remarques. L'une serait-elle la main de Luc lui-même, revoyant son ouvrage avant de le lancer dans la publicité, ou encore après qu'il a été mis déjà en circulation ??

Il est difficile de rien affirmer. La plupart des exégètes avouent leur hésitation à formuler un jugement définitif sur ces particularités très intéressantes. Je serais disposé, pour ma part, à y voir le reflet de la pensée de l'Eglise au sixième siècle (date du manuscrit de Cambridge) à propos du livre des Actes. Chrysostome s'était plaint de la négligence de ses contemporains à l'endroit de cette portion du Nouveau Testament ; on la lisait trop peu de son temps. Ses reproches ont-ils obtenu un changement favorable ? Les destinées de l'Eglise l'ont-ellès amenée à relire avec plus de soin cette histoire de ses origines ? Puis, en reprenant le livre oublié, y a-t-on trouvé maints passages obscurs qu'on a senti le besoin d'élucider ?...Hypothèses, pures hypothèses, je me hâte d'en convenir ; mais elles jetteraient peut-être quelque jour sur la très curieuse composition du manuscrit de Théodore de Bèze. En tout cas, il mérite une attention sérieuse. Si je n'avais craint de donner au présent volume des dimensions trop considérables, j'aurais essayé d'y insérer une traduction complète de ce document.

Notre conclusion pourrait s'arrêter ici, si nous n'étions pas tenu de revenir en peu de mots sur la crédibilité du livre des Actes à propos des récits miraculeux dont il abonde. Abordons pour finir cette question.

§ 5. Les miracles

Il est vrai : cet écrit nous présente en grand nombre des miracles, dont l'étrangeté surpasse à certains égards celle des autres prodiges racontés dans le Nouveau Testament. Guérisons de malades opérées par l'ombre de Pierre et par des linges et des tabliers appartenant à Paul ; délivrances d'apôtres prisonniers par des anges venant ouvrir la porte de leur cachot ; tremblement de terre faisant tomber des chaînes et ne déchirant pas les membres liés par elles ; mort subite de deux coupables à la parole de Pierre ; et puis visions, apparitions, paroles célestes entendues tout à coup...Evidemment, nous dit-on, c'est le domaine du merveilleux, et le livre où sont consignées de pareilles histoires ne mérite pas plus de créance que les légendes accumulées dans les biographies des saints. Entendons-nous. La science affirme l'impossibilité du miracle. « Il n'y en a pas, a dit sentencieusement Ernest Renan, car nul corps de savants n'a pu ni ne pourra en constater un seul. » Et toute l'école moderne de répéter à l'envi cette sentence triomphale.

Eh bien, admettons-en pour un instant la vérité. Il n'y a donc pas de miracles ; il n'y en a jamais eu ; si nous sommes des gens raisonnables, nous ne devons pas y croire. Ce verdict empêche-t-il que toute l'Eglise primitive n'ait cru à la possibilité et à la réalité du miracle ? Elle s'est, dites-vous, grossièrement trompée. Il se peut ; mais son erreur était celle de tout le monde, de Luc en particulier, et lorsque cet auteur a relaté des miracles, il était de parfaite bonne foi. Si donc vous vous courbez devant l'anathème lancé contre le prodige par la critique négative, encore n'en résulte-t-il pas pour vous le droit de voir dans le livre des Actes l'œuvre d'un faussaire, parce qu'il raconte, en les tenant pour vrais, des faits miraculeux.

Mais ne nous contentons pas de cette remarque générale. Ces faits, pris en eux-mêmes, sont-ils admissibles, ou doivent-ils être résolument rejetés dans le domaine du merveilleux ?

Peut-être, en prenant chacun d'eux à part au cours du Commentaire, ai-je trop cédé au désir d'expliquer. En face d'un miracle constaté par des témoins dignes de foi, que valent après tout nos explications, et quelles lumières pourraient-elles jeter sur le fait en lui-même ? Si nous érigeons nos lois, ou du moins ce que nous appelons de ce nom, en barrières infranchissables à Dieu comme aux hommes, alors évidemment il n'y a plus de miracles, ceux qui les racontent sont des hallucinés ou de malhonnêtes gens ; la critique négative a raison, et nos explications deviennent tout simplement ridicules. Si, au contraire, la loi suprême c'est la volonté du Dieu créateur, sa puissance dirigée par sa bonté, son amour associé à sa sainteté, le surnaturel non seulement est possible, mais il devient presque le naturel. Cette règle s'applique à nos Evangiles ; y a-t-il des raisons suffisantes pour ne pas l'appliquer au livre des Actes ?

Les miracles attribués aux apôtres sont-ils supérieurs en éclat à ceux dont Jésus fut l'auteur ? On l'affirme ; il faudrait le prouver. Mais parvint-on à l'établir sans conteste, encore n'y verrions-nous pas un motif de douter. Ce serait le pur et simple accomplissement d'une promesse du Maître : « Vous ferez les œuvres que je fais et vous en ferez même de plus grandes1. » Qu'on y prenne garde donc. Repousser les récits des Actes parce qu'ils attribueraient aux disciples une puissance excessive, ce n'est pas douter de saint Luc, c'est douter du Sauveur et affirmer qu'il s'est trompé.

On se réfugie dans la prétendue inutilité des miracles racontés par notre auteur : pur déploiement de forces, appel aux sens, moyen d'attirer l'admiration. Ici, les explications sont en place. Si nous arrivions sérieusement à démontrer qu'un seul de ces phénomènes n'avait pas sa raison d'être et qu'il peut être ramené à une manifestation de merveilleux, je serais disposé à l'abandonner. Mais la démonstration n'est pas encore faite, et je doute fort qu'elle le soit jamais. Même dans la prison de Philippes, dans ce tremblement de terre qui ouvre un cachot et ne blesse pas les prisonniers, je crois rencontrer l'éclat de la gloire de Dieu, précisément sous la forme où elle pouvait le mieux délivrer des croyants et sauver des païens.

On ne voit plus de miracles pareils !...Ceci ne serait pas un argument. Mais je doute, je doute beaucoup que cette phrase bruyante, lancée à tout propos, renferme un élément de vérité. Ouvrons un grand livre contemporain, en train de s'enrichir tous les jours de pages nouvelles et vraiment admirables, le livre de la mission. Si nous savons le lire, nous y rencontrerons constamment des phénomènes, des coïncidences, des délivrances, des miracles en un mot, à mettre en parallèle avec les plus étonnants dont nous trouvions la mention dans les vingt-huit chapitres des Actes.

Or les Actes sont par excellence le livre de la mission. Nous l'avons dit en commençant ; nous le répétons en finissant, et avec une conviction que l'étude a constamment accrue. Nous nous approprions sans hésiter la phrase de Howson au terme de ses conférences : « Il ne saurait y avoir aucun doute quant à l'esprit missionnaire qui traverse d'un bout à l'autre les Actes des apôtres2 -- Ce livre entier est l'accomplissement littéral de la parole du Christ au jour de l'Ascension : « Voici, je suis tous les jours avec vous. » Or là où est le Christ, là est le miracle, car « toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre3. »

Au moment de poser la plume, j'ai besoin de remercier de nombreux amis et collègues, qui m'ont aidé de leurs conseils, de leurs livres, de leurs sympathies aussi et de leurs prières.

Je remercie également de tout cœur les éditeurs de ce volume, MM. Georges Bridel et Cie. Leur complaisance et leurs soins ne se sont pas un instant démentis. Si le moindre succès est obtenu, il leur sera dû en bonne partie. Ensemble nous avons planté et arrosé. Dieu veuille donner l'accroissement !

     Octobre 1898.



1
Rappelons que pour nombre d'exégètes Luc fut lui-même un des disciples d'Emmaüs.
2
.... εἰς Ἀντίοχειαν, ἧν δὲ πολλὴ ἀγγαλλίασις, συνεστραμμένων δὲ ἡμῶνν ἕφη εἰς ἐξ ἀυτῶν ὀνόματι Ἄγαβος σημαίνων ...V. Blass, p. 3 et 137.
1
Comparez Eusèbe, Hist. eccl, V, I.
2
« We thus get a clue, though in itself an uncertain one, to suggest the date.... » (p. 387.)
1
Jean 14.12.
2
Page 148.
3
Ce volume était presque entièrement composé, quand j'ai eu la joie d'en retrouver la pensée dominante dans un article de M. le pasteur Hadorn, licencié en théologie, article publié à l'occasion du jubilé de M. le professeur von Orelli. « Le but du livre des Actes, dit M. Hadorn, ce n'est ni la politique pure, ni la politique ecclésiastique, ni l'histoire seule, ni la seule édification par le moyen de l'histoire. Ce but est, dans son essence, christologique. Luc a voulu raconter l'œuvre du Seigneur glorifié. » Et plus loin : « Le but de l'auteur a été d'écrire non une histoire de Paul, mais l'histoire de ce que Jésus a fait. » (Ans Schrift und Gesehichte, Basel, 1898, p. 289, 319.)